De la médiation culturelle avant l’heure à l’autonomie pour la nouvelle avant-garde de Bruxelles, quelques moments du parcours de Mohamed Ouachen.
Marianne : Mohamed, tu occupes une place particulière de témoin et d’acteur attentif du champ culturel, avec cette double pratique d’artiste et de relais des cultures dites « populaires », issues principalement de la communauté marocaine de Bruxelles. Mohamed, c’est quoi cette histoire de scénario et projet de film de 2009 ?
Mohamed : On est en 2008. Je travaille avec Jacques Boon [1], comme co-scénariste sur un projet de film qui s’appelle « Battle ». Avec flamands et francophones. On termine le scénario, les Flamands le soutiennent et puis ça devient difficile du côté francophone. On va donc à la RTBF qui s’occupe de la production.
Marianne : Carine Bratzlavsky ?
Mohamed : Non, Arlette Zylberstein. On est en réunion : il y a Jacques Boon, le co-scénariste, Gérald Frydman de la production, et moi qui suis aussi censé réaliser. Arlette Zylberstein a lu le scénario et elle nous balance assez rapidement qu’il faut retravailler.
Marianne : C’était quoi le scénario ?
Mohamed : L’histoire d’un groupe de jeunes à Bruxelles qui ont la passion du hip hop et le rêve de devenir des stars du break dance. Ils sont confrontés à leur réalité sociale, c’est un conflit entre la réalité et le rêve. Et un des personnages, c’est Bruxelles, donc ça doit être tourné intégralement à Bruxelles. L’idée est de faire un portrait des artistes danseurs de hip hop de Bruxelles. Arlette Zylberstein nous dit clairement que le personnage du père est trop gentil, que ce genre de père n’existe pas, qu’elle voyait un père barbu qui impose à sa fille de porter le voile. Voilà.
Marianne : Elle dit ça ?
Mohamed : Oui, elle dit ça. Moi, je reste sympa, je regarde Jacques et Gérald qui bondissent sur leur chaise, qui interviennent... Là-dessus, elle nous lance que le film ne va pas marcher.
Marianne : Que ce n’est pas assez manichéen ?
Mohamed : Oui, qu’il faut plus de conflits entre le père et le fils, que ça va trop bien. Alors, je lui dis que ça ne fait pas partie de ma réalité personnelle, que ça existe peut-être, mais que je raconte des choses dont je me sens proche. Elle me redit que ça ne va pas marcher. Je lui réponds Mais qui êtes-vous pour dire que ce film ne va pas marcher ? C’est un point de vue cinématographique sur ce qu’est la ville et ses Bruxellois. Il faut lui donner sa chance pour qu’il puisse être vu, et c’est au public de juger. Cette rencontre m’a fort marqué. Je me suis dit si la personne qui s’occupe de la production à la RTBF pense comme ça, ce n’est pas demain que je verrai un film auquel moi et la plupart des Bruxellois que je connais pourrons nous identifier. Les Flamands ont donné une aide à l’écriture, on a senti qu’ils étaient plus intéressés. Ils étaient prêts à produire le film, mais ils voulaient un réalisateur connu du côté néerlandophone. Moi, je n’étais connu nulle part.
Marianne : Ils avaient des idées de réalisateurs ?
Mohamed : Oui, ils ont proposé des noms assez connus. Mais moi, je voulais que le film soit un peu fidèle à son écriture, tourné à Bruxelles notamment. À partir du moment où c’était tourné par des néerlandophones, il aurait fallu une partie en néerlandais. Et puis la peur que ce soit tourné à Gand et pas à Bruxelles...
Marianne : Toi, à la base, tu souhaitais le réaliser ? On est bien d’accord, tu n’as jamais fait d’école de réalisation, n’est-ce pas ?
Mohamed : Non, j’étais en formation de monteur. C’était une formation de la Ville de Bruxelles. Un des animateurs était Philippe Bougheriou. C’est par ce biais-là que j’ai réalisé mon premier film, « Saïd » – premier prix du festival Utopie en 1995, diffusé à la RTBF, dans des écoles, etc.
Marianne : C’est à la suite de cette aventure que tu es engagé à Télé Bruxelles pour « Coup de Pouce » ?
Mohamed : Non, c’est venu beaucoup plus tard. À la suite de « Saïd » je me suis inscrit dans une formation en arts du spectacle dont on ressort avec un brevet d’animateur pour former des jeunes à la vidéo. Ça m’a permis de travailler avec Daniel Detemmerman, un gars formidable qui travaillait en collaboration avec le CVB [2] via Christian Van Cutsem. Ils savaient que je faisais du théâtre, des films, que j’étais déjà très actif à ce moment-là. Ils m’ont dit Écoute, on est en train de réfléchir à un projet. Ça te dit d’entrer dans cette aventure ? Et on se retrouve à trois. C’est comme ça que le magazine « À haute voix » est né. On faisait un magazine tous les mois sur la place des jeunes dans les émissions TV. C’était pour le Festival Cinéma Méditerranéen de Bruxelles en 1997.
Marianne : Et cette émission, était diffusée en télévision ?
Mohamed : Non, elle n’avait pas de diffusion télé. Elle était diffusée dans les Maisons de jeunes. On faisait le tour des Maisons de jeunes en discutant et en échangeant à chaque fois sur des thématiques complètement différentes. C’était tourné en extérieur. On investissait une place à chaque émission et on invitait des jeunes. C’était eux qui définissaient l’atelier vidéo. Au Festival Cinéma Méditerranéen, on a été invités à présenter un des magazines dans un panel de chaînes de télévision. Canal C et Télé Bruxelles furent les seules à venir, si je me souviens bien... C’est là que Marc de Haan – rédacteur en chef à Télé Bruxelles à l’époque – nous a lancé un défi après un mini débat : Est-ce que vous seriez capables, une fois tous les 15 jours, de faire une émission ? OK, c’est parti !
Marianne : C’est là que tu fais « Coup de Pouce », avec cette énergie unique. Et tu es resté combien de temps ?
Mohamed : De 1998 à 2002.
Marianne : C’est fou parce que les gens s’en souviennent, or c’est moins long que ce que je pensais.
Mohamed : Parfois, je rencontre des gens qui pensent que je fais encore « Coup de Pouce » aujourd’hui.
Marianne : Tu as positivement accueilli « Réouverture des Halles de Schaerbeek », je voudrais juste que tu nous expliques pourquoi ?
Mohamed : Quand tu m’as parlé de ce projet, je revenais du Portugal. Avec ma femme on avait été dans une sorte de marché, dans de grandes halles, pleines de stands de nourritures différentes, l’ambiance était super chouette, les gens ne se connaissaient pas forcément, et tu pouvais facilement te retrouver dans un salon avec d’autres personnes... Et quand tu m’as parlé de ce projet-là, quand j’ai ouvert le livre, je voyais cet endroit que je trouvais tellement intéressant. Il y a très peu de lieux, en fait aucun, qui permettent à la population de se rencontrer comme ça, qui permettent aux gens de se retrouver mais aussi de se réapproprier l’espace culturel, qui fassent en tout cas qu’il soit à l’image du quartier. Un Centre culturel aujourd’hui fonctionne avec un conseil d’administration, qui a une vision assez souvent standardisée, qui n’est pas représentative de toute la population, des personnes qui habitent le quartier...
Marianne : On peut dire que la programmation ne leur est pas destinée.
Mohamed : Je n’ai pas vu de spectacles aux Halles depuis assez longtemps. Ce genre de projet est aussi un laboratoire. Moi j’aime bien les espaces culturels comme laboratoires parce que c’est là que peuvent avoir lieu même des spectacles pas intéressants.
Marianne : Houria Bouteldja m’a aidé à conceptualiser le projet sur un point très simple : l’agenda différé, d’où est née cette histoire des « pôles ». À la grosse louche, les enfants au capital culturel élevé considèrent que les choses les plus importantes sont la critique de la société du progrès et l’écologie, d’autres sont intéressés à sortir les Panama Papers, d’autres à remettre en question les choses épouvantables qui ont succédé aux colonies, etc. Tous ces gens, on ne peut pas les réunir autour d’une table parce qu’ils ont des priorités différentes. Par des tirs croisés, on peut espérer des réactions et des rencontres, mais pas le projet universaliste de tous s’aligner derrière un même mot d’ordre. Cela n’existe plus. Comment est-ce que tu vis l’isolement des batailles qui traversent la société, toi qui est quelqu’un de très tolérant ?
Mohamed : Ça va ! (rires). J’ai toujours avancé, même avant « Coup de Pouce ». Il y a très peu de projets qui ont été financés. Mais je les ai faits quand même.
Marianne : En 2014, tu es invité à participer à l’émission « 50° Nord », et tu vas rapidement la quitter...
Mohamed : Dans le cadre du Festival « Daba Maroc », l’accent a été mis sur la place de la diversité dans la culture. Via Carine Bratzlavsky et une connaissance de longue date, la RTBF m’a proposé de faire partie de l’équipe de chroniqueurs de « 50° Nord », une émission culturelle qui ne m’attirait pas des masses. Je rencontre Paulo, le producteur, et suite à une sympathique discussion, je me lance dans l’aventure à condition d’avoir une réelle utilité pour les artistes de la diversité. Je rencontre des personnes très intéressantes. Puis, je commence à déposer sur la table l’un ou l’autre artiste. Je pousse à la programmation Anouar Taoutaou et Karim Gharbi : pas de suite. Je relance la production, je propose tel ou tel artiste : toujours rien. Des mois s’écoulent comme ça et rien. J’ai fini par annoncer que je quittais l’équipe. Merci, au revoir. Je suis issu d’une troupe de théâtre – Dito’Dito – où j’ai pu entrer avec ma propre identité. On ne me disait pas Ce serait bien de parler plus de ceci ou de cela, on avait vraiment la liberté de raconter ce qu’on était. Un théâtre à l’image de ce que tu es, point barre.
Marianne : Comment es-tu rentré dans Dito’Dito ?
Mohamed : CN, un groupe de hip-hop, travaillait déjà avec Dito’Dito. Ils m’avaient présenté à Olivier Thomas, parce que Dito’Dito aimait bien un de mes films. Il leur manquait un acteur sur un projet et ils m’ont proposé la place. Ensuite je n’ai plus fait que du théâtre. Le hasard m’a conduit de la vidéo au théâtre, les affinités aussi. Ils ont accepté mon caractère et ce respect-là, je l’ai beaucoup apprécié. Diversité de pensées, diversité de caractères... quand on créait un spectacle, chacun venait avec ce qu’il était.
Marianne : Dans quel spectacle de Dito’Dito as-tu joué ?
Mohamed : Le premier spectacle produit, c’était « Babylone ». Ensuite « Boumkœur », écrit par Rachid Djaïdani. Il y a eu « Litanie »... Entre 1997 et 2002, je n’ai fait que bosser avec eux. Ça s’est ralenti quand ils sont entrés au KVS. J’ai quand même pu travailler sur quelques projets, même gros, avec Alain Platel par exemple...
Marianne : Donc, une union entre gens homologués par les meilleures écoles de danse et les autres. On considère Alain Platel comme un des plus grand metteur en scène de danse contemporaine. Qu’est-ce que vous faisiez pour ou avec Platel ?
Mohamed : Ça a été une école pour moi : des mises en situation où tu improvises à partir de ce que tu es... C’est ça aussi que j’utilise dans mes ateliers théâtre.
Marianne : Alain Platel est suffisamment intelligent pour partir des réalités et des forces rencontrées.
Mohamed : Exactement. On va les chercher en soi. C’est un magicien : il mélange. C’est un cuisinier : il utilise des nouvelles recettes. Après Platel, on a bossé avec Jozef Frucek, danseur de Wim Vandekeybus, et on a créé « Ville en soie ».
Marianne : Il y a aujourd’hui un mur entre culture populaire et danse contemporaine. Aujourd’hui, c’est quelque chose qui est presque l’opéra du XIXe siècle, quand toi tu parles d’un moment où ces chorégraphes allaient chercher du sens chez vous, et où vous acceptiez de nouvelles formes venues de chez eux.
Mohamed : Tout art, toute discipline, peut être populaire. Ce qui pose problème, c’est ce que tu défends à partir de ça.
Marianne : C’est ce que l’opéra a fait à un moment...
Mohamed : Et il peut redevenir populaire ! À partir du moment où tu mets des acteurs sur scène, où tu vas chercher des choses issues du populaire... C’est ce qu’a fait Shakespeare. C’est ce qu’on fait aujourd’hui. Ce qui n’est plus populaire était souvent des choses très accessibles. On les a rendues inaccessibles.
Marianne : Aussi parce que les enjeux ont changé.
Mohamed : Aujourd’hui, c’est plutôt dans les Maisons de jeunes que ça se passe. C’est important de travailler avec ces structures : faire voir des spectacles et des festivals. C’est un public qui se déplace volontiers pour les événements culturels, à partir du moment où il peut s’identifier à ce qu’on lui propose. En fait, c’est à la culture aussi d’aller plus loin que ce que propose l’école, à interroger, à se positionner, parce que l’école...
Marianne : ...ne favorise pas l’élément critique ?
Mohamed : Tu te tais quand le prof parle, tu étudies ton cours, tu apprends par cœur sinon zéro. Or, on doit pouvoir vivre l’apprentissage. On peut aller au théâtre, sortir dans des festivités, lire un texte... On doit pouvoir vivre les choses. Dans l’enseignement, ce n’est pas toujours le cas. Cela dit, il y a des professeurs qui sortent du lot. Moi, j’ai eu la chance de tomber sur des bons.
Marianne : Tu étais où toi ?
Mohamed : À Bruxelles 2 et à Marcel Tricot. Des professeurs de français qui te donnent envie de lire, ça fait la différence.
Marianne : Personnellement, je crains qu’il y ait un changement, un alignement sur le « Je suis Charlie » qui n’existait pas à ton époque.
Mohamed : Il y a des écoles qui ne s’alignent pas.
Marianne : Une élève de Saint-Boniface a dit C’est bien la minute de silence pour Charlie, ce serait bien d’en faire une pour d’autres victimes. Le prof lui a dit Tous les terroristes pensent comme vous ! Elle a dû changer d’école, elle était choquée.
Marianne : Départ de « Coup de Pouce » et de Télé Bruxelles...?
Mohamed : En 2002. J’avais la volonté d’aller plus loin et ça ne répondait plus à mon enthousiasme. Je suis retourné au théâtre, je me suis dit qu’il y avait un travail à faire : produire des choses sans que ce soit les grosses structures associatives qui portent les projets. Essayer de faire émerger des initiatives issues des quartiers populaires. Un des projets, c’est une expérience avec l’École Sainte-Marie et les Halles de Schaerbeek : atelier d’écriture et atelier théâtre, mais surtout la réalisation d’un spectacle de danse contemporaine avec les élèves de Sainte-Marie. L’établissement avait fait appel à un animateur, mais ça ne marchait pas, alors ils m’ont contacté. On a monté le projet et, à la fin de l’année, il y avait un spectacle. Et l’envie s’est imposée de montrer le spectacle non pas une seule fois, pour une représentation à l’école, mais dans un théâtre. À ce moment-là, les Halles de Schaerbeek ont ouvert leur portes, et se sont engagées à ajouter une seconde représentation publique après celle de l’école.
Marianne : C’était Annick de Ville ou Fabienne Verstraeten à l’époque ?
Mohamed : C’était Fabienne Verstraeten. Au début, quelques réticences, quelques discussions pour rendre la chose possible, mais les Halles ont fini par accepter.
Marianne : Entre 2002 et 2008, c’est théâtre donc. Et puis tu fais quelque chose avec Sainte-Marie et les Halles.
Mohamed : Oui, je fais du théâtre classique en parallèle, principalement avec le KVS. Avant, j’étais aussi dans la vidéo, mais en temps que militant des Droits de l’Homme, je réalise principalement des documentaires, dont l’histoire de Tazmamart [3], en 2006. Je suis parti au Maroc pour un ou deux mois. J’ai lu le livre dans cette période : 2002-2004 et décidé de réaliser et de produire ce documentaire au Maroc, qui sort en 2010.
Marianne : C’est un court métrage ?
Mohamed : Non, un moyen métrage que tu peux retrouver sur Internet [4]. Toujours à cette période, je fais du théâtre et des ateliers, avec Dito’Dito. Je vais dans les établissements scolaires et ces ateliers me font découvrir le monde de l’école.
Marianne : Le cloisonnement ?
Mohamed : Oui, les jeunes, les conflits, les interrogations et aussi le regard qu’ont les profs sur les élèves, le paternalisme... bref, je découvre tout ça. Je suis animateur et la particularité de la fonction est d’être du côté des jeunes et pas des profs. Tu te retrouves dans des situations où le prof lance un : Tu te tais maintenant ! à un élève et où tu es obligé de lui demander de te laisser finir ton travail, voire même de suggérer que ce n’est pas une bonne idée qu’il soit présent, ou alors qu’il doit participer. J’ai rencontré les deux attitudes : ceux qui acceptaient de jouer le jeu et les autres qui préféraient sortir. Ce qu’il fallait éviter, c’était la position d’autorité. Très important également : aucune obligation de participation.
Marianne : Comment es-tu passé de cela à Ras El Hanout asbl ? Tu as voulu rassembler les forces en présence ?
Mohamed : À la base, j’ai été invité à aller voir leur spectacle « Fruit étrange(r) » en 2011. Je ne les connaissais pas avant, sauf Ismail que j’avais déjà vu jouer. Ils m’ont invité à venir les voir pour avoir un feed-back et ça c’est très bien passé. J’ai trouvé ça très bien, très drôle.
Marianne : C’est la génération en-dessous de toi.
Mohamed : Oui, 10 ans plus jeune. J’ai découvert en eux une génération de jeunes musulmans qui utilise la culture pour lutter contre la discrimination. J’ai trouvé ça intéressant, cette culture militante dont ils sont porteurs à Bruxelles. Ils m’ont invité à travailler sur leur spectacle suivant, « 381 JOURS ». C’est une histoire qui traite de la ségrégation raciale. J’ai fait avec eux le travail sur le corps, la voix et puis la mise en scène.
Marianne : Espace Magh est aujourd’hui, sous la direction de Najib Ghallale – plutôt mieux que la précédente direction – il est le premier maghrébin à présenter un spectacle dans les années 70 à Avignon. Qu’en penses-tu ?
Mohamed : C’est un type superbe qui est sous haute surveillance.
Marianne : Tu parles du conseil d’administration ? Il ne se laisse pas faire et c’est un artiste, du coup il a aussi un regard. Sous l’ancienne direction, tu fais un seul spectacle – « Djurdjurassique Bled » – une polémique à propos de la laïcité t’oppose à l’ancienne ministre de la culture et fondatrice de l’Espace Magh... tu vas attendre que ce soit un nouveau directeur pour revenir, n’est ce pas ?
Mohamed : Ça, c’est après. Il y avait une bonne entente avec la ministre, mais malgré les gestes de part et d’autre, il a fallu attendre 2011 effectivement.
Marianne : Tu ne te présentes pas à la direction de l’Espace Magh... C’est une erreur ?
Mohamed : Oui, c’est peut-être une erreur puisque le C.A. finit par accepter l’ouverture grâce au travail du nouveau directeur, Najib, et du nouveau président, Ahmed Laaouej. Je vois que ça bouge et dès lors, je propose à Najib d’ouvrir le dernier étage à des associations. C’est un des projets que j’avais à la suite de « Coup de Pouce » : ouvrir un lieu à des structures associatives. Dans ce cas-ci : « Les Voyageurs sans Bagage », « Diversité sur Scènes », « Noonz Production », « BX Stand-Up » et « Ras El Hanout ». Car tout est possible entre gens qui ne sont pas d’accord, et c’est ça qui garantit le débat.
Marianne : Du coup, grosse arrivée d’un vaste public.
Mohamed : Chacun amène le sien. Dans la salle, ça bougeait beaucoup, avec des gens parfois peu habitués à aller au théâtre, avec un public laïcard qui va pouvoir découvrir de près les gens qu’il diabolise. En discutant, les lignes bougeaient.
Marianne : Ça n’empêche pas l’apparition d’un vaste « salon des refusés ». L’endroit est – selon moi – trop peu soucieux d’être connecté avec d’autres institutions, certainement moins que les Centres Culturels. Par exemple « La vie, c’est comme un arbre » que tu as créé là-bas est refusé par le Centre culturel Wolubilis. Même remarque pour « Lezarts Urbains » dont la production n’est pas assez diffusée. C’est aussi à partir de ça que j’avais interprété ton désir d’indépendance. Où en es-tu dans ta volonté d’avoir ton propre lieu et pourquoi est-ce si important ?
Mohamed : Je vois au moins trois raisons. La première, c’est l’autonomie : ne plus avoir à s’expliquer chaque fois. La seconde : c’est la production. Cette envie absolue de développer la prod. Il y a trop de talents qui passent à travers le radar. La troisième : ceux qui ont l’avenir en main actuellement sortent du radar ; ceux qui sont dedans ne seront plus les acteurs principaux. Ceux qui sont en dehors vivent dans la lutte, travaillent beaucoup, dans l’associatif, dans le culturel, le social, les écoles de devoirs... et beaucoup de créations artistiques émergent de ces lieux-là. On commence à en entendre parler, mais ça fait 10 ans qu’ils bossent.
Marianne : Toi, tu as commencé en 97 ?
Mohamed : En 94. Je rêve d’un lieu qui ferait monter uniquement ceux qui sont en dessous du radar afin de créer une dynamique culturelle et de mélanger les publics. Ce qu’il y a au-dessus ne m’intéresse pas.
Marianne : Ce qu’on entend, c’est que « Ras El Hanout » ne serait pas du théâtre engagé, mais des islamistes masqués. Il me semble que c’est ça, le clash avec Fadila Laanan.
Mohamed : Il n’y a pas vraiment de clash avec Fadila. Ça a commencé avec le spectacle de Ben Hamidou « Les chaussures de Fadi ». Je me suis levé et je suis sorti de la salle.
Marianne : Parce que tu romps avec l’obligation d’être d’accord avec les rares artistes « issus de l’immigration » adoubés ? Ceux qui ont comme première obligation d’être athées et caricaturaux vis-à-vis du religieux ?
Mohamed : Je me suis juste levé et je suis sorti. On m’a vu et on a ajouté à ça que j’avais claqué la porte. Ce qui m’étonne encore, c’est la rancune et la haine... Étrangement, c’est devenu impossible de discuter avec certains amis. Après, la vie continue... Il faut essayer d’aller plus loin avec ceux qui sont ouverts à la discussion, sinon passer son chemin. J’aimerais bien développer des concepts et des lieux qui puissent donner une place à la créativité. Le projet actuel serait de reprendre le vieux cinéma « Variétés » et d’y poursuivre le travail que je fais dans le cadre de « Diversité sur Scènes ». Le dernier chantier en date étant la question urbanistique et Bruxelles. J’adore cette ville parce qu’elle a une identité qu’on ne voit pas, elle a une dynamique et une richesse qu’on ne voit pas. Bruxelles, on voudrait qu’elle soit conforme à l’image qu’on se fait de ce qu’elle a été, mais pas de ce qu’elle est. Or ce qu’elle est, c’est une ville extraordinaire, magnifique.
Marianne : La ville la plus cosmopolite du monde.
Mohamed : L’espace dont je rêve est à l’image de cette beauté-là. La Fédération Wallonie-Bruxelles essaie de vendre le cinéma « Variétés » ; moi j’essaie de l’acheter.
Marianne : Tu as de l’aide ?
Mohamed : J’ai trouvé des gens qui sont prêts à investir dans ce projet. Des personnes réellement intéressées – pas le genre « Préviens-moi éventuellement », non –, qui me demandent les plans, prêtes à acheter le cinéma et à financer les premiers gros travaux qui se montent à 2 500 000 €.
Marianne : Est-ce que la Fédération Wallonie- Bruxelles va accepter de te le vendre ?
Mohamed : Elle ne peut pas le vendre comme ça. Elle doit faire un appel d’offre. J’ai déposé une offre de 750 000 € et j’attends la réponse. J’espère de tout cœur pouvoir acquérir cet endroit pour essayer de commencer quelque chose de nouveau. Parce que la diversité, on ne pourra pas la trouver dans les Centres culturels, les théâtres, etc. On peut faire tout ce qu’on veut : les actions, les plateformes autour de la diversité... On ne l’aura jamais. Il faut des modèles. Les C.A. ne savent pas comment faire : ça ne fait pas partie de leur vie. Donc il faut qu’on crée des modèles sur lesquels s’appuyer.
Marianne : Et ce lieu a déjà un nom ?
Mohamed : Je crois qu’on va laisser « Les Variétés ».
Marianne : C’est beau, mais 2 500 000 € de travaux, c’est beaucoup. C’est parce qu’il y a obligation de conserver le patrimoine ?
Mohamed : Il y a des espaces classés, donc ça coûte cher. En tout cas, j’ai défendu auprès de la Fédération Wallonie-Bruxelles que faire revivre cet endroit-là, c’est comme de faire revivre la culture. Dans un lieu comme celui-là, tu peux passer par du populaire, par du classique, du contemporain pour autant que tu l’alimentes à l’idée d’une dynamique intéressante ouverte à tous.
Entretien avec Marianne Van Leeuw-Koplewicz,
Éditions du Souffle
[1] Scénariste de films néerlandophones à succès : « Pauline et Paulette », « Konfituur », « Vidange perdue »,...
[2] Centre Vidéo de Bruxelles.
[3] Ahmed Marzouki, Tazmamart cellule 10, Folio Actuel.
[4] Rencontre d’un ancien détenu de Tazmamart, produit par Mohamed Ouachen et Ligne de Mire asbl – Belgique – 2010 – 48’ – VO ST FR – www.yabiladi.com.