Inter-Environnement Bruxelles
© IEB - 2021

On ne paiera pas

L’énergie : une grande partie des habitant·es de Bruxelles n’y pensait pas vraiment jusqu’à il y a peu. Pourtant, avec un quart de la population en précarité énergétique, ça aurait pu être un sujet d’attention collective. Maintenant qu’on ne peut plus l’éviter, et que c’est parti pour durer, le mouvement Don’t Pay Belgique propose d’organiser une solidarité à l’échelle des quartiers, à Bruxelles et dans d’autres villes de Belgique.

© Arnaud Lorne - 2023

Le mouvement Don’t Pay Belgique a été lancé à Bruxelles le 17 octobre 2022, Journée mondiale de lutte contre la pauvreté, lors d’une conférence de presse sauvage devant le siège d’Engie [1]. Ce mouvement, qui a rassemblé à son lancement des personnes issues des trois régions belges, propose d’organiser une autodéfense populaire à travers des rencontres dans l’espace public, des assemblées de quartier et la diffusion d’informations pratiques. Il affirme son refus de voir la population encore plus appauvrie et endettée, les comptes publics vidés et les caisses de la sécurité sociale encore affaiblies, tout cela principalement au profit des actionnaires d’Engie et de TotalEnergies [2].

Énergie trop chère : une situation qui va perdurer

La flambée des factures n’est pas nouvelle. Déjà en 2021, celles et ceux pour qui les fins de mois étaient difficiles sentaient bien que ça n’allait pas en s’arrangeant. Et, de fait, ça n’a fait qu’empirer, à tel point que, partout en Europe, on a vu des mouvements émerger pour d’abord rendre visibles les situations vécues par trop de personnes, mais aussi pour exiger une baisse des prix, et la sortie de l’énergie du marché privé. À Bruxelles, un quart de la population était déjà en précarité énergétique en 2021 [3]. Après une année de hausse quasi continue des prix, il n’est pas difficile d’imaginer que la situation est pire aujourd’hui. Alors, si on ajoute à ça les prix des logements qui n’arrêtent pas d’augmenter, ceux de la nourriture et d’autres produits de première nécessité qui ont suivi la même tendance, ce sont des dizaines de milliers de ménages [4] pour qui la hausse brutale des prix de l’énergie pourrait bien être le coup de trop.

Des mesures gouvernementales pour passer l’hiver sans trop de casse ?

Pour l’instant, les mesures gouvernementales, aux différents niveaux de pouvoir, sont restées décevantes : certes, elles permettent d’amortir le choc pour une partie de la population. Les différents moratoires sur les coupures d’énergie, l’extension du tarif social aux statuts BIM (Bénéficiaire d’intervention majorée), l’accès facilité aux statuts de client·e protégé·e, la baisse de la TVA ou les aides financières déduites des factures d’énergie [5] ont certainement permis d’éviter un appauvrissement trop rapide d’une partie conséquente de la population – et la contestation sociale qui va avec. Mais à de nombreux égards, ces mesures sont insuffisantes et ont de quoi susciter la colère :

D’abord, elles ne libèrent pas les usager·es de leurs impayés devenus des dettes à rembourser : ainsi, le statut de client protégé est une mesure de protection intéressante puisque, en cas d’incapacité à payer, elle permet à celles et ceux qui en font la demande de passer au tarif social et de protéger contre des coupures d’énergie. Mais elle prévoit que l’usager·e paiera l’intégralité des factures dues selon un calendrier qui conviendra au fournisseur – on ne commentera pas le rapport de force entre Engie ou Total d’une part et l’usager·e… Finalement, malgré ses avantages, le statut de client protégé déplace le problème dans le temps et laisse des personnes à la merci des rappels et autres sociétés de recouvrement, possiblement pendant des mois voire des années.

Ensuite ces mesures ont un coût colossal pour la collectivité : le tarif social, par exemple, est un tarif réduit que paie l’usager·e. Le fournisseur, lui, reçoit bien le tarif complet ! La différence est prise sur les budgets publics. Le tarif social est élargi aux statuts BIM depuis 2021, un élargissement qui a été reconduit à plusieurs reprises mais auquel le gouvernement a annoncé vouloir mettre un terme le 6 février 2023 [6]. Ce sont des centaines de millions d’argent public qui sont ainsi envoyés vers les fournisseurs d’énergie plutôt que de simplement imposer une baisse des prix qu’ils pratiquent (à ce sujet, la mesure euopéenne censée plafonner les prix n’a aucun effet vu les contraintes imposées à son activation). Pareil pour les primes : elles garantissent aux fournisseurs d’être payés, puisque c’est sur les budgets publics qu’ont été prises ces réductions de facture dont toute la population bénéficie, y compris les ménages aisés [7]. Finalement, on nous donne dans une poche pour reprendre dans l’autre, tout ça pour le verser à des entreprises qui n’ont d’autre objectif que de générer des profits pour leurs actionnaires et dirigeants.

Enfin, elles laissent des franges de la population à la merci des fournisseurs : d’un côté les travailleur·euses sans papiers à qui l’État refuse encore et toujours la régularisation et n’offre aucun répit, ainsi que d’autres personnes n’ayant pas accès aux aides sociales ; de l’autre une « petite classe moyenne » qui ne peut pas bénéficier de certaines aides et fait brutalement l’expérience des fins de mois difficiles.

S’appauvrir encore pour enrichir les actionnaires ? Non merci !

Pendant ce temps, Engie et Total Energies, les deux principaux fournisseurs d’énergie des Bruxellois·es, ont réalisé les profits les plus énormes de leur histoire, et ont déjà reversé des fortunes à leurs actionnaires – ils leur en promettent encore [8]. Tout cet argent, c’est celui qu’on n’a plus sur notre compte en banque à la fin du mois, celui qui justifie la destruction des services publics, celui qui cause la faillite de tant de petits commerces dans nos quartiers. C’est aussi celui que des actionnaires, des personnes déjà (très) riches, trop riches, accumulent encore et réinvestissent ailleurs, creusant encore les inégalités. Les pouvoirs publics les laissent faire, ils les laissent affirmer que ces profits se justifient car ils servent selon eux à garantir la sécurité de l’approvisionnement et à financer la transition. En réalité, plus de la moitié des profits d’Engie et de Total ont quitté ces entreprises sous forme de dividendes en 2022.

Ce que les pouvoirs publics échouent aussi à faire, c’est à se projeter dans quelques années : le gaz n’est pas une énergie d’avenir, c’est une énergie fossile dont le coût d’extraction va continuer d’augmenter ; les usages devront changer, et il nous faut repenser notre dépendance à l’énergie, en commençant par les plus gros consommateurs : les plus riches et les industries les plus inutiles ou néfastes. Ces changements n’arriveront pas par le haut : nous devons nous en emparer.

Les pouvoirs publics échouent aussi à se confronter aux producteurs d’énergie [9]. Pourtant, ni Engie, ni Total, ni les autres gros producteurs ne nous mèneront vers des usages sobres et appropriés de l’énergie : tant que l’énergie sera produite et fournie par des entreprises privées, nous serons poussés à consommer toujours plus, d’une manière ou d’une autre. La raison en est simple : ces entreprises poursuivent des objectifs de croissance et d’expansion permanentes. Le fait que les ressources s’épuisent et que leur combustion détruise la planète n’est pas un problème pour elles, tant que cela leur permet de maximiser leurs gains à court terme. Nous n’avons donc pas d’autre choix que de reprendre l’appareil de production en main en expropriant ces entreprises, car sans cela c’est la même course à la destruction environnementale et sociale qui va continuer.

Alors, affirmer qu’on ne paiera pas, qu’on ne sait pas ou qu’on ne veut pas payer, cela inclut tout cela : le refus de voir nos existences et celles des habitant·es de la ville dans laquelle nous vivons encore broyées davantage par ces logiques destructrices ; le refus de rester à la merci des fluctuations de marché qui ne manqueront pas de nous retomber dessus et de nous exploser à la figure, puisqu’aucune mesure structurelle sérieuse n’a encore été prise ; le refus de payer la facture différée, celle des coupes dans les dépenses publiques (dans la santé, l’éducation, les transports publics, le logement social etc.) qui compenseraient l’argent payé à Engie, Total, Luminus, Mega et les autres.

Tant que l’énergie sera produite et fournie par des entreprises privées, nous serons poussés à consommer toujours plus, d’une manière ou d’une autre.

Une proposition

Malgré la baisse des prix sur les marchés de gros ces dernières semaines et le sentiment d’accalmie que certain·es peuvent éprouver grâce aux primes et à l’indexation des salaires, les prix restent trop élevés et ce qui s’est passé en 2022 peut se répéter à tout moment. Le mouvement Don’t Pay Belgique propose donc de construire une solidarité à l’échelle des villes et des quartiers, et entre ceux-ci. Se rencontrer, prendre le temps de se parler et d’écouter nos situations respectives, se soutenir et tenter de trouver des solutions ensemble, s’organiser pour ne plus se laisser faire. La situation que nous subissons n’est pas une fatalité et il est possible de faire autrement.

Dans de nombreux pays d’Europe, de tels mouvements sont apparus. D’abord en Angleterre, d’où le mouvement est parti : Don’t Pay UK y a appellé à une grève des factures en décembre 2022 alors qu’iels étaient plus de 250 000 (sur le 1 million qu’iels appelaient de leurs vœux) à s’être déclaré·es prêt·es à cesser leurs paiements. Beaucoup plus récemment, en Allemagne, à la mi-janvier, Wir Zahlen Nicht, qui s’appuie entre autres sur un puissant mouvement de lutte pour le droit au logement, a aussi pour objectif de rassembler 1 million de personnes et de lancer une telle grève. Dans d’autres pays, comme la Grèce, se défendre prend d’autres formes : des groupes d’habitant·es s’organisent pour apprendre à rétablir l’électricité qu’on leur coupe, puisque rien ne les protège de la violence des pratiques des entreprises privées.

En Belgique, la situation est assez différente de l’Angleterre ou de la Grèce : alors que la population britannique subit depuis des dizaines d’années la violence d’une économie libéralisée avec quasi aucune mesure de protection sociale, et que la population grecque subit depuis plus de dix ans la casse de tous ses services publics et un appauvrissement généralisé, la Belgique dispose encore d’un tarif social, les régions de statuts de client protégé, et des mesures supplémentaires ont été annoncées au fil des derniers mois. Cela nous laisse un peu plus de temps, pour construire un mouvement, pour comprendre ce qui nous arrive, remettre en question le discours dominant, et progressivement faire nombre. Cela nous laisse aussi le temps de nous lier avec d’autres mouvements : soutenir les grèves des travailleurs et travailleuses des CPAS, relayer des initiatives menées par des collectifs dans différentes villes de Belgique, renforcer des groupes d’habitant·es déjà organisé·es, etc.

Ça va durer longtemps, alors il faut tenir

Don’t Pay Belgique a déjà rassemblé des personnes dans différentes villes de Belgique : Bruges, Bruxelles, Leuven, Liège... et d’autres devraient suivre bientôt. À Bruxelles, deux assemblées ont déjà été organisées : la première, qui a eu lieu fin novembre, a rassemblé une soixantaine de personnes et s’est entre autres donné pour objectif de lancer des dynamiques locales, par quartier. La seconde a eu lieu mi-janvier à Saint-Gilles : la quarantaine de personnes présentes s’est montrée déterminée à créer un espace d’entraide et d’action collective par et pour les habitant·es du quartier. D’autres assemblées de quartier pourraient voir le jour bientôt.

Si vous souhaitez rejoindre une dynamique locale ou en initier une, vous pouvez contacter des membres du mouvement en écrivant à contact@dont-pay.be. Ils et elles pourront vous informer de prochains rendez-vous, vous soutenir dans votre démarche de lancement d’une assemblée sur le sujet de l’énergie, ou vous mettre en lien avec d’autres personnes de votre commune.

Si vous souhaitez soutenir le mouvement d’un peu plus loin, vous pouvez : parler de la campagne et de l’existence des assemblées autour de vous, imprimer une affiche et la mettre à votre fenêtre, contribuer financièrement, suivre le mouvement sur les réseaux « sociaux » et partager ses publications, ajouter votre prénom et votre email au compteur en ligne pour montrer votre solidarité et être tenu·e informé·e, partager des brochures d’autodéfense pratiques avec votre entourage. Toutes les ressources se trouvent sur le site de https://www.dont-pay.be

Affirmer qu’on ne paiera pas, qu’on ne sait pas ou qu’on ne veut pas payer, cela inclut tout cela : le refus de voir nos existences et celles des habitant·es de la ville dans laquelle nous vivons encore broyées davantage par ces logiques destructrices.


[1Communiqué disponible sur Stuut.info : stuut.info

[2Engie et TotalEnergies concentrent 86 % du marché de l’énergie à Bruxelles. À l’échelle de la Belgique, il faut compter avec Luminus : les trois fournisseurs ensemble représentent 80% du marché.

[3Voir Bruxelles en mouvements n°315 : Énergie sous haute tension..

[4En Wallonie, se sont 260.000 personnes qui avaient déjà reçu une mise en demeure fin octobre 2022 selon le patron de la FGTB wallonne interviewé par la RTBF.

[5Pour chacune de ces mesures, Don’t Pay Belgique propose une information détaillée, établie avec l’aide de juristes et de travailleur·euses sociales : https://www.dontpay.be/se-defendre-individuellement/

[6Cette decision va avoir des conséquences désastreuses sur les miliers de ménages concernés, voir le communiqué de la Coordination Gaz-Électricité-Eau du 9 février.

[7Les primes les plus importantes (135 euros de déduction par mois sur les factures de gaz et 61 euros pour l’électricité) sont destinées à tout le monde, mis à part les bénéficiaires du tarif social. Cela inclut donc les ménages riches (et très riches), qui devront juste en repayer une partie sous forme d’impôts.

[8Engie promet de distribuer deux tiers de ses profits à ses actionnaires. Tant Engie que Total Energies ont payé des dividendes à leurs actionnaires même lorsqu’elles essuyaient des pertes, en 2020.

[9Ils refusent aussi de se confronter aux propriétaires-bailleurs : consommer moins d’énergie nécessite principalement de rénover mais, sans contrôle sur les loyers, ces rénovations mèneront à des augmentations de loyers et à des expulsions.