Inter-Environnement Bruxelles
© IEB - 2021

Par quelles voix légales faire entendre les arbres ?

Chercher qui, en premier, a parlé des droits de la nature serait une vaine quête. L’expression est suffisamment vague pour qu’elle puisse être employée de façon très différente et dans des contextes variés. Toutefois, quelques jalons balisent l’évolution de cette réflexion. Chronologie et perspectives.

© Caroline Bonfond - 2023

Un dossier emblématique a marqué l’histoire des droits de la nature. À la fin des années 60, la société Walt Disney projette d’installer une station de sports d’hiver dans une vallée de la Californie, célèbre pour ses séquoias. Une association de protection de la nature, le Sierra Club, s’y oppose. Toutefois le tribunal rejette la demande : elle considère qu’il est impossible de reconnaître un préjudice personnel dans le cas de la nature. L’association se tourne alors vers la Cour suprême pour délibérer sur le dossier. Une décennie plus tard, en 1972, Christopher D. Stone, juriste, propose de faire de la nature un sujet de droit [1], en donnant à des arbres la possibilité de plaider en justice par l’intermédiaire de représentants.

Protections pionnières

Dès l’ouverture du procès, Christopher Stone suggère, dans un article fondateur que l’on traduit par « Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ? » [2], d’accorder des droits aux arbres et à l’environnement naturel dans son ensemble. Par ce texte, il contribue à une prise de conscience éthique. Les défenseurs perdent le procès mais gagnent du terrain en ayant entamé un véritable changement de paradigme dans le droit. Découragés par les retards occasionnés par les poursuites judiciaires, Walt Disney finira par abandonner son projet. La zone sera intégrée dans le Sequoia National Park. Deux autres pays, l’Équateur et la Bolivie, qui disposent d’un patrimoine naturel important (gisements en minerais et hydrocarbure, très nombreux hectares de forêt amazonienne sur le territoire bolivien…) s’inscrivent dans cette démarche au début des années 2000. Autres exemples, un peu plus contemporains, en 2017, en Nouvelle-Zélande, le Parlement octroie ce statut au fleuve Whanganui, reconnu « comme une entité vivante » et, quelques jours plus tard, ce sont deux fleuves sacrés du nord de l’Inde, le Gange et la Yamuna, qui sont reconnus comme personnalités juridiques par la justice. De plus en plus de villes et/ou de pays à travers le monde accordent des droits à des entités naturelles (lacs, montagnes, forêts). Cette démarche a notamment l’ambition d’agir, en amont, sur des projets qui endommageraient inévitablement la biodiversité sans attendre de constater les dégâts. Bref, il s’agit d’interdire tout projet qui menace d’une quelconque façon l’intégrité d’un écosystème.

De plus en plus de villes et/ou de pays à travers le monde accordent des droits à des entités naturelles.

Vers une révolution du droit

Attaché au sol, l’arbre est appréhendé comme un bien immeuble ; détaché du sol, il devient un bien meuble. Il s’agit donc d’une chose que l’on possède. En effet, en droit, on fait la différence entre, d’un côté, les personnes et, de l’autre, les choses.

Les personnes physiques sont dotées d’une personnalité juridique dès la naissance. Par ailleurs, des personnes morales, telle une ASBL (association sans but lucratif) ou une SA (société anonyme), obtiennent leur personnalité lors de leur création en répondant à des critères légaux de fond et de forme. Un titulaire de droits est capable, soit lui-même, soit au travers d’un représentant, d’agir en justice. Il peut, par exemple, revendiquer la propriété de son patrimoine. Cela entraîne aussi des obligations telles que celle de « ne pas causer de dommages à autrui ».

Aujourd’hui, la nature n’est pas considérée dans le droit belge comme une personne mais comme une chose, c’est-à-dire qui ne possède ni droits ni devoirs. Il existe les biens appropriables, appartenant à un sujet, et les biens non appropriables, dits aussi « choses communes ». Concrètement il s’agit par exemple de l’air, de l’eau…

Au cours de l’histoire, d’autres exemples témoignent du passage d’un statut de chose à celui de personne sur le plan juridique, tel l’esclavage. Par le passé des humains possédaient d’autres humains.

Il est important de se rappeler qu’un tel changement implique surtout une transformation de discours. C’est-à-dire une nouvelle vision de ce qu’est la nature dans le droit.

Une autre question importante serait celle de la représentation. Si la nature devient « sujet », comment organiser sa représentation ? Auraitelle un titulaire ? C’est-à-dire une figure de gardien (la voix qui devra penser comme la nature, la forêt, le fleuve) ? Qui pourrait faire valoir ce rôle ?

En Belgique, les « droits de la nature » sont défendus, entre autres, par des associations dont l’objet social est la défense de cette nature – entendue comme « environnement », entre autres via la « convention d’Aarhus [3] » qui offre une voie de recours pour faire valoir ces droits. Parmi ceux-ci, l’on retrouve entre autres le droit à l’information, le droit à la participation et le droit d’accès à la justice pour les organisations actives dans la protection de l’environnement. Les associations doivent pour chaque procédure montrer leur intérêt à agir : cela peut être transposé dans leurs statuts par exemple. Cette représentation des « droits de la nature » par les associations existe donc déjà dans le droit et semble dès lors être une première application d’une capacité reconnue de parler à la place de la nature. Il n’en reste pas moins que le champ d’action et de positionnement des associations de défense de la nature est souvent plus large et soumis à diverses réalités qui les éloignent de la représentation la plus respectueuse possible des écosystèmes. Dans ce contexte et au vu de ces éléments, cette représentation ne devrait-elle pas aussi être possible pour d’autres représentants ? Des collectifs parviennent à créer des symbioses avec certains milieux et/ou espèces, montrant non seulement que ces dynamiques sont possibles mais aussi dès lors qu’elles représentent sans doute de manière assez légitime les entités naturelles avec lesquelles elles ont trouvé un équilibre.

Aujourd’hui, la nature n’est pas considérée dans le droit belge comme une personne mais comme une chose, c’est-à-dire qui ne possède ni droits ni devoirs.

De la dégradation d’un écosystème

Le préjudice écologique commence quant à lui à exister dans les cours de justice. Il fait valoir la dégradation d’un écosystème et de ses utilités pour l’humain et l’environnement. Il peut justifier réparation, ou compensation matérielle ou financière le cas échéant (quand la réparation n’est pas effectuée ou partiellement impossible). En 2021, dans le cadre d’activités de tenderie, la Cour de cassation a donné raison au Département de la nature et des forêts de la Région wallonne (DNF), à la Ligue royale de protection des oiseaux (LRBPO) et à Natagora considérant l’existence de préjudices économiques, matériels et écologiques. La Cour de cassation évoque la perte sur investissement dans le cadre d’un budget lié à la conservation de la nature mais a aussi confirmé le versement de sommes forfaitaires, à titre de préjudice écologique en fonction du nombre d’oiseaux saisis et de leur rareté. La cour considère donc le préjudice écologique comme réparable, enfin dans ce cas, indemnisable. Une avancée notable qui en prédit d’autres… espérons-le, car une indemnité est très loin de suffire. Comment mettre un « prix » sur la disparition d’une espèce ou d’un habitat ? Est-on en mesure de vraiment estimer de tels impacts ? Est-ce que cela a même du sens ? N’est-ce pas une nouvelle manière d’offrir un « permis de nuire » en échange de compensations qui ont très peu de chances d’être à la hauteur du préjudice subi ? Est-ce que ce permis ne risque pas d’être en fait un outil au service de ceux qui peuvent se le permettre ? De plus, un tel dispositif pourrait de nouveau être un mécanisme permettant de disqualifier ou rejeter de réelles mesures préventives à la hauteur du déclin de la biodiversité et des changements climatiques à l’œuvre…

De la notion d’écocide

En décembre 2022, un nouveau pas est franchi en Belgique avec la reconnaissance de la notion d’écocide dans le Code pénal réformé. Ce code pénal a passé le stade du conseil des ministres, il commence donc seulement un parcours législatif qui est loin d’être fini. Son entrée en vigueur effective est prévue pour 2025. Seront donc désormais punissables la destruction massive et délibérée (en sachant que de tels actes causeront des dommages irréversibles) des systèmes écologiques ou encore toute infraction consistant à commettre délibérément un fait illégal causant des dommages graves, étendus et à long terme à l’environnement. Ce crime sera puni d’une peine particulièrement lourde (niveau 6), avec un emprisonnement allant de dix à vingt ans. L’écocide est un crime dont les responsabilités sont liées aux conséquences de l’acte en fonction d’une connaissance établie des dommages irréversibles qui découleront de l’acte. En d’autres mots, il ne faut pas avoir l’intention de faire du mal mais savoir que ce que l’on va faire peut faire du mal.

Son application à l’échelle du territoire de la Région bruxelloise reste à être concrétisée. Toutefois, l’on peut considérer qu’il s’agit là d’une évolution positive du droit environnemental qui témoigne des prémices d’une mise en pratique de la notion d’écocide. Les Fées du marais du Wiels, actives dans la protection de la zone humide de Forest, peuvent être considérées comme les représentantes de l’écosystème qui s’y est créé. Elles constituent donc un fait tangible de la représentation de la nature pour elle-même auprès des cours de justice.

D’autres collectifs considèrent enfin que l’octroi régulier de permis d’urbanisme pour des abattages d’arbres en Région de BruxellesCapitale par les autorités publiques s’apparente à un écocide. En effet, de part son absence d’une vision d’ensemble du patrimoine arboricole, à l’échelle territoriale de la Région et des nombreux abattages d’arbres, et autres infractions répétées, certain·es pensent qu’un écocide par négligence pourrait être invoqué.

Quelles législations à Bruxelles ?

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les arbres sont sujets à une réglementation variée (droit rural et droit forestier, droit de l’environnement, droit de l’urbanisme en ce compris le droit du patrimoine immobilier, droit civil, etc.). Cette spécificité dans un contexte de lasagne administrative ne rend pas leur protection facile.

Les arbres bénéficient de plusieurs niveaux de protection. Mais en résumé, on pourrait les classer en trois grandes catégories.

Tout d’abord à l’échelle de la relation de voisinage, le code civil encadre ce que l’on peut faire quant aux distances de plantation, de surplombs ou encore de racines envahissantes.

Par le passé, le code rural précisait quelles étaient les distances légales de plantation et les conséquences en cas de non-respect. Il prévoyait, dans certaines situations, le droit de couper sur sa propriété des racines voisines et de faire couper des branches d’un arbre ou arbuste voisin. Ces règles sont à présent confinées dans le Code civil, qui consacre même, selon certaines conditions, le droit de couper les branches proéminentes. Cela s’inscrit bien dans cette vision que l’arbre est une chose…

Au niveau de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire, les arbres et plantations font l’objet de nombreuses dispositions. De nombreux actes et travaux sont soumis à des demandes de permis d’urbanisme :

  • déboiser,
  • abattre un ou plusieurs arbres à haute tige. Est considéré comme tel un arbre de plus de 4 mètres de hauteur, ayant une circonférence de plus de 40 centimètres (mesurée à 1,50 mètre du sol). Parmi les arbres à haute tige, on retrouve les arbres remarquables,
  • abattre ou modifier l’aspect d’un ou plusieurs arbres inscrits sur la liste de sauvegarde [4], classés ou faisant l’objet d’une procédure de classement par la Direction des monuments et des sites du ministère de la Région de Bruxelles-Capitale [5],
  • mener des travaux d’abattage dérogeant à un règlement communal d’urbanisme (RCU) et/ou à un plan particulier d’affectation du sol (PRAS) et/ou à un permis de lotir (PL),
  • l’élagage de branches vivantes d’une circonférence supérieure à 10 centimètres.

Seul l’abattage d’un arbre mort ne requiert pas d’autorisation pour autant qu’il ne soit pas situé en site classé. Ce dernier dispositif pose d’ailleurs énormément question en termes de biodiversité. Le bois mort est un habitat pour de nombreuses espèces : coléoptères, lichens, champignons…

Enfin, en matière environnementale, l’ordonnance du 1er mars 2012, relative à la conservation de la nature, interdit, sauf dispense ou dérogation, la réalisation d’une série d’actes et travaux sur les arbres et plantations, notamment les travaux d’élagage avec des outils motorisés et l’abattage d’arbres entre le 1er avril et le 15 août.

En d’autres mots, si un arbre est en passe d’être abattu, il est important de demander aux responsables de cet acte s’ils ont un permis pour le faire et leur rappeler que c’est interdit entre le 1er avril et le 15 août. La commune devrait pouvoir fournir toute information utile quant à l’octroi d’un permis.

Si aucun permis n’a été octroyé et que l’abattage à lieu pendant cette période, le service d’inspection de Bruxelles-Environnement et le service des infractions urbanistiques (ISA) de la Région ou de la commune concernée doivent être contactés pour constater l’infraction. La police est aussi compétente mais réagit très peu sur ce type de question.

De l’utilité d’une charte de l’arbre ?

Au-delà du droit, les arbres bruxellois ont sans doute surtout besoin d’un cadre commun reconnu et mis en pratique par l’ensemble des gestionnaires qui sont compétents pour les voiries et espaces régionaux, voiries et espaces communaux, mais aussi à destination des entreprises, des propriétaires ou encore des syndics de copropriété… Cette charte comprendrait non seulement une vision commune mais devrait aussi intégrer un référentiel de gestion du patrimoine arboré bruxellois. Ce patrimoine arboricole et sa gestion devrait être connu de tous et toutes dans une transparence et avec la plus grande pédagogie possible. On pourrait rêver d’un Observatoire des arbres en Région de Bruxelles-Capitale qui rendrait compte des élagages, abattages et plantations effectués à l’échelle du territoire régional… Cet organisme pourrait mener des réflexions aussi par exemple sur le bois mort en milieu urbain. Il serait composé des gestionnaires de plantations mais aussi de citoyens et scientifiques. C’est d’ailleurs probablement dans ce sens qu’était pensée la plateforme « Arbres, nature, paysage » prévue dans le cadre du Plan nature [6] … qu’on attend toujours.

Cette charte de l’arbre serait un outil pour garantir la qualité du paysage urbain, et l’Observatoire un des garants de la protection du patrimoine arboricole.

Seul l’abattage d’un arbre mort ne requiert pas d’autorisation pour autant qu’il ne soit pas situé en site classé.

Conclusion

Les arbres, dépourvus de valeur intrinsèque ou attribuée par un ou une propriétaire, ne peuvent demander ou faire l’objet de réparation. Certains parlent d’ailleurs de l’indifférence aux dommages écologiques. Faire exister ce dommage implique de donner des valeurs à l’arbre ce qui rend nécessaire de mesurer, de quantifier cette valeur. Ce processus se poursuit parfois jusqu’à monétariser l’arbre lui-même et ce qu’il nous apporte (monétarisation des services écosystémiques).

Pourtant, le droit s’est depuis bien longtemps étendu au-delà de la seule sphère humaine, de nombreux ayants-droit inanimés existent : entreprises, communes, fondations… Dès lors, comment expliquer l’absence de dispositif (ou presque) permettant de penser les communs comme les arbres mais aussi l’air ou l’eau ?

Le constat est plus profond. Après les « printemps silencieux [7] » d’abord annoncés, ensuite constatés par de nombreux et nombreuses scientifiques, l’existence de la crise de la biodiversité n’est plus remise en question. Nous continuons pourtant à parler de « crise » et non de « destruction ». « Les espèces disparaissent » reste le poncif d’usage dans l’espace public. Mais comment disparaissent-elles ? Empoisonnées, chassées, mortes de faim, sans habitat…

Comme pour d’autres sujets sociétaux, nous avons intériorisé et accepté des violences de diverses sortes à l’égard du vivant. Si le droit commence à amorcer quelques révolutions à certains égards, les discours et les lexiques doivent encore entamer cette transformation.

Cette charte comprendrait non seulement une vision commune mais devrait aussi intégrer un référentiel de gestion du patrimoine arboré bruxellois.

par Amandine Tiberghien

Natagora Bruxelles


[1https://volontariat.natagora.be/articles/ faut-il-reconnaitre-la-nature-comme-un-sujetde-droit

[2Christopher D. Stone, « Les arbres doiventils pouvoir plaider ? Vers la reconnaissance de droits juridiques aux objets naturels », Le Passager Clandestin, édition de 2017 avec la préface de Catherine Larrère.

[5Voir le Registre des biens immobiliers protégés : http://patrimoine.brussels/ decouvrir/registre-du-patrimoine-protege/ le-registre-du-patrimoine-protege

[6Plan Nature – Mesure 2 Prescription 1. a – Renforcer la présence de nature au niveau des espaces publics - Créer une plate-forme « Arbres, Nature et Paysage » [en ligne] p. 93.

[7En référence au livre Printemps silencieux de la biologiste américaine Rachel Carson expliquant les ravages environnementaux et les risques sanitaires que faisait peser l’utilisation massive, indiscriminée et systématique des pesticides et rendant les campagnes silencieuses en l’absence d’oiseaux, d’insectes…