Inter-Environnement Bruxelles
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Parc du lit de la Senne : quelles répercussions sur le quartier ?

En juillet dernier, l’administration régionale Bruxelles Environnement déposait une demande de permis d’urbanisme pour le projet d’aménagement du Parc de la Senne, en plein cœur du quartier Masui. Ce parcours urbain en intérieur d’îlot doit venir combler le manque important d’espace vert dans cette zone densément bâtie, mais il n’est en réalité qu’un maillon au sein d’un ensemble de projets de rénovation urbaine le long de la zone Nord du canal.

La Senne et le Canal au cœur de Bruxelles

La Senne, cours d’eau principal de Bruxelles est un élément important de son paysage et de son histoire. Elle a fait l’objet d’un voûtement dans son parcours urbain à la fin du XIXe siècle, prétexte à d’importants changements urbanistiques. En grande partie caché aujourd’hui, le lit de la Senne longe majoritairement le canal et constitue, au Nord de la région, la frontière naturelle entre les communes de Schaerbeek et de Bruxelles-Ville. Les terrains non constructibles de la rivière ont laissé par endroit des friches fermées au public en intérieur d’îlot.

Ces terrains appartiennent à la région bruxelloise et seront transformés en un axe verdurisé dédié à la mobilité douce à haut valeur écologique. C’est l’administration régionale Bruxelles Environnement qui gèrera la réalisation du projet dans le cadre des deux contrats de quartier durable « Masui » (Schaerbeek) et « Reine-Progrès » (Ville de Bruxelles). L’aménagement se fera concrètement sur l’ancien lit d’un affluent de la Senne qui s’étend de l’avenue de l’Héliport (Bruxelles-Ville) à la rue des Palais (Schaerbeek) en passant par trois terrains actuellement clos. En plus de la voie de communication douce pour piétons et cyclistes, des zones de potagers, des aires de jeux, de pique-nique et de sport sont également prévues sur tout le parcours.

Parc de la Senne, plan © https://fr.wikipedia.org/wiki/Parc_de_la_Senne#/media/Fichier:Parc_de_la_Senne_Bruxelles.png - 2020

Le parc de la Senne permettra en outre de relier les espaces verts à venir le long de la ligne de chemin de fer avec les abords du canal qui seront transformés en espace de promenade. L’objectif est l’aménagement d’un itinéraire régional entre le Pentagone et Laeken via le talus du chemin de fer et une passerelle sur le canal Willebroek.

Non loin de cet itinéraire, de grands projets vont bouleverser à terme toute cette zone du Nord de Bruxelles. Tout comme le projet Manhattan l’avait fait en son temps, la réalisation de ces projets risque bien de conduire à l’éviction des habitants des quartiers populaires au profit du développement économique de la ville. Une répétition de l’histoire lourde de conséquences sur le plan social.

Une histoire « voûtée »

C’est à partir de cette rivière, de ses méandres et de ses bras que s’est développé un réseau de rues étroites accueillant des commerces, des ateliers, des moulins, des tanneries, des brasseries, des blanchisseries et bien d’autres activités industrielles. Peu à peu, le cours d’eau perd son utilité de voie navigable au profit du Canal. La Senne est dès lors réduite à une fonction d’évacuation des déchets ménagers et industriels qui ne cessent d’augmenter en raison du développent économique et démographique de Bruxelles tout au long du XIXe siècle.

Après des périodes d’inondations, de sécheresses et une épidémie de choléra, la décision est prise de voûter la rivière pour tenter de remédier aux problèmes causés par celle-ci. En 1871, le bourgmestre Jules Anspach inaugure la fin des travaux du premier voûtement de la Senne. Le cours d’eau enfoui est réaménagé en boulevard monumental (bd Anspach) et de nouveaux quartiers viennent remplacer les anciennes habitations afin d’attirer une population plus fortunée.

La loi de 1858 sur l’expropriation pour assainissement des quartiers insalubres va permettre de vider les habitants facilement et à bas prix ce qui permettra de transformer le projet en opération spéculative, la plus-value obtenue lors de la revente des terrains devant permettre de financer les travaux. L’avenir de la population évincée n’intéresse pas grand-monde, puisqu’elle ne paye pas d’impôts et ne dispose pas encore du droit de vote à cette époque.

En 1955, la décision est prise d’étendre l’enfouissement de la Senne en amont (Anderlecht) et aval (Laeken). Aujourd’hui, la Senne est souterraine sur 6 kilomètres et coule sous les boulevards de la ceinture. La transformation du centre de Bruxelles opérée lors de ces voûtements a été tellement profonde que le souvenir même de la rivière s’est progressivement effacé chez la plupart des Bruxellois.

Pourtant, des initiatives sont prises pour en rappeler le passé et certains rêvent, même si c’est loin d’être à l’ordre du jour, de revoir la Senne à ciel ouvert à Bruxelles.

Fil rouge urbanistique d’une coulée de ciment vert

Tout comme la Senne l’était en son temps, le canal est aujourd’hui l’épine dorsale de la transformation urbanistique de Bruxelles. Les anciens quartiers industriels qui le bordent sont devenus un territoire socio-économique fragilisé et sont pour ces raisons en grande partie repris dans un périmètre de Zone d’Intervention Prioritaire (ZIP) qui bénéficie du soutien du Fonds Européen de Développement Régional (FEDER).

Les pouvoirs publics et les promoteurs y voient une opportunité pour le développement de la région bruxelloise et la réalisation d’une série de projets lucratifs. Le projet de « marketing urbain » vise d’ailleurs à améliorer l’attractivité et l’image de ces quartiers afin d’attirer davantage d’investisseurs et d’habitants plus aisés.

Le parc du lit de la Senne et les espaces de promenade qui viendront s’y accoler vont permettre de créer une inter-connexion physique entre l’ensemble des projets qui vont bouleverser à terme le Nord de Bruxelles.

  • Quadrilatère d’Infrabel
    Infrabel a déposé un projet de permis d’infrastructure ferroviaire visant à réaliser une extension du nombre de voies ferrées, le quadrilatère de Bruxelles-Nord. Le futur Réseau Express Régional (RER) veut améliorer la mobilité dans et autour de Bruxelles, mais il a des conséquences majeures sur le quartier. En particulier à la rue du Progrès, puisqu’il implique l’expropriation de plus de 200 habitants et la démolition intégrale de 28 immeubles situés du coté impair. La réalisation du parc de la Senne est censée venir souligner spatialement la continuité verte des talus de la rue du Progrès.
  • Territoire du canal
    Le PRDD, adopté par le gouvernement bruxellois, précise un des leviers d’action territoriale : la Zone d’Économie Urbaine Stimulée (ZEUS). L’idée est d’octroyer des aides spécifiques aux entreprises qui souhaitent s’installer dans les quartiers où les indicateurs économiques sont moins bons. Cette aide ne serait accordée qu’à condition qu’un minimum de 30% du personnel de l’entreprise réside dans la zone. Le gouvernement régional, dans le Plan Régional d’Affectation du Sol (PRAS), prévoit de transformer la zone autour du canal en une zone mixte industries/logements.
  • Up-site
    Cette tour de 140 mètres de haut et 42 étages, développée par le groupe privé Atenor, va devenir la plus haute tour résidentielle de Belgique. Ce projet se veut l’écho de la dynamique impulsée par Tour et Taxis. Le but du promoteur est de tenter de créer une offre de logements de standing dans un quartier où la demande n’existe pas. Pour ce faire, le promoteur valorise (sur son site) l’évolution d’un quartier où le tout Bruxelles du design, de la mode et de la culture semble se donner rendez-vous aux abords du Canal. Construite à la place d’anciens entrepôts, cette tour sera avant tout une « tour d’ivoire » pour quelques élites de la ville qui auront les moyens de s’y payer un appartement.
  • Tour et Taxis
    En 2001, la SNCB vend le terrain à une société immobilière, « Project T&T ». Le site de Tour et Taxis se divise en deux parties. La première comprend l’entrepôt Royal et l’entrepôt dit des magasins, déjà reconvertis en centre d’entreprise privé et centre d’exposition. La deuxième fait l’objet d’un permis d’urbanisme pour le développement d’un quartier mixte (logements, bureaux, équipements, commerces). Tour et Taxis ambitionne de déplacer le centre de gravité de la région et d’influencer le développement de l’ensemble des quartiers jouxtant le site.
    La reconversion du site passe par la réappropriation urbaine des rives du canal en tant qu’axe structurant des quartiers environnants. Pour ce faire, le schéma directeur prévoit la réalisation d’un grand parc public sous la forme d’une large coulé verte traversant le site depuis l’avenue du port jusqu’à Bockstael.
  • Tivoli
    Citydev (ex Société de Développement pour la Région de Bruxelles-Capitale) va lancer la construction de son nouveau quartier durable « Tivoli ». Implanté entre le canal, Tour et Taxis et le quartier Marie-Christine sur une friche industrielle de 40 000 mètres carrés, il s’agit d’un projet mixte comprenant un centre d’entreprise durable et un ensemble de plus de 500 logements. 70% des logements construits seront des logements conventionnés et bénéficieront donc d’une réduction d’environ 30% sur le prix d’achat. Les 30% restant seront des logements locatifs à finalité sociale. L’impact d’un tel projet sur le quartier est encore très difficile à mesurer, mais il est évident que l’objectif de Citydev est d’amener dans ce quartier des habitants aux revenus supérieurs à la moyenne et d’y introduire une plus grande mixité avec toutes les conséquences que cela peut avoir notamment sur le prix des loyers.
  • Passerelle Picard
    La construction d’un nouveau pont est prévue au niveau de Tour & Taxis, dans la prolongation de la rue Picard. Il reliera l’avenue du Port et le quai de Willebroek et sera réservé aux piétons, cyclistes et transports publics. Ce projet est très important pour le développement du site de Tour & Taxis ainsi que pour la zone récréative du Port de Bruxelles Nord. Une liaison directe verra le jour entre ces différentes zones et la Gare du Nord et plus loin le centre-ville.

Rénovation et exclusion

Le quartier du parc de la Senne et ses environs subissent donc de profondes mutations soutenues essentiellement par le secteur privé avec l’appui des pouvoirs publics. Plusieurs de ces projets reconfigurent fondamentalement leur environnement et entraîneront un changement social important dans ces quartiers et, plus globalement, dans l’ensemble de cette partie de la région bruxelloise. Une réflexion profonde devrait être menée sur le concept même des processus de rénovation urbaine qui amènent une transformation physique des anciens quartiers populaires, mais n’apportent aucune solution aux difficultés sociales de leurs habitants, voire contribuent à leur éviction vers d’autres zones moins favorisées encore.