Les projets immobiliers d’envergure s’alignent le long du canal, en particulier à Molenbeek. Avant l’enquête publique, ils font l’objet de négociations préalables entre les promoteurs et la Région, et reçoivent l’aval du maître-architecte. Dès lors, quelle est la marge de manœuvre de la commission de concertation et des autres processus de démocratie urbaine ? Et à quels besoins et demandes ces projets répondent-ils réellement ?
Depuis quelques années, les quartiers situés de part et d’autre du canal sont soumis à une pression immobilière intense. Une multitude de constructions de moyenne ou grande envergure y sont projetées : du Plan d’aménagement directeur « Porte de Ninove » à l’urbanisation du site de Tour & Taxis, en passant par les projets Dépôt Design, tour Sainctelette, ou encore la démolition-reconstruction des bâtiments de la KBC. Aux dires de promoteurs actifs dans cette partie de la ville, l’adoption en 2014 d’un « Plan canal » par le gouvernement régional a été pour eux un signal très clair. Il a indiqué la volonté des pouvoirs publics de mener une transformation profonde de ces quartiers structurés par une longue histoire industrielle et d’accueil de l’immigration populaire. Le canal y était moins loué pour sa fonction industrielle et logistique, qui permet à la fois de limiter le transport routier et de créer de l’emploi peu qualifié, que pour son potentiel récréatif et esthétique qui, à en croire les discours marketing des promoteurs immobiliers, conférerait une indéniable « plus-value » aux logements qu’ils projettent d’y construire.
Le Vieux Molenbeek connaît des conditions sociales parmi les plus précaires.
Les quartiers centraux traversés par le canal concentrent plusieurs caractéristiques sociodémographiques à prendre en compte pour comprendre leurs dynamiques et leurs besoins. Tout d’abord, cette zone est l’une des plus dense de la région. Selon les statistiques du Monitoring des quartiers la densité de la population dans le Molenbeek « historique » est de 24 900 habitants/ km², quand celle du centre de Jette est de 13 431 habitants/km² ou celle du centre de Boitsfort de 3 713 habitants/km². Le périmètre abrite aussi une population dont l’âge moyen est l’un des plus bas de la Région bruxelloise : les enfants de moins de 3 ans y représentent près de 5 % de la population, les moins de 18 ans 30 % et les moins de 30 ans non loin de 50 % (Statbel, 2019). C’est par ailleurs un des quartiers bruxellois qui est marqué par des conditions sociales parmi les plus précaires et les revenus les plus bas.
Ces données chiffrées éclairent les besoins premiers du quartier en logements bon marché, en équipements et services collectifs/publics (crèches, soutien scolaire, lieux de formation, espaces publics, espaces verts…). Ce n’est pourtant pas ce que proposent les opérations immobilières d’ampleur qui y prennent place et qui font d’ailleurs très régulièrement l’objet de contestations populaires.
À ces besoins urgents s’ajoute la demande de la part des habitant·e·s de pouvoir être entendus et de voir leur avis et propositions pris en compte. Une demande d’autant plus pressante qu’avec les Plans d’aménagement directeur (PAD) et leur ampleur régionale, touchant de ce fait un nombre très important de Bruxellois·e·s, le manque de concertation avec les habitants·e·s atteint (ce que l’on ose espérer être) un paroxysme.
Dans le PRDD approuvé en 2018 qui exprimait les intentions de la Région pour le développement urbain du territoire bruxellois, on pouvait lire des intentions louables : densification maîtrisée répartie sur la première et la seconde couronne, une dé-densification des quartiers déjà trop denses [1], un espace vert de plus d’un hectare tous les 400m et de moins d’un hectare tous les 200m [2] etc.
La littérature et les expériences urbaines qui prônent la densification et décrivent les bonnes pratiques accordent une attention particulière à l’équilibre entre le nombre de la population et les équipements disponibles, les transports en commun, les espaces verts… Ces critères de réussite doivent également être mis en place en tenant compte des projets densifiant les environs et reposer avant tout sur la participation des habitants, un prérequis à une densification réussie. Un autre prérequis indispensable est aussi de mettre en place des mécanismes de régulation du prix des loyers afin que les populations initialement présentes dans les quartiers n’en soient pas évincées.
Les différents projets proposés le long du canal à Molenbeek semblent pourtant se réaliser sans prise en compte de ces éléments ni de leurs effets respectifs cumulés. Le même problème se pose d’ailleurs à l’échelle régionale où de nombreux projets d’ampleur se dessinent sans que des études ne soient réalisées sur leurs impacts cumulatifs.
De plus, les logements proposés dans ces divers projets ne présentent en rien les garanties de contribuer à enrayer la crise du logement abordable. Au contraire, nous sommes devant des projets spéculatifs (« produits financiers »), vecteurs principaux de la gentrification des quartiers populaires.
Aujourd’hui, qui plus est dans un contexte (post-)Covid, le « boom démographique » ne peut plus servir de prétexte aux programmes immobiliers démesurés. Le gouvernement, en se référant au PRDD, continue de mettre en avant l’argument du boom démographique pour justifier la construction d’un grand nombre de nouveaux logements. Les promoteurs immobiliers lui emboîtent le pas. Or le PRDD a été élaboré sur la base de prévisions démographiques de 2015, influencées par le pic d’immigration internationale des années 2010 et la crise migratoire de l’époque. Elles tablaient sur une population de 1 234 737 en 2020 (+ 12 000 habitants par an en moyenne), et de 1 406 195 en 2040 (+ 9 000 habitants par an en moyenne).
La finalité ne serait plus de s’acculturer au modèle dominant mais plutôt d’être producteur de culture.
Les projections ont depuis lors été revues très fortement à la baisse. Dans les faits, depuis 2015, la croissance a été de + 8 000 habitants par an, mais surtout les nouvelles prévisions du Bureau du plan tablent désormais sur moins de 3 000 habitants supplémentaires par an d’ici à 2040.
D’autant que plus que le nombre d’habitants attendus, c’est celui du nombre de ménages qu’il aurait fallu connaître et qu’il faut toujours regarder pour évaluer les besoins en logements (un ménage = les personnes vivant sous le même toit). Or, déjà en 2015 et encore plus maintenant, la Région bruxelloise fait exception au reste de la Belgique avec une taille de ménage en augmentation. Si l’on se réfère aux dernières prévisions (post-Covid), le nombre de ménages (et donc de logements) ne devrait augmenter que de 860 par an en moyenne d’ici à 2040.
À titre de référence, selon Statbel, les permis de bâtir octroyés au cours des dix dernières années pour de nouvelles constructions à Bruxelles représentaient en moyenne 1 850 logements par an. L’offre actuelle de logements, en termes quantitatifs, est donc plus que suffisante. Le gouvernement voulait passer à 7.000 logements supplémentaires par an, ce qui est totalement démesuré. Avec la crise économique qui se profile, le risque d’une bulle immobilière de logements privés est donc bien réel, avec comme conséquence un risque élevé de « nouveaux chancres »… alors que le nombre de logements à rénover ne manque déjà pas à Bruxelles.
Par contre, c’est du côté qualitatif que le bât blesse. D’une part, les nouveaux habitants attendus étant surtout des nouveau-nés, les logements, mais aussi les équipements, doivent pouvoir s’adapter aux besoins des familles. D’autre part, une large partie des nouveaux habitants sont attendus dans des quartiers défavorisés, alors que le nombre de logements sociaux ou de logements bon marché ET de qualité augmente très lentement et restera encore longtemps insuffisant en regard des besoins.
Les nouveaux développements immobiliers ne répondent pas aux carences rencontrées dans ces quartiers centraux désormais convoités, pas plus qu’aux objectifs de « densification maîtrisée » annoncés par le Plan régional de développement durable (PRDD). Leur raison d’être essentielle semble ailleurs : tirer profit de nouvelles rentes de localisation le long d’un canal que de multiples acteurs publics, privés et mêmes associatifs s’échinent depuis plusieurs années à présenter comme « plein de potentiel » sur le plan résidentiel, commercial ou des loisirs.
Leur nombre et la manière dont ils sont mis en œuvre soulèvent de nombreuses interrogations concernant la démocratie urbaine et le souci de nos élu·e·s de répondre aux besoins des habitant·e·s plutôt qu’à ceux du marché.
La crise sanitaire que nous avons traversée dévoile et renforce les inégalités d’aménagement du territoire. Il est du rôle des pouvoirs publics de réduire ces inégalités dans le cadre d’un processus démocratique contrant la logique spéculative et de proposer une densification du bâti qui serve à améliorer les conditions de vies des habitants actuels.
Ancien travailleur d’IEB