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Masterplan pour méga-prison

En avril 2008, le Conseil des Ministres décidait d’accroître la capacité carcérale via la construction de 7 nouvelles prisons parmi lesquelles un projet de méga-prison à Haren. Une réponse pertinente au problème de surpopulation carcérale de la Belgique ?

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Les précédentes notes de politiques générales pénales et pénitentiaires, de 1996 à 2006, mettaient l’accent sur le fait que la prison devait constituer une mesure d’ultime recours et que l’augmentation de la capacité carcérale n’était pas la solution : plus on construit de prisons, plus on les remplit.

Toutes les instances internationales concluent de même. Selon le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, « L’extension du parc pénitentiaire devrait être plutôt une mesure exceptionnelle, puisqu’elle n‘est pas, en règle générale, propre à offrir une solution durable au problème du surpeuplement » [1]. L’exemple belge le montre par ailleurs : tros prisons (Andenne, Ittre, Hasselt) furent construites entre 1997 et 2005, ainsi que l’extension de la capacité d’une quatrième (Nivelles), ce qui représenta 1462 places supplémentaires, qui n’empêchèrent en rien la surpopulation d’augmenter. Effectivement, si l’on ne s’attaque pas aux causes structurelles [2] de la surpopulation, on ne la réduit pas.

Qu’importe, en décembre 2008, le Conseil des Ministres étend encore son Masterplan en intensifiant le nombre de nouveaux d’établissements pénitentiaires à construire et reportant les délais de bâtir, initialement fixés à 2012. Avec le deuxième Masterplan, se signe, outre les 7 prisons initialement prévues, le projet additionnel de 4 nouvelles prisons. Il appert en réalité que ni la première ni la deuxième mouture du Masterplan ne repose sur quelque étude relative à la capacité du parc carcéral existant et à son état de salubrité et/ou de délabrement, tel que le décrit le très critique rapport de la très sérieuse institution de la Cour des Comptes. On se demande si les décisions relatives à la construction de tel ou tel établissement ne relèvent dès lors pas de discussions et de calculs réalisés sur un coin de table à la va-vite. Ces décisions ne reposent en tout cas sur aucune étude et aucune expertise. Par ailleurs, elles n’anticipent nullement l’écroulement d’autres bâtis tels que ceux de Lantin ou Verviers. Alors... à quand la prochaine extension dudit Masterplan ? La Ministre de la Justice, Annemie Turtelboom, envisage aujourd’hui un Masterplan Ter...

La multiplication cellulaire

Aujourd’hui, le Masterplan propose la construction de 2 500 à 2 700 cellules... pour combien de places ? Les écrits relatifs au Masterplan jouent sur les mots et manquent de clarté : on y parle indistinctement de places et de cellules (or, il arrive fréquemment que plusieurs détenus se retrouvent dans une même cellule), alors que le cahier des charges d’une des prisons en cours de construction mentionne noir sur blanc : « La capacité de la cuisine doit être telle qu’une surcapacité (temporaire) de détenus de maximum 50% par rapport au nombre minimal de détenus mentionné peut être absorbée. »

Par ailleurs, de nombreuses inconnues demeurent. Pour les quatre premières prisons, le troisième critère d’attribution des marchés relève de la possibilité d’extension de la capacité dudit établissement à venir, après les critères de prix et d’affectation urbanistique.

La Cour des Comptes a également d’ores et déjà indiqué que la mise en oeuvre du Masterplan – tel que prévu actuellement – impliquerait de toute façon un déficit de 900 places si on ne tient compte que de la population carcérale actuelle et en partant de l’hypothèse que celle-ci n’augmente pas – or, elle augmente d’année en année (alors que la criminalité ne croît pas).

Concrètement, les quatre premières prisons vont être construites à Termonde, Beveren, Marche-en-Famenne et Leuze-en-Hainaut. Une cinquième prison sera construite à Bruxelles, plus précisément à Haren. Ces infrastructures se réalisent dans le cadre d’un partenariat public-privé.

Cela signifie que des sociétés privées, réunies en consortiums de grande taille, s’occupent de la conception architecturale (sur base d’un cahier des charges de l’État), de la construction du bâti, du financement et de la maintenance (entretien de l’infrastructure, gestion de l’alimentation pour et par les détenus ainsi qu’envers le personnel, buanderie, jardinage, nettoyage, gestion des déchets) desdites prisons. C’est ce qu’on appelle le système « DBFM » (Design, Build, Finance, Maintenance). La surveillance des détenus continue d’être assurée par les agents pénitentiaires.

Les travaux ont déjà commencé pour les premières nouvelles prisons. Celle de Haren est prévue pour 2016, si le calendrier du bâtiment suit les volontés politiques.

Gérer des flux en parquant des humains

Comme on peut le lire dans le cahier des charges des nouvelles infrastructures carcérales, le concept de la nouvelle prison est une unité de gestion des flux (flux de détenus, de marchandises, de personnels) visant des coûts opérationnels minimaux en optimisant le ratio personnel / détenu (il convient d’avoir besoin du moins d’agents pénitentiaires possible pour un maximum de prisonniers), dans un environnement sécuritaire maximal.

Vision managériale et sécuritaire qui fait fi de l’objectif des conditions humaines de détention – pourtant nommé tel quel dans le Masterplan – et, surtout, fait totalement l’impasse sur la réflexion relative au sens de la peine de prison.

L’État a dès lors opté pour des prisons de grande taille, avec le projet de construction, à Haren, d’un méga-complexe pénitentiaire, tel qu’on peut en trouver aux États-Unis. Il contiendra 1 200 détenus, alors que toutes les expertises démontrent que les établissements de petite taille (50 détenus) favorisent le contact humain, engendrant de meilleures conditions de détention et moins de tensions. L’accent est mis sur les aspects de surveillance technique : omniprésence des caméras de surveillance, y compris dans les cellules disciplinaires ou de haute sécurité, ouverture des portes et des grilles via lecteur digital de badge et non plus par l’intermédiaire de l’action d’un agent, filets anti-hélicoptère, etc.

Enfin, un quartier de haute sécurité (dont on a pu mesurer les dérives et échecs à Bruges et Lantin) sera présent.

Sur base des mêmes arguments sécuritaires, une salle est prévue non seulement pour le Tribunal d’Application des Peines, mais également pour la Chambre du Conseil et Chambre des Mises en Accusation ainsi qu’un espace polyvalent qui pourrait servir lors de procès nécessitant un dispositif de sécurité particulier. L’État propose donc que le pénitentiaire phagocyte la sphère judiciaire et, partant, son indépendance, ce qui est particulièrement malsain dans un État de droit.

Un éléphant à Haren

L’éléphantesque pénitencier de Haren se répartira en huit structures pavillonnaires. Ce mastodonte carcéral vise les hommes en détention préventive, mais aussi les femmes et les mineurs.

Ainsi, s’y trouveront une maison maternelle (de type ouvert) à côté d’un centre fermé pour mineurs dessaisis. La prison de Haren implique un énorme bouleversement pour cette entité, comptant environ 4 500 habitants, qui va ainsi voir sa population augmenter de manière considérable, sans compter le personnel pénitentiaire et les entreprises privées. Les nuisances sonores y sont nombreuses et non négligeables pour les détenus déjà soumis au caractère anxiogène de l’enfermement : le vol à basse altitude et la prolifique fréquence des avions est une des caractéristiques du lieu, tout comme sa grande difficulté d’accès via les transports en commun.

La construction de ce projet faramineux implique par ailleurs l’arrêt net et brutal de toute rénovation des prisons de Saint-Gilles et Forest : les détenus résidant dans les ailes A et B de cette dernière continueront donc à faire leurs besoins dans des seaux hygiéniques au moins jusque 2016.

De plus, comme nous l’avons vu supra, on sait déjà que les nouvelles prisons n’absorberont pas l’entièreté de la capacité actuelle. Saint-Gilles, Forest et Berkendael fermeront-elles toutes trois réellement et définitivement leurs portes ? Il conviendrait en tout cas de permettre de réaménager la prison de Forest en musée (tel qu’était le musée de la prison de Tongres avant qu’elle ne soit cyniquement transformée en centre fermé pour mineurs) comme outil de sensibilisation sur la question de l’enfermement, plutôt que de la transformer en logements de luxe.

Haren, Leuze, Marche, Beveren, Termonde : toutes ces prisons se trouvent en zonings industriels ou agricoles, loin de la ville et de la civilisation, comme si l’on voulait faire oublier au citoyen ce qui est susceptible de l’interpeller. La chape de plomb de la prison demeure plus que jamais prégnante. D’un point de vue plus pratique, elle isole encore davantage les détenus, pour la plupart précaires, dont les familles se déplacent fréquemment en transport en commun. Cela rend également plus difficile les visites d’avocats, des services d’aide aux détenus et autres associations spécialisées, des personnels des cultes, visiteurs de prison, etc.

Plus on construit des prisons, plus on les remplit.

Confier au privé pour faire de fausses économies

Pendant 25 ans, l’État va louer les nouvelles prisons aux consortiums privés, après quoi celles-ci deviendront propriétés des pouvoirs publics. Ce choix repose principalement sur le fait qu’il permet de ne pas devoir débourser un montant considérable de dépenses publiques sur une courte période mais de l’amortir sur deux décennies et demie. Mais cette décision entraîne une série de conséquences néfastes, pour les détenus et tous les autres citoyens.

Le Masterplan ne contient pas de budgétisation du coût de ses opérations sur les 25 prochaines années à venir. Les PPP existent en France depuis 1989. Forte de ses expériences, la Cour des Comptes de France a publié, en 2010, un rapport faisant état d’une comparaison entre les modes de gestion privée et publique des établissements pénitentiaires. Il en ressort les éléments suivants :

  • Les indemnités annuelles (sorte de loyers) octroyées par l’État aux prestataires privés sont 2 à 3 fois plus élevées que lorsqu’un établissement carcéral relève entièrement du public.
  • Toute gestion en PPP (ou dite mixte) coûte plus cher qu’une gestion publique : l’État fait face à des consortiums incontournables, qui détiennent une forme d’oligopole en matière de construction et d’entretien des établissements tels que les prisons, comme par exemple Eiffage (pour le bâti) ou Sodexo (pour la maintenance). Cela réduit considérablement les marges de manoeuvres et de négociation de l’État dans la négociation des contrats avec ces firmes privées en position de leadership sur le marché.
  • Le surcoût de la gestion en PPP s’explique également par le fait que les entreprises privées sont présentes en prison pour dégager une marge bénéficiaire et non pour assurer une supposée protection de la société. La présence de Sodexo dans 36 prisons françaises sur 8 ans lui aurait ainsi rapporté près d’un milliard d’euros. [3] Le rapport français pointe encore un élément important : le manque de contrôle étatique et les carences de supervision sur les établissements en gestion mixte par rapport aux établissements privés. Pour le rapport français, « le recours au partenariat public-privé exige une administration de grande expertise, indépendante et très organisée pour définir, encadrer, contrôler et évaluer les prestations ». Dans le contexte de flou et d’imprécision largement dénoncé par la Cour des Comptes belge, on peut douter de la capacité de l’Administration pénitentiaire de notre Royaume à se distinguer par les compétences sus-nommées.

Au niveau de notre plat pays, la Cour des Comptes note d’emblée que les informations dont elle dispose ne lui ont pas permis d’estimer l’impact budgétaire total du Masterplan, qui manque de vue d’ensemble et dont elle pointe les incohérences (manque d’évaluation en amont des décisions prises, balayant les études, analyses et expertises) ainsi que le manque de coordination (entre le SPF Justice et la Régie des Bâtiments, par exemple).

Une estimation a minima fournie par la Régie des Bâtiments indique, pour les quatre premières prisons à venir, une indemnisation annuelle de près de 53 millions d’euros de loyer (sans tenir compte de l’inflation ni de la TVA), sans compter la nourriture, le travail des détenus à charge de l’administration pénitentiaire, le salaire du personnel [4], le transport des prisonniers, les associations d’aide aux détenus, etc.

On comprend dès lors que la Cour des Comptes manque d’informations pour budgétiser clairement le coût total de l’opération « Masterplan ».

Ironie du sort : en temps d’austérité, l’État belge investit massivement dans la construction de prisons – ultime maillon d’exclusion sociale – alors que, pour les mêmes raisons d’austérité, les Pays-Bas décident de fermer 26 de leurs établissements pénitentiaires. Il s’agit là de choix politiques de la Belgique : investir dans le répressif plutôt que dans les politiques sociales (scolaires, sportives, culturelles et de santé publiques) en amont de ce qui représente leur échec suprême : l’enfermement.

Outre Eiffage et Sodexo [5], on retrouve, au sein des consortiums élus, Future Prisons (particulièrement présents dans les prisons privatisées de Grande-Bretagne), les banques Dexia et BNB Paribas (dont on rappellera combien elles furent refinancées par l’État belge qui, aujourd’hui, les re-boostent en leur octroyant ce qui semble être un juteux marché carcéral), tandis que Colruyt s’installera au sein de la prison de Leuze.

Si les droits économiques et sociaux liés au travail carcéral étaient déjà quasi inexistants pour les détenus, l’administration pénitentiaire demeurait consciente de l’enjeu de soupape de sécurité en termes de maintien de la paix sociale et de maintien de l’ordre que permettait le fait de s’occuper et de sortir de cellule pour les prisonniers.

On peut douter que les intérêts économiques des entreprises privées prennent en compte cet aspect. Une fois de plus, les décisions gouvernementales quant au recours au privé se font au détriment des détenus. Les agents, quant à eux, devront cohabiter avec des nouveaux venus chargés d’une série de tâches qui leur incombaient jusqu’alors. Cela tend à supposer une redéfinition du rôle des agents qui pourrait être bénéfique, bien qu’on doute que le Masterplan induise une formation spécifique du personnel pénitentiaire prenant en compte cet aspect.

Voir au-delà des murs

La prison de Haren ? Une aberration, tout comme l’incohérent Masterplan, faisant fi de la question du sens de la sanction et de la peine de prison, et du nombre de personnes qui n’ont rien à y faire. Demeure à effectuer un choix citoyen : soit on recourt de plus en plus à l’enfermement des autres, ce qui implique d’accepter des détenus comme voisins – avec souvent comme conséquence un emprisonnement de soi et de société – soit s’effectue une prise de conscience par rapport au fait que nombre d’êtres humains n’ont rien à faire en prison et l’on réfléchit à un autre modèle d’accompagnement collectif des transgressions de l’interdit en incluant son auteur au sein de la cité, en tant que citoyen, impliquant droits et devoirs, libertés et responsabilités.

Florence Dufaux
Observatoire international des prisons


[1Recommandation du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, 30/12/1999.

[2Taux abusif de détention préventive et durée plus longue de celle-ci, allongement et durcissement des peines de prison prononcées, davantage de freins et obstacles à l’obtention d’une libération conditionnelle, explosion du nombre d’internés parqués en prison en attente d’une place en établissement adapté.

[3Dorzée, Hugues, Les repas des détenus sous-traités au privé, 18/10/2012, Le Soir.

[4À titre indicatif, 300 agents pour 312 détenus.

[5Également présents dans les prisons de Grande- Bretagne, Pays-Bas, Chili, après s’être retiré du marché carcéral américain suite à des pressions liées au fait que le système pénitentiaire des États-Unis n’est pas assez éthique car on y pratique encore la peine de mort.