Le contexte de pandémie a renforcé les inégalités sociales et mis en lumière les défaillances de notre système de santé. Durant les différents confinements, les maisons médicales ont fait partie des rares lieux et services ouverts pour un public plus précarisé et fragilisé que jamais. Leur personnel s’est retrouvé en première ligne, confronté à des réalités et des besoins dépassant souvent leurs missions de base.
La crise du Covid aura révélé et accentué des inégalités déjà présentes dans la société. En effet, nombre de personnes ont perdu leurs revenus, n’arrivant plus à subvenir à leurs besoins essentiels, avec des répercussions sur la santé comprise au sens large. On pense aux sans-papiers et sans-abris, confinés dans la rue dans un espace public mortifère et répressif, et privé de leurs maigres ressources d’activités informelles. Mais aussi aux étudiants et aux indépendants ayant perdu leurs rentrées alors que leur loyer devait continuer à être versé. Le confinement a également produit une accentuation des violences familiales qui ont augmenté de 60 % selon les données de l’OMS datant d’avril 2020, aboutissant à une situation où près d’une femme sur trois dans le monde subissait la violence de son partenaire.
Fanny Dubois, secrétaire générale de la Fédération des maisons médicales (FMM), nous confie, en parlant des maisons médicales, que, « depuis nos petits laboratoires locaux, on a pu observer les effets de l’accroissement des inégalités sociales. Les répercussions en chaîne des pertes de revenus, de l’augmentation de la facture de l’énergie, l’impossibilité de payer son loyer, tout ça a un impact en termes de santé mentale. Ce sont aussi les malades chroniques qui s’observent plus au sein des publics populaires et qui ont fortement souffert, quand pendant deux ans tu n’as pas d’intervention préventive. Il y a eu des dégâts collatéraux, tout ce qui est violence conjugale, l’alcoolisme aussi. La pandémie a renforcé tous ces phénomènes ».
Or, en Région bruxelloise, plus d’une personne sur trois ne dispose pas de médecin de référence. Cette situation, déjà problématique en temps normal, s’est révélée critique en période de crise sanitaire. 40 % des Bruxellois n’ont pas de médecin traitant. Cela s’explique en partie par la pénurie de médecins généralistes, avec une concentration de la demande sur ceux qui sont en exercice.
Le numerus clausus et l’examen d’entrée aux études de médecine répondent à une vision ultra libérale de la médecine et sont pour partie responsables de cette carence qui a des répercussions majeures sur les mécanismes préventifs de la santé. Comme nous l’explique Hanne Bosselaers, de Médecine pour le peuple : « C’est vraiment une vision qui ne correspond pas du tout ni aux besoins, ni à la réalité. Il y a un frein idéologique à faire sauter le numerus clausus. Au final, on crée la pénurie de médecins. Quelque part, elle est entretenue. Et c’est soutenu aussi par les syndicats de médecins qui veulent rester des médecins libéraux, des médecins spécialisés qui gagnent de hauts salaires. C’est aussi prétendre que les patients vont abuser si l’accès aux soins est gratuit. Moi, je ne connais pas de patients qui viennent dix fois par semaine pour le plaisir, ni même dix fois par mois. »
En Région bruxelloise, plus d’une personne sur trois ne dispose pas de médecin de référence.
LA FIABILITÉ DES RELAIS LOCAUX EN PÉRIODE DE CRISE
Tout le monde a été pris de court par la crise du Covid. Le secteur de la santé a dû s’organiser dans l’urgence et bricoler avec l’existant. Les masques chirurgicaux sont arrivés tardivement ainsi que d’autres matériels nécessaires à la pratique de la médecine en période de pandémie. Mima De Flores, de la MM des Primeurs, se souvient : « Au début, c’était ultra galère. Vous étiez livrés à vous-mêmes, sans instructions. Ils nous avaient prévenus qu’ils livreraient du matériel, mais on voulait très vite pouvoir ouvrir pour tous les patients qui n’avaient pas le Covid. Donc ma belle-sœur et sa voisine nous ont fait des blouses avec des draps récupérés attachés derrière. Ah, c’est vintage total, hein ! Des blouses à carreaux avec des broderies et tout. Mais on a travaillé avec ça. Et puis, très vite, les communes se sont organisées et on a eu droit à quelques cartons par médecin ». Alors qu’initialement il n’y avait pas beaucoup de centres de test, des maisons médicales ont aussi pris en charge les dépistages avec les moyens du bord. Comme à Anderlecht, par exemple, où Medikuregem a démarré les dépistages dans un garage du quartier : « En 2020, alors qu’il n’y avait pas encore beaucoup de centres de test, nous avons fait les tests dans le garage d’un voisin. Les gens faisaient la queue sur le trottoir. On a envoyé à tous les malades chroniques des prescriptions pour trois mois comme ça ils ne devaient pas venir, et de temps en temps on envoyait une infirmière sur place », nous raconte Jo Butaye.
Dans un tel contexte d’urgence, les MM disposaient de plusieurs atouts. Fanny Dubois de la FMM se félicite que, « durant cette période, on a gagné en puissance. Tout d’un coup, les responsables politiques avaient besoin de liens plus directs avec l’ensemble des territoires locaux du pays. Mais, en fait, il n’y a aucune structure qui déploie autant de mutualisation de ressources que le monde des maisons médicales. Lors de la pandémie, les responsables politiques se sont dit : “mais on a besoin de courroies de transmission pour toutes ces infos”. Ils ont cherché ce qui existait dans le paysage et qui était suffisamment structuré pour que ça marche. Et, pour la première ligne, ils sont tombés sur les fédérations des maisons médicales. C’est sûr que ça déconstruit ce stéréotype de médecine de gauche radicale, à qui on ne peut pas parler parce qu’ils sont beaucoup trop militants, parce qu’ils ne sont pas diplomates. Ils se sont rendu compte à quel point il y avait une efficacité dans notre modèle. Ce modèle tient vraiment la route en termes de santé publique pour gérer l’urgence. »
Le travail en équipe a permis de faire face à la réorganisation constante imposée par les changements réguliers dans les règles sanitaires. Pour Fanny Dubois, « les collectifs de soignants pouvaient faire face collectivement. Moi, je n’ose même pas imaginer ce qui s’est passé pour les professionnels qui étaient tout seuls dans leur cabinet pour gérer une telle panique et autant d’informations qui débarquaient au quotidien ».
Tandis que les directives prises par les différents niveaux de pouvoir fédéraux et régionaux créaient un grand fiou et beaucoup d’incompréhensions, la plupart des MM, regroupées en fédérations tantôt dans le réseau francophone, tantôt dans le réseau néerlandophone, disposaient de directives plus claires grâce au travail de coordination des fédérations qui relayaient des communications adaptées vers leurs affiliés.
Par ailleurs, le système du paiement au forfait a permis aux MM de faire face à l’explosion des consultations téléphoniques, surtout au début de la crise alors qu’aucune nomenclature INAMI n’existait pour le remboursement de ces consultations : « Les professionnels qui étaient payés à l’acte, tout d’un coup les patients les appelaient par téléphone parce qu’ils étaient enfermés chez eux, mais il n’y avait pas de code de nomenclature pour l’appel téléphonique. Et donc pendant qu’à l’INAMI tous ces professionnels qui étaient payés à l’acte négociaient vite pour s’adapter, eh bien les maisons médicales continuaient à recevoir leurs revenus. Et c’est vrai qu’on a vu la différence. Dans des maisons médicales à l’acte, des personnes ont dû être mises en chômage temporaire. Dans les maisons médicales au forfait, la question ne s’est même pas posée ! »
GÉRER LA SANTÉ À DISTANCE
Tout au début, beaucoup de maisons médicales comme l’essentiel du secteur associatif sont restées porte close. La MM des Primeurs, à Forest, est restée fermée trois mois parce que le personnel ne disposait pas de masques. Mima De Flores nous raconte comment la maison médicale se transformait en centrale téléphonique et toutes les difficultés d’accès aux procédures numériques pour nombre de patients : « Tu vois le profil des patients dans un quartier populaire. On devait expliquer aux gens comment s’inscrire : “Écoutez, vous avez le nez qui coule ? Vous allez sur ma.santé.be, vous mettez votre carte d’identité dans le lecteur. Vous faites ce truc qui s’appelle code Pin. Et puis vous allez recevoir un code. Et avec ces codes, vous allez prendre rendez-vous.” Ils ont déjà raccroché. […] Ce qui bloque les gens pour aller vers les centres, c’est la fracture numérique. Je crois que mon numéro de GSM a été enregistré pour 42 vaccins. Il aurait fallu avoir des guichets informatiques ouverts un peu partout pour les personnes ne disposant pas des objets connectés. Les pouvoirs publics auraient dû intervenir pour combler cette fracture numérique, plutôt que de consacrer autant d’énergie à convaincre de se vacciner. Je ne suis pas là pour vous convaincre, mais pour informer, répondre aux questions. Finalement il n’y avait que des demi-convaincus ou des gens effrayés par la pression des procédures. »
Parfois, mais plus rarement, les procédures à distance ont des avantages comme la prolongation des cartes médicales du CPAS qui se faisait par e-mail : « C’est la période où on a eu le moins de trous pour les remboursements. Parce que, dans une période normale, les gens doivent venir se présenter et il y a beaucoup d’étapes où ça peut coincer. Au CPAS maintenant, si tu veux prendre rendez-vous, il faut attendre au moins six semaines », nous raconte Truus Roesems, la coordinatrice de Medikuregem.
Lors de la réouverture, il a fallu gérer le fiot de patients tout en respectant les mesures de distanciation. Medikuregem et la MM des Primeurs nous racontent qu’ils ont dû réorganiser très fortement la libre entrée : « Les gens avaient l’habitude de venir à l’accueil pour demander des choses. Là on a dû fermer la porte et filtrer. […] Normalement les consultations sont jusqu’à 19 heures mais les gens venaient après et attendaient. On appelle ça l’éponge. En hiver, on avait trois, quatre ou cinq personnes chaque jour après 19 heures. Maintenant c’est zéro. »
UNE MÉDECINE À LA CONFIANCE BIEN ANCRÉE
Le rôle des MM pendant la pandémie et les différentes périodes de confinement a été crucial pour apporter des réponses dans les quartiers où elles sont ancrées. Et ce de par leur proximité avec les habitants et par le fait qu’elles étaient l’un des rares lieux encore ouverts et accessibles en présentiel.
L’ancrage territorial de ces lieux de médecine de première ligne donne aux professionnels une connaissance approfondie du terrain, des carences et besoins des habitants. La relation de confiance avec le patient permet d’informer et de
combler les lacunes de la communication institutionnelle (règles complexes et changeantes, communication anxiogène, fracture numérique…).
Des MM ont organisé des séances d’information sur la vaccination pour entrer dans un dialogue plutôt que de promouvoir un simple diktat sanitaire. Ainsi, Médecine pour le peuple nous raconte : « Il y en a beaucoup qui disaient : “En fait, c’est la première fois qu’on me demande mon avis sur la vaccination, c’est quoi mes questions, c’est quoi mes doutes.” On en vient maintenant à des discours sur l’obligation vaccinale, le pass sanitaire. On est dans une approche répressive. Au contraire, les maisons médicales ont organisé des séances d’information et on a fait bouger les lignes chez quelques patients. Il y avait une angoisse autour du vaccin. Il faut pouvoir intégrer ça dans un processus de rapport de confiance avec un médecin généraliste. » Cette relation de confiance a facilité également la traçabilité du virus : « Les gens nous donnaient plus de contacts qu’au tracing fédéral à cause de la confiance. Le tracing fédéral récoltait en moyenne deux contacts par personne. Et nous, dans notre rapport, on avait en moyenne quatre ou cinq contacts par personne. Cela montre que le tracing devrait être intégré dans la première ligne et non confié à un call-center commercial au niveau régional. »
Toutefois la crise covid a laissé des traces, les patients ont pris l’habitude de consulter par téléphone à cause du message, véhiculé pendant presque deux ans, de venir le moins possible pour se protéger et décharger les services de santé. Aujourd’hui, certains trouvent cela pratique, notamment pour le renouvellement d’ordonnance ou un certificat médical pour absence. Mais il faut à présent renverser ces habitudes, en particulier pour les patients chroniques dont les pathologies se sont parfois fortement aggravées durant la pandémie. « Tu as tous les patients chroniques avec d’autres pathologies connexes. Ils sont restés un peu en retrait. On a renouvelé leurs ordonnances pendant plusieurs mois, maintenant ils continuent de demander des ordonnances par téléphone. Ça fait plus de six mois qu’on leur dit : “On accepte de renouveler vos ordonnances, mais on voudrait quand même que vous preniez un rendezvous.” » Cela concerne aussi tous les problèmes de santé mentale, un des grands impensés de cette période de confinement.
Pour Jo Butaye de Medikuregem, il est vital de faire revenir les patients aux consultations : « Les gens âgés viennent moins, ils avaient peur de venir. Ils ont tendance à téléphoner pour demander des médicaments. Si ça fait trop longtemps, ils doivent quand même venir. Maintenant, ils reviennent tout doucement. » Malgré nombre d’aléas, le modèle des MM a démontré son efficacité et son humanité, dans une situation complexe d’urgence, sa capacité à s’adapter aux différentes circonstances de vulnérabilité grâce à son approche de terrain et holistique de la santé directement en phase avec les spécificités propres de chaque quartier et des populations qui y vivent. Si ces atouts se sont révélés indispensables en période de crise, ils n’en restent pas moins essentiels en tout temps. Reste donc à espérer qu’un dispositif de santé de première ligne fort et correctement valorisé continue d’être promu au-delà de cet épisode de Covid.
Malgré nombre d’aléas, le modèle des maisons médicales a démontré son efficacité et son humanité dans une situation complexe d’urgence lié à l’épidémie de Covid.