Depuis désormais plus de vingt ans, les classes dirigeantes agissent suivant des choix idéologiques qui visent à faire de l’eau un bien économique. La gestion de l’eau est aujourd’hui axée sur la fixation de son prix, visant à la récupération des coûts totaux à payer par le consommateur. Cette approche, combinée à un discours fondé sur la rareté de l’eau en tant qu’enjeu-clé du futur de l’eau sur la Planète, a contribué à considérer les technologies et les instruments de marché comme les solutions miracles à la crise mondiale de l’eau. Allons-nous accepter « l’eau marchandise » et « l’eau technologique » ?
La rupture a commencé autour de 1992, avec les principes établis à la conférence internationale de Dublin sur l’eau et l’environnement, en préparation du Sommet de la Terre de Rio de Janeiro. Pour la première fois, les pouvoirs forts, économiques et politiques, des « pays du Nord » ont affirmé et fait admettre par la communauté internationale que l’eau devait être considérée essentiellement comme un bien économique (d’après les principes de l’économie capitaliste de marché). Sur cette base, la Banque Mondiale a élaboré et imposé à travers le monde, à partir de 1993, le modèle qui devait permettre, selon elle, de « gérer » de manière optimale les ressources hydriques de la planète en tant que bien économique. Référence est faite à la Gestion Intégrée des Ressources en Eau (GIRE) [1] dont le postulat fondateur est la fixation d’un prix de l’eau, basé sur le principe de la récupération totale des coûts (full cost recovery principle), y compris la rémunération du capital investi. Un rendement financier raisonnable constitue, selon ce modèle, la condition nécessaire et indispensable pour réaliser une gestion optimale de l’eau. La Directive-Cadre Européenne de l’Eau de l’an 2000 s’est largement inspirée des conceptions de la GIRE.
L’élément qui aurait « justifié » la rupture aux yeux des groupes dominants a été la raréfaction croissante de l’eau de qualité bonne pour usages humains. Leur discours prétend que les phénomènes de raréfaction sont dus principalement à l’augmentation de la population mondiale et au développement économique croissant nécessitant de plus en plus d’eau — ce qui est faux car la raréfaction qualitative de l’eau est principalement due aux mauvais usages de l’eau. C’est sur cette base qu’ils ont imposé l’idée que la crise mondiale de l’eau est essentiellement une crise de rareté de l’eau, que la rareté va rester, voire augmenter à l’avenir, à cause du changement climatique et que, par conséquent, la gestion de l’eau se doit d’être une gestion efficace d’une ressource économique rare, de plus en plus importante stratégiquement pour la sécurité économique de chaque pays. Cette thèse est devenue aussi l’apanage des grandes organisations internationales publiques [2]. Elle est clairement le support central de la politique de l’eau de la Commission européenne [3].
Les choix ci-dessus ont contribué à forger et à diffuser d’autres thèses dont le pouvoir d’influence sur l’opinion publique est grandissant. Je pense, en particulier, à trois thèses qui méritent d’être combattues avec force et persévérance.
Valuing water
La première porte sur la nécessité d’attribuer une valeur économique à l’eau : Valuing water. Définir et mesurer la valeur de l’eau (en termes monétaires) est absolument nécessaire — affirme-t-on — car, en l’absence de cette « monétisation » [4], les capitaux privés ne seront jamais suffisamment intéressés à investir les gigantesques sommes d’argent (plusieurs dizaines de milliers de milliards d’euros au cours des 30 prochaines années) [5] qui seront nécessaires pour lutter contre la rareté de l’eau et les effets du changement climatique sur l’eau. Valuing water signifie que les transactions financières sur les biens et services des activités hydriques établiront la valeur de l’eau. Celle-ci variera en fonction de la contribution des entreprises gestionnaires de l’eau à la création de valeur pour les détenteurs/propriétaires des capitaux investis.
La gestion optimale intégrée passant, pour les dominants, par le prix de l’eau, il leur devient indispensable d’imposer l’application du calcul de la chaîne de la valeur au cycle économique de l’eau et à chacune des fonctions du cycle. Cela afin de mesurer la contribution de chaque fonction à la création de valeur pour le capital et décider si, quand et sur quelles bases il est préférable de segmenter/spécialiser la gestion des différentes fonctions. Il s’agit d’une tendance qui va de pair avec l’intégration des activités de l’eau avec d’autres secteurs des services « publics » au sein des mêmes grands groupes industriels et financiers multi-utilities multinationaux actifs sur les marchés boursiers.
Tout au privé
La deuxième thèse (aussi mystificatrice que la première) en découle : les entreprises privées ont le savoir, les connaissances, les compétences et… l’argent. A partir de ce postulat, le rôle des pouvoirs publics (Etat, collectivités locales) est de valoriser et soutenir la libre action des entreprises privées par des mesures appropriées, dans le cadre d’un Partenariat Public Privé (PPP) et de la gouvernance multi-acteurs (stakeholders). Un État « fort », donc, en tant que facilitateur de l’initiative privée au service de la liberté des consommateurs et des investisseurs. Jamais la culture anti-étatique, oligarchique et anti-sociale n’avait été aussi explicite et brutale dans le domaine de l’eau.
L’eau technologique
La troisième thèse est la plus « avant-gardiste » et la plus chargée d’inconnues et de dangers : l’eau technologique, salvatrice de l’humanité. Pour répondre à l’impératif de l’offre croissante d’eau bonne pour usages humains, les groupes dominants comptent sur trois moyens technologiques destinés, à leur avis, à garantir la sécurité et le développement économique futurs. Tout d’abord, ils mettent l’accent sur une plus grande productivité de l’eau. Produire davantage de biens et de services, et continuer à créer de la valeur pour le capital, avec moins d’eau. Appliquée à l’agriculture, par exemple, cette prescription se traduit par « more crops per water drop ». Ensuite, ils font la promotion des techniques de traitement des eaux usées et de leur recyclage pour usages domestiques, agricoles, etc. Depuis peu, les foyers de Singapour sont alimentés en eau recyclée. De plus en plus nombreuses sont les villes qui cherchent à assurer, par le traitement/recyclage, leur approvisionnement hydrique tous usages confondus.
Enfin, le dessalement de l’eau de mer continue de se développer. Après sa récente crise de pénurie, Barcelone s’est dotée de la deuxième plus grande station de dessalement européenne. Israël et la plupart des Etats de la péninsule arabique, ainsi que l’Espagne et les États-Unis, sont des gros producteurs et utilisateurs d’eau dessalée. La Chine vient d’ouvrir quatre stations de dessalement pour des villes de plus de 250 000 habitants.
En soi, ces développements sont à encourager. Les questions et les préoccupations surgissent au cas où ils devaient se faire sous l’égide et la maîtrise des capitaux privés, par des entreprises privées, selon les mécanismes de marché. Si tel devait être le cas, l’eau deviendra définitivement un produit industriel, une marchandise, un produit financier. Dans ce cadre, l’eau dessalée privée ne sera plus ni ne pourra être considérée comme un don de la vie, un bien naturel universel, un bien commun accessible et appartenant à l’humanité et à toutes les espèces vivantes, un droit humain. L’eau technologique, comme j’ai proposé de l’appeler, sera un bien essentiel et insubstituable pour la vie made by Veolia Water, American Water ou Blue Techno Corporation. Elle ne sera plus un « don du Ciel » (comme disent les musulmans ou les chrétiens), ni un don de Pachamama (comme le croient les populations amérindiennes), mais le produit commercial de NEWater, Suez, Agua de Barcelona, voire de Coca-Cola, Nestlé et Pepsi-Cola (producteurs de la soi-disant « Purified Water » commercialisée sous les noms de Dasani, Aquafina et Pure Life respectivement). La commercialisation de l’eau, au même titre que le pétrole ou le gaz, fera partie intégrante de nos modes de vie.
Mobilisation locale, nationale, mondiale
Au cours des cinquante dernières années, la mobilisation citoyenne pour l’eau a subi des mutations importantes. Au départ, la lutte pour le droit à l’eau pour tous et contre les dévastations des ressources hydriques a été le cœur de la mobilisation. Puis, à partir des années ’80, la bataille contre le démantèlement des services publics et leur privatisation ainsi que contre la marchandisation de l’eau est venue élargir, au nom de l’eau bien commun de l’humanité, les champs de la mobilisation et des enjeux.
Finalement, en 2010, les citoyens ont obtenu la reconnaissance de l’accès à l’eau en tant que droit humain, cela grâce surtout à l’engagement des gouvernements de certains pays d’Amérique latine. Des progrès marquants, mais locaux, ont été enregistrés un peu partout à travers le monde sur le plan de la défense du caractère public de la gestion des services hydriques. Un énorme travail reste à faire concernant la réalisation du droit à l’eau pour tous et la valorisation de l’eau en tant que bien commun public.
Aujourd’hui, la mobilisation citoyenne doit porter sur le « cœur idéologique » de la civilisation techno-marchande et financière, à savoir la prétention du capital privé mondial d’être propriétaire de la vie, et donc de l’eau. Elle doit se faire à trois niveaux : le local, ce qui signifie, en Europe, la ville, d’où l’importance des EGEB et leur portée européenne, liée à leur rente de localisation à Bruxelles, capitale de l’Europe. Le national/transnational. La politique de l’eau des États n’est plus dissociable du contexte transnational et continental en raison surtout de l’interdépendance économique, environnementale et politique étroite des États d’un même continent. Le mondial, car comme le démontrent tous les problèmes de nature planétaire qui déterminent aujourd’hui directement la vie quotidienne des 7 milliards d’habitants de la terre : il n’y a pas de solution « durable » et juste à tous points de vue si elle ne porte pas sur ses tenants et aboutissants mondiaux.
Riccardo Petrella
professeur émérite de l’UCL
Président de l’IERPE [6]
Cet article est disponible dans une version plus détaillée sur
http://blog.mondediplo.net/-Carnets-d-eau-.
[1] En anglais IWRM (Integrated Water Resources Management). L’adoption de la GIRE a été utilisée comme une condition à satisfaire, par les pays demandeurs, pour l’obtention de crédits de la Banque Mondiale dans le domaine de la gestion de l’eau.
[2] Voir Mémorandum pour un Protocole Mondial de l’eau par l’IERPE et le World Political Forum, 2009, www.ierpe.eu.
[3] La rareté est devenue, après la qualité de l’eau, le leitmotiv de la vision politique de la Commission européenne en matière d’eau. Voir Communication de la Commission du 18 juillet 2007 : « Faire face aux problèmes de rareté de la ressource en eau et de sécheresse dans l’Union européenne » et son troisième rapport de suivi, paru le 21 mars 2011 : COM (2011) 133 final.
[4] L’un des thèmes principaux à l’agenda de la conférence « Future of European Waters », organisée à Budapest les 24 et 25 mars 2011 par la présidence semestrielle hongroise de l’Union européenne, a été « Valuing Water ».
[5] The 2030 Water Resources Group, Charting our Water Future, 2009.
[6] IERPE : Institut Européen de Recherche sur la Politique de l’Eau.