Pour quelles raisons vouloir planifier un nouveau développement de ce site ? Les activités existantes, toujours extrêmement vivaces, ne risquent-elles pas d’en pâtir ? Petit tour d’horizon des projets actuellement à l’étude et des questions qu’ils soulèvent.
C’est en 2008 que la société Abatan, gestionnaire du site depuis 1983, a décidé de de lancer un plan dressant les grandes lignes de son futur développement. Plusieurs raisons sont à l’origine de ce choix...
D’une part, il est incontestable que certaines parties du site nécessitent des rénovations, et en particulier la grande halle qui n’a pas été entretenue depuis fort longtemps. Classée en 1988, sa rénovation n’en est encore qu’à ses balbutiements. En ce qui concerne les infrastructures de l’abattoir sur le site, les développements successifs et les investissements ponctuels n’ont pas permis de répondre de manière satisfaisante à toute une série d’enjeux et de besoins.
D’autre part, Abatan a obtenu un subside européen FEDER pour un projet de halle alimentaire (marché couvert et stock de marchandises, mélangeant marchands de viande et d’autres denrées), auquel s’ajoute un volet logement destiné à combler deux dents creuses en bordure du site.
Outre ces deux éléments, les nombreux pro-jets privés et publics de transformation de sites économiques et d’aménagement des quartiers bordant le canal ont fait craindre à Abatan de perdre la main et de voir des promoteurs immobiliers s’intéresser d’un peu trop près à leur site. La publication de dessins transformant le site a alimenté cette crainte. Le fait que l’agence régionale Atrium (qui souhaite « casser l’image du quartier des bonnes affaires ») ait présenté à Abatan un développeur hollandais intéressé à lancer un projet immobilier sur le site a été un catalyseur, décidant le Conseil d’Administration d’Abatan à se lancer dans l’aventure tout en cherchant à rester maître de la situation. L’offre des Hollandais fut donc déclinée et Abatan embaucha un conseiller en développement de projets, une conseillère en marketing et fit appel aux services d’un bureau d’architecture et d’urbanisme.
À cela s’ajoute l’existence d’un PPAS (Plan particulier d’affectation du sol) adopté par la Commune d’Anderlecht en 2005, mais dont l’élaboration a commencé plusieurs années plus tôt, qui épouse l’organisation actuelle du site et fige toute possibilité de développement futur. Raison supplémentaire pour Abatan de lancer de nouveaux projets de planification afin de convaincre la Commune d’Anderlecht de la nécessité de réaliser un nouveau PPAS.
Si l’évolution du marché de la viande et ses implications sur l’avenir de l’activité d’abattage semblent curieusement absentes de la réflexion [1], les mesures d’hygiène sont par contre au cœur des préoccupations d’Abatan. Ces normes toujours plus strictes, et sans doute excessives, sont dictées par les instances européennes et inspectées par l’AFSCA. Calquées sur les grands abattoirs industriels, elles rendent d’autant plus compliquée l’organisation d’un abattoir de taille moyenne en milieu urbain, comme de toute la filière liée au marché de la viande.
Mais les investissements voulus par Abatan sont-ils une réponse à ces diverses préoccupations ou sont-ils aussi régis par une volonté de rentabilité financière maximale, avec pour risque de coincer le site et ses abattoirs dans une vision à court terme, exempte de toute ambition à participer à un projet de société plus large, et d’assurer par là même la pérennité des activités d’abattage en milieu urbain ? La société Abatan prétend, au contraire, que le plus rentable pour elle serait le statu quo, et que son principal souci est de garantir la continuité à long terme des activités existantes.
« Master Plan 2020 » ou « Plan stratégique 2030-2040 » ?
Après un « Schéma directeur 2008-2018 », un premier Master Plan fut élaboré et présenté aux autorités en 2009. Appelé « Abatan 2020 », il visait à densifier sensiblement le site et pensait peu sa relation avec son environnement. L’ambition ? Faire du site le « ventre de Bruxelles », doté d’un marché d’élite lorgnant vers la clientèle internationale débarquant du Thalys et de l’Eurostar, donner plus de visibilité au site avec la création d’un parvis, le renforcement des activités des caves de Cureghem avec la construction d’une « black box » destinée à des activités événementielles, améliorer les connexions urbaines,... Les activités d’abattage seraient réduites et déplacées le long du canal, laissant planer un flou sur les intentions réelles d’Abatan à cet égard.
Une des principales critiques opposées à ce projet par le « Maître architecte » de la Région bruxelloise fut son absence d’inscription dans une vision plus large du site. Abatan comprit ainsi son intérêt à dialoguer davantage. Il persista néanmoins dans un travail mené en chambre, mais cette fois en impliquant quelques acteurs publics (Maître architecte, commune), associatifs (la Platform Kanal) et privés (l’école Erasmus, La Cambre architecture et certains acteurs économiques actifs aux alentours du site)... Ce rassemblement prit notamment la forme d’une « chambre de qualité » qui se réunira à quelques reprises pour discuter des options prises dans l’élaboration du Master Plan et du projet FEDER.
Suite à une présentation publique du Master Plan en 2011, ce furent les craintes et les critiques de diverses associations qui s’exprimèrent. Abatan expliqua alors qu’il ne s’agissait que de propositions, de pistes de réflexion et que le terme de Master Plan était d’ailleurs peu approprié à sa démarche. Il déclara lui préférer l’idée d’un « plan stratégique » dont l’échéance serait plutôt celle des années 2030-2040.
En mars 2012, c’est pourtant un nouveau Master Plan qui fut présenté à la presse. Si celui-ci maintient une série d’options prises par son prédécesseur, il intègre néanmoins une série de remarques émises notamment par le Maître architecte. Ainsi, la densification s’opère différemment : si un « parvis » est toujours créé à l’entrée du site, un grand espace est aussi dégagé autour de la halle. Plusieurs « entrepôts urbains » (structures sur plusieurs étages permettant d’accueillir des activités diverses) sont créés autour de cette « Grande Plaine de Bruxelles », principalement du côté du canal. La halle alimentaire prévue dans le projet FEDER est à considérer comme un premier entrepôt urbain, d’autres accueilleraient le nouvel abattoir, le concept événementiel de black box et d’autres activités encore non définies (activités économiques, logistiques, culturelles, éducatives,… ).
Quels liens avec le quartier et la ville ?
Au vu de cette réflexion urbanistique, on est en droit de se demander à quelles questions et problèmes réels est censée répondre cette nouvelle vision du site. Sans que cela soit clairement explicité, les plans élaborés semblent notamment se baser sur une perception de Cureghem qui s’ancre dans une vision très lisse d’un Bruxelles tourné vers l’attractivité supra-locale, voire internationale en raison de la présence à proximité de la gare TGV.
Les abattoirs d’Anderlecht ont toujours entretenu un lien particulier avec le quartier de Cureghem. Historiquement, ils ont constitué un pôle de développement économique et même académique important. école vétérinaire, tanneries, savonnerie, industries de conditionnement alimentaire qui s’étendaient le long du canal et dans les rues adjacentes. Au-delà du quartier, son rôle se définissait, et se définit encore, comme un pôle agro-alimentaire régional voire national. Cette fonction de base a connu des évolutions négatives ces trente dernières années, comme l’ensemble du quartier : dégradation de l’habitat et des équipements de services, faiblesse des espaces publics et verts,… On voit bien que la réponse à la question n’est pas si simple et que les enjeux et les préoccupations d’Abatan, des politiques et des habitants sont souvent fort différents et qu’ils mènent parfois à des conflits d’intérêts puisque le bien-être des habitants et de la population ne va pas toujours de pair avec les ambitions économico-politiques portées par Anderlecht et la Région bruxelloise.
Un site pour une clientèle internationale ?
Si on ne peut ignorer le rôle économique et social joué depuis sa naissance par Abatan à Cureghem, on s’étonnera de l’importance des éléments exogènes constamment mobilisés dans son discours sur la transformation du site. Dans l’imaginaire déployé autour du « futur ventre de Bruxelles », le public du Thalys et de l’Eurostar côtoie les produits d’alimentation de luxe venant de Corse ou d’Ardèche, les congressistes venant se réunir à Bruxelles, les images de marchés étrangers contribuant au marketing urbain (Lyon, Barcelone,..), etc. Les besoins des marchands, des grossistes et des habitants du quartier ne semblent plus prioritaires. Il y aurait pourtant beaucoup à faire dans l’optique de mettre en valeur prioritairement l’existant (c’est-à-dire un abattoir en fonctionnement et le plus grand marché populaire de Bruxelles, fréquenté essentiellement pour son énorme choix et ses prix bon marché), de privilégier les potentialités locales et les liens économiques avec les quartiers avoisinants.
Au contraire, le projet s’inscrivant dans le grand mouvement de transformation des abords du canal, risque d’être utilisé pour favoriser une « revalorisation » de Cureghem produisant une hausse des valeurs foncières et des loyers, de sorte que les habitants actuels ne seront plus en mesure de rester dans le quartier. De plus, telle qu’elle se dessine actuellement, la vision d’Abatan repose en partie sur des fantasmes. Rien ne garantissant, par exemple, qu’une clientèle huppée intéressée par des produits de luxe vienne faire ses courses à cet endroit, ni que les organisateurs de congrès soient attirés par cet endroit pour venir se réunir – d’autant qu’il existe déjà à Bruxelles nombre de lieux voués à ces types d’activités et qu’ils sont situés dans des quartiers probablement plus adaptés.
S’il est indéniable que l’état actuel du site nécessite des rénovations, que le fonctionnement des activités existantes peut être amélioré et qu’Abatan se voit obligé de jongler avec de très nombreux paramètres d’une grande complexité, il est néanmoins permis de douter que les pistes proposées dans les premières ébauches, qui sont pour l’instant sur la table, constituent une réponse satisfaisante. Ces problèmes sont d’ailleurs peu objectivés, aucun diagnostic n’ayant été établi au préalable afin de pouvoir réfléchir à l’avenir d’un tel site. Le projet ressemble à une fuite en avant, une direction forcée à l’aveugle.
Une mixité non fonctionnelle ?
Le Master Plan se prévaut du concept de mixité fonctionnelle, qu’on aime appliquer à Bruxelles à toutes les sauces pour justifier des opérations immobilières parfois en total décalage avec les besoins urgents de notre ville. Il est pourtant évident que le principe de mixité à une si petite échelle n’est envisageable que pour certains types d’activités dont le degré de compatibilité présente un réel intérêt. On connaît par exemple les conflits que suscite la cohabitation proche de logements avec des activités productives. Ainsi, se pose la question des incidences que pourrait avoir la cohabitation sur le site des Abattoirs de fonctions de logement ou de centre de congrès, juste à côté d’un abattoir et d’un grand marché populaire.
La configuration des abattoirs d’Anderlecht est certainement à repenser, mais dans une optique de valorisation et de consolidation de ce patrimoine et de son unicité tout en l’adaptant pour qu’il puisse revêtir dans un avenir proche tout son potentiel d’abattoir assumé, intégré dans le tissu de la ville et visité par ceux qui en consomment le produit. La fuite en avant qui consisterait à développer d’autres activités sur le site dans l’espoir de stabiliser l’économie du lieu est une fausse bonne solution.
La mixité devrait s’entendre non pas comme un agrégat d’activités éparses, n’ayant aucun lien les unes avec les autres, mais comme une continuité d’activités connexes dont la proximité renforce le potentiel de développement. Ce n’est pas uniquement en proposant un concept de bâtiment générique adapté à toute activité que les solutions seront trouvées pour adapter l’abattoir à son environnement urbain. Il est peu probable qu’un lieu événementiel puisse cohabiter harmonieusement avec une activité d’abattage et de maraîchage populaire. Or la mise en tensions d’activités incompatibles a souvent pour conséquence l’éviction de celles qui sont jugées moins rentables au profit d’autres plus désirables aux yeux des promoteurs et des décideurs politiques.
Ces risques sont réels, la tentation est palpable de se diriger vers une densification et une diversification des activités sur ce site de Cureghem. Les développements qui précèdent démontrent pourtant tout le potentiel et la richesse du site. Abatan annonce d’ailleurs qu’il fera procéder en 2012 à une étude de faisabilité technique et économique d’un abattoir urbain, ce qui devrait constituer en bonne logique un préalable à toute réflexion urbanistique.
Le rôle des pouvoirs publics
L’absence de suivi et d’implications des autorités locales dans le projet d’Abatan est interpellante. Certes, le premier volet du projet (la création d’un marché couvert avec magasins fixes) fait l’objet d’un suivi dans le cadre du projet FEDER. Mais peu d’interrogations émergent sur l’impact d’une telle transformation sur l’ensemble des activités du site et sur le quartier environnant. Ne devrait-on pas questionner l’inefficacité des trois contrats de quartier réalisés autour des abattoirs, et le fait qu’ils se soient arrêtés aux limites du site des abattoirs ? Or, les histoires de ce quartier et de ce site sont intimement liées.
Comment se fait-il qu’un site d’une telle ampleur, porteur d’une telle charge historique et d’un tel potentiel économique puisse subir une transformation majeure sans que les édiles locaux et régionaux n’interviennent pour cadrer l’intégration urbaine du projet ?
Plus qu’un développement immobilier à grande échelle, ce dont a besoin la ville, ce sont des projets intégrateurs qui connectent ses fonctions économiques, sociales et culturelles aux besoins des habitants et des usagers de son territoire en veillant à ne pas créer de déséquilibre dans ces usages et fonctions au profit d’une élite minoritaire.
Question de méthodologie
Il est anormal que les pouvoirs publics laissent une société privée définir la planification d’un site de telle ampleur ; d’autant qu’Abatan, société créée par des abatteurs et des grossistes pour gérer un abattoir, est plus que probablement mal outillée pour se confronter seule à de tels enjeux urbanistiques. De plus, elle ne dispose pas des fonds nécessaires pour mener à bien ses projets. Elle aura donc besoin d’aides publiques ou d’investissements privés pour y arriver.
La méthode utilisée jusqu’à présent pose donc question. Le statut quasi privé du site (géré par un acteur privé sur un terrain appartenant au public) permet à Abatan d’œuvrer comme elle l’entend dans la gestation d’un Master Plan qui n’aura au final aucune valeur légale et qui aura été élaboré sans concertation publique. Si Abatan montre aujourd’hui sa volonté de communiquer sur ses projets envers les premiers concernés (marchands, découpeurs, grossistes, voisins...), cela reste trop timide à nos yeux. C’est un débat de société que pose la transformation des abattoirs, supposant un changement radical de méthode de travail. Un véritable débat public ne peut avoir lieu sans qu’ait été mis en place un processus démocratique, avec un débat contradictoire, qui ne gomme pas les oppositions, aide à l’expression des différentes positions, un débat qui soit fondé sur la participation et la concertation. Cela requiert du temps, des moyens et de la volonté. L’enjeu le mérite amplement.
[1] L’arrivée de produits de grande consommation comme la viande in vitro risque pourtant de bouleverser complètement l’industrie de la viande, voire même de mettre un terme à la reproduction des animaux d’élevage.