Inter-Environnement Bruxelles
© IEB - 2021

Mezzo-projet à Cureghem : une partition qui sonne faux !

Claire Scohier – 27 août 2014

Cureghem fait partie des heureux élus du Plan Guide, de ces territoires bénéficiant d’une attention toute privilégiée dans le cadre des politiques de rénovation urbaine. Un bien fait pour Cureghem et ses habitants ? C’est à voir...

La dernière décennie a vu s’accumuler les investissements régionaux sur le territoire de Cureghem pourtant jusqu’ici durablement oublié des pouvoirs publics. On pointera notamment la multiplication des projets de logements portés par la SDRB et des contrats de quartier. Cet investissement public peut sembler a priori rassurant dans un territoire fragile accueillant une population précarisée. Le Plan Guide de la Rénovation Urbaine adopté en 2014 pour donner corps au chapitre consacré à la rénovation urbaine du projet de Plan régional de développement durable (PRDD) prolonge cette démarche en élisant Cureghem zone prioritaire disposant en conséquence du privilège d’être dotée d’un des premiers schémas opérationnels (SO) issus de ce travail de refonte de la politique de rénovation à Bruxelles.

On s’étonnera pour commencer que ce Schéma opérationnel n’ait fait l’objet d’aucune consultation préalable des acteurs locaux concernés, tels que l’Union des locataires d’Anderlecht (ULAC) et le Centre de rénovation urbaine (CRU), deux structures très actives sur ce territoire, en particulier sur les questions de logement et de rénovation [1]. Seule la commune d’Anderlecht semble avoir été consultée.

Le schéma serait légitime en ce qu’il viendrait « en exécution des options stratégiques et opérationnelles décidées dans le cadre du Plan Canal ». C’est oublier que le Plan Canal, tout comme le Plan Guide, n’a jamais été débattu au Parlement ou soumis à consultation publique. L’un comme l’autre, n’ont jamais fait l’objet jusqu’à présent que d’opérations de com (Midi de l’AATL, Colloque sur les contrats de quartier durables, les 48h Canal, ou tout récemment le très pompeux colloque « Canal Days », organisé par la cellule Marketing Urbain de l’ADT). Nos décideurs n’ont plus besoin de consulter, ils communiquent ! Par ailleurs, difficile d’imaginer que l’un est le plan exécutif de l’autre, le Plan Canal se penchant sur le bassin de Biestebroeck alors que le SO se concentre, pour l’essentiel, sur les territoires reliant les Abattoirs à la Porte de Ninove en passant par Heyvaert.

L’articulation et la chronologie de tous ces plans s’enchevêtrent à un point tel que le gouvernail n’est plus identifiable. Ainsi le contrat de quartier Compas, adopté en octobre 2013, s’inspire du Plan Guide jamais soumis à consultation publique, lequel exécute un Plan Canal en work in progress, le tout se retrouvant dans un projet de PRDD dont l’adoption est reporté au prochain gouvernement. Sous les pavés, les sables mouvants... De quoi rassurer sur la façon dont nos autorités vont cadrer les appétits du privé déjà à l’affût d’opérations juteuses sur un territoire devenu en quelques mois le laboratoire de la politique de rénovation urbaine nouvelle tendance.

Pour faire passer la pilule, on nous dit que Cureghem connaîtrait « un enclavement important, lui-même directement lié à la présence d’infrastructures de mobilité qui font murs et que la politique de rénovation urbaine peine à réduire ». Difficile pourtant d’être mieux connectés pour un territoire bénéficiant de trois stations de métro (Midi, Clémenceau, Delacroix), de plusieurs lignes de bus et de tram et d’une gare internationale TGV.

Dans les grandes lignes, le SO découpe le territoire en 5 mezzo-projets (Poincaré-Rosée, Petite Sennette, Parvis des Abattoirs, Albert-Brel, Kuborn) venant se superposer à plusieurs contrats de quartier récents, en cours ou annoncés (Lemmens (2007-2011), Ecluse - Saint Lazare (2008-2012), Canal-Midi (2010-2014), Compas (2013-2017), Petite Senne (2014-2018)). Il est vrai que la commune d’Anderlecht bénéficie d’une certaine notoriété pour sa mauvaise gestion des contrats de quartier et son incapacité à mener les réalisations planifiées jusqu’à leur terme [2]. La Région semble vouloir y mettre bon ordre mais pour répondre à quels besoins ?

L’exemple du mezzo-projet Petite Sennette

Le projet Petite Sennette épouse peu ou prou le périmètre du Contrat de quartier Compas lui-même situé dans la partie dénommée Cureghem Rosée dans le monitoring des quartiers. Selon ce dernier, le revenu moyen par habitant y est deux fois plus faible que le revenu moyen en région bruxelloise. Le taux de chômage y est proche de 40% (également le double de la région). Malgré ces indicateurs de pauvreté, la part du logement social y plafonne à 5%. Elle diminue même [3], diluée qu’elle est au sein des nombreux projets privés et SDRB [4] qui voient le jour dans le quartier ces dernières années.

L’un des derniers projets SDRB en date est la reconversion d’un ancien site industriel rue du Compas, n°17 à 41, de 10 126 m², acquis par la SDRB en 2005. La SDRB envisageait, dans son rapport d’activités 2006, d’y développer un projet mixte d’aménagement combinant 8 420 m² d’activités productives et 8 068 m² de logements. Mais le 19 avril 2007, le Gouvernement bruxellois approuvait la 3e phase du Plan Logement et y prévoyait une affectation entièrement dédiée au logement : 74 logements SDRB, 64 logements SLRB en locatif moyen et la création d’un jardin semi-privatif. On remarquera au passage que sur les plans mis à l’enquête publique en 2012, les lots étaient organisés selon une typologie nettement plus favorable au logement acquisitif qui bénéficie d’un large jardin privatif contrairement aux logements locatifs relégués sur le bord de la parcelle la plus polluée.

La SLRB, opérateur par excellence de production de logements sociaux, se met ici à développer du locatif moyen, c’est le privilège d’être un quartier pilote ! Il est vrai que les coûts de l’opération risquent d’être élevés notamment en raison de la forte pollution des sols. Maintenir sur la partie la plus polluée du terrain une activité productive pourvoyeuse d’emplois, comme initialement prévu, et susceptible de bénéficier notamment aux nombreux demandeurs d’emplois du quartier aurait permis de limiter les coûts, mais la SDRB en a décidé autrement aux motifs que le maintien de l’activité productive à cet endroit risquerait d’atteindre à la qualité du cadre de vie alors qu’il y a l’opportunité d’introduire de nouveaux habitants à cet endroit. Il s’agit bien plus de préparer le terrain pour d’hypothétiques nouveaux venus que de chercher à rentrer en résonance avec les besoins des habitants actuels. Le Foyer Anderlechtois a une liste d’attente de 12 361 ménages pour les logements sociaux sur l’ensemble de la commune. Le quartier Cureghem Rosée en particulier offre moins de 5% de logements sociaux.

Certains argueront que la « mixité sociale » en route dans le quartier devrait bénéficier à terme à l’ensemble des habitants. Mais quelle recette miracle permettrait d’affirmer que le côtoiement des pauvres par les riches va bénéficier à l’ascension des premiers ? L’observation de terrain mène plutôt à conclure que l’augmentation de la présence d’une classe plus aisée dans un quartier peu nanti génère une augmentation des prix conduisant à terme à l’éviction hors de ces quartiers des titulaires de revenus faibles. La lecture du récent diagnostic réalisé dans le cadre du contrat de quartier Compas plaide en faveur de cette interprétation. Il indique que l’accroissement du revenu moyen dans le quartier est surtout lié à l’arrivée de familles de classe moyenne avec des revenus plus élevés [5]. Il s’inquiète des investissements privés liés aux dynamiques de contrats de quartier qui « concernent surtout la création ou la rénovation de logements pour de nouveaux habitants avec un pouvoir d’achat supérieur à celui de la population locale » [6] et constate que « Les nouveaux complexes de logements suite à la reconversion de bâtiments industriels deviennent parfois des enclaves (rue des Bougies, rue de la Poterie). » [7] Il pointe « un risque pour une population fragilisée qui ne pourra par exemple pas résister à une montée subite et importante des valeurs foncières. Au-delà des questions économiques, l’arrivée massive et soudaine, dans une logique top-down, de logements et d’activités sans liens avec le quartier risque de générer des confrontations, des frustrations et de renforcer le repli ». [8]

Il est clair que le mezzo-projet Petite Sennette du SO ne peut qu’amplifier cette dynamique en lotissant des parcelles industrielles pour y développer 717 logements dont les trois-quart seront privés ou conventionnés et en verdurisant l’ancien tracé de la Petite Senne, bordant ces futurs projets, par une percée de l’îlot D’Ieteren [9] en vue de relier deux pôles urbains sous les projecteurs : les Abattoirs et la Porte de Ninove. Le SO reconnaît la difficulté de cette entreprise dès lors qu’elle suppose le départ des installations de D’Ieteren, propriétaire du terrain et en pleine activité. L’idée n’est pas neuve. Il y aurait déjà eu une volonté d’exproprier D’Ieteren dans le cadre du contrat de quartier Chimiste (2001-2005) mais D’Ieteren s’était cramponné, empêchant la stratégie de restructuration verdurisée de l’îlot. L’idée fut ensuite reprise dans le cadre du contrat Lemmens. Le projet a de nouveau capoté suite au refus de D’Ieteren. Il est vrai que dans son rapport d’activités 2013, D’Ieteren annonce sa volonté de changer de lieu d’implantation à Bruxelles pour améliorer ses performances financières et commerciales mais rien n’est sûr quant à son souhait de quitter Cureghem. Et, si d’aventure elle le faisait, ce serait, soyons-en sûr, au prix fort. Et vu la pollution des sols à cet endroit, bonjour les coûts de viabilisation du site. Mais Citydev peut arranger les bidons en faisant un joli partenariat avec le privé qui viendra se mouler dans la coulée verte financée grâce aux nouveaux outils du Plan Guide : les « contrats d’îlots » et autres « contrats d’axes ». Pourquoi s’échiner à produire du logement social alors que la dynamique relookée de la rénovation urbaine permettra de créer des produits d’appel pour les investisseurs privés dont l’action volontariste gommera du paysage ceux qui avaient besoin de ces logements... [10]


[1Voir l’interview de Abderazzak Benayad dans le dossier sur la Rénovation urbaine du Bruxelles en Mouvements n° 270 de mai-juin 2014 : La part du pauvre.

[2Par exemple, dans le cadre du CQ Lemmens, la commune a dû rembourser un bon million d’euros à la Région suite aux nombreux ratages. Voir aussi l’intéressante analyse de Muriel Sacco parue dans Brussels Studies, « Cureghem : de la démolition à la revitalisation », www.brusselsstudies.be/medias/publications/FR_130_BruS43FR.pdf.

[3Elle est passée de 5% en 2004 à 4,34% en 2013.

[4Projets SDRB finalisés ou en cours : Bara-De Lijn (147 logements), rue des Matériaux (119), Clémenceau Jorez (34), rue du Chapeau (40), rue Jorez (27), rue Prévinaire/Goujon (21), place des Goujons (25), square Miesse (40).

[5Diagnostic contrat de quartier Compas, p. 47.

[6Idem, p. 45.

[7Idem, p. 72.

[8Idem, p. 119.

[9Situé entre la chaussée de Mons, la rue de Liverpool et la rue Heyvaert.

[10Voir dans le dossier du Bruxelles en mouvements n°270 de mai-juin 2014, l’article sur les partenariats privés de la SDRB : Les heureux élus des PPP (Partenariats Public-Privé).