À l’occasion de la parution de son livre La Dimension coloniale de l’Art nouveau (Kunst met de K van Kongo) [1], Lucas Catherine se prête au jeu de l’interview et revient sur le long travail historique, et parfois plus personnel, l’ayant amené à devenir l’un des spécialistes du Congo.
Une interview de Lucas Catherine par Véronique Clette-Gakuba.
Comment est-ce que vous avez commencé à vous intéresser à cette articulation entre Art nouveau et colonialisme, sachant qu’on a d’un côté un genre artistique qui est souvent célébré pour son caractère innovant et, de l’autre côté, le colonialisme sous Léopold II. Une période particulièrement sanglante et brutale. Qu’est-ce qui vous a amené à travailler sur cette articulation ?
Lucas Catherine : Je dois répondre avec des souvenirs un peu personnels. Dans le temps, le Congo était partout. Par exemple, le premier Congolais que j’ai vu – j’étais encore enfant – non seulement il vendait des bonbons, mais en plus il parlait bruxellois ! C’était dans les années 50. Des vendeurs ambulants passaient dans les estaminets pour vendre du karabouya, le chocolat des pauvres. C’est un mot swahili qui vient de « kara », le morceau, et « bouya », la sucrerie. C’est le nom également qu’Hergé donne au bateau sur lequel Tintin fait la connaissance du capitaine Haddock (Karaboudjan), mais ça c’est une autre histoire. Ces vendeurs de karabouya étaient bien souvent d’anciens matelots congolais qui sont arrivés avant la Première Guerre mondiale et qui se sont installés au centre de Bruxelles, à proximité d’une maison d’accueil qui avait été créée rue de Flandre. Un second souvenir est lié à mon oncle qui vivait à Tervuren. Pour moi, aller le voir signifiait aller me promener au musée de Tervuren et, dans ma tête, c’était un peu comme voyager au Congo. Enfin, le troisième souvenir est quand je déménage avenue Louis Bertrand, à Schaerbeek. J’y ai découvert de magnifiques maisons et, en creusant un peu, il apparaît que presque toutes ont été construites par des familles ayant fait fortune au Congo. Il y a, par exemple, la maison construite par Strauwen, qui est un architecte assez connu de l’Art nouveau. Tous ces indices, ces éléments, font partie de l’univers dans lequel j’ai grandi. Quand finalement on a annoncé, il y a deux ans déjà, que 2023 allait être l’année de L’Art nouveau à Bruxelles, j’ai eu une sorte de déclic. Malgré l’incroyable reconnaissance et touristification de l’Art nouveau, jamais on ne parle des liens étroits ayant existé entre ce mouvement et le Congo. Pourtant, il suffit de regarder autour de soi pour voir que tout cela est inextricablement lié à Bruxelles. Disons qu’en tant que Brusseleir le Congo est là, et que la ville de Bruxelles est bien plus structurée par le colonialisme que ce qu’on pense quand on évoque les statues ou les noms de rue.
J’ai écrit un livre qui s’appelle Léopold II : la folie des grandeurs [2] où je montre l’ambition de Léopold II de faire de Bruxelles une métropole de rang international et comment dans chacun de ses immenses chantiers visant à transformer la ville, à percer des artères, il y avait toujours une partie du capital en provenance du Congo. Comment il mettait toujours un peu d’argent congolais en espérant que d’autres investisseurs suivent le mouvement. Et si cela ne marchait pas, il mettait un petit peu plus d’argent jusqu’à ce que les investisseurs privés prennent le relais. Quand on s’intéresse à l’histoire de Bruxelles, on tombe inévitablement sur le Congo.
Si Léopold II était le parrain de l’Art nouveau, sa marraine, c’était le Congo…
Le sociologue de l’art Edward Becker montre très bien qu’une œuvre d’art n’émane pas de la seule créativité individuelle de l’artiste, mais qu’elle se constitue à travers ce qu’il appelle des « chaînes de coopération » entre les artistes, mais aussi leurs relations affinitaires et familiales, les organes d’évaluation ou encore les lieux de diffusion. Elle est le résultat de ces interactions et de leurs intérêts. Est-ce que l’on pourrait dire que l’Art nouveau est le résultat des interactions avec et des intérêts d’un monde colonial ?
L.C. : À la fin du XIXe siècle, certains artistes et architectes sont mécontents du climat artistique en Belgique. Ils étaient à la recherche de quelque chose de différent du néo-gothique, du néo-classicisme ou de la forme hybride de l’éclectisme. Quelque chose de novateur : un art nouveau. Des mouvements similaires étaient en cours en GrandeBretagne avec Arts and Crafts et surtout en Allemagne et en Autriche avec la Wiener Sezession. Dans les trois cas, on trouve une grande importance donnée au renouvellement de l’artisanat d’art.
Dans le même temps, les hommes politiques qui ont organisé la colonisation du Congo ont cherché des moyens pour rendre leur projet plus acceptable par la population. Une population qui, il faut le rappeler, était plutôt réticente à l’époque vis-à-vis de l’aventure congolaise. Principalement parce qu’elle craignait que cela ne coûte beaucoup d’argent. Mais tout va changer avec l’Exposition coloniale de Tervuren de 1897. D’abord parce que cette exposition sera un véritable succès de foule qui va contribuer à rendre le Congo populaire. On se pressait en effet pour voir les « villages » congolais, mais aussi pour monter dans le monorail ou assister aux matchs de boxe. Ensuite, parce que cette exposition va devenir le support d’une révolution artistique en proposant, à Tervuren, les premières réalisations véritablement Art nouveau. Les pionniers de l’époque, tels que Henry Van de Velde, Paul Hankar, Victor Horta et le créateur de bijoux Philippe Wolfers sont en effet activement mis à contribution pour rendre la colonisation du Congo attrayante auprès de la population belge. Comment ? En les encourageant non seulement à innover dans le style proposé pour l’aménagement du pavillon de l’exposition, mais aussi en leur fournissant gratuitement des matériaux du Congo à mettre à l’honneur dans leurs réalisations. On parle ici de tout ce bois congolais qui a été mis à la disposition des artistes de l’Art nouveau, sans oublier l’argent et, bien sûr, l’ivoire pour les bijoutiers. En 1962, le fils de Philippe Wolfers déclarait d’ailleurs que « Léopold II était le parrain du style Art nouveau ». Si on est d’accord avec cette affirmation, on peut pousser l’analogie plus loin en affirmant que la marraine de l’Art nouveau c’est le Congo.
Mais quelles sont les raisons qui font que des hommes de l’art – des architectes, des peintres, des bijoutiers – nourrissent, à cette période, un attrait particulier pour l’entreprise coloniale ? Est-ce que ce sont des raisons politiques, artistiques, esthétiques, financières ? Et comment ces deux univers se rencontrent-ils ?
L.C. : Il y a quatre clubs privés à Bruxelles qui peuvent nous aider à comprendre les rapprochements entre les pionniers de l’Art nouveau et les hommes de pouvoirs impliqués dans le projet colonial : le Half Pint Club, la Société de la Table ronde, le Cercle artistique et littéraire et la loge Les Amis philanthropes.
Le Half Pint Club est inspiré des clubs anglais du même nom. Tout comme la Société de la Table ronde, il regroupait principalement des banquiers et des industriels, parmi lesquels William Thys, le fils d’Albert Thys qui est président du Comité de patronage de Tervuren. Plus important était le Cercle artistique et littéraire qui avait ses locaux dans le Vaux-Hall, le beau bâtiment à côté du parc de Bruxelles. Il fusionnera plus tard avec Le Cercle Gaulois. On y retrouve des gens comme Victor Stoclet – qui en était l’un des membres dirigeants – et Edmond van Eetvelde, le ministre-président de l’État indépendant du Congo. C’est vraisemblablement en voyant au Cercle les expositions d’artistes comme Philippe Wolfers ou Paul Hankar, que van Eetvelde se serait dit : « Ce sont des gens qui m’intéressent » et qu’il aurait décidé de leur confier la décoration de l’exposition de Tervuren.
La dernière grande société est la loge Les Amis philanthropes. Parmi ses membres les plus influents, on trouve des personnalités telles que le lieutenant-colonel Charles Liebrechts, ministre de l’Intérieur de l’État Indépendant du Congo et président du comité exécutif de l’exposition de Tervuren. C’est Liebrechts qui créa aussi le bureau de presse de la rue de Brederode qui était en charge de la propagande coloniale. Il y avait aussi Alphonse-Jules Wauters, un proche collaborateur d’Alfred Thys et également un acteur de la propagande coloniale au travers de sa revue Le Mouvement géographique. Puis il y avait bien sûr Victor Horta. Tout comme le bourgmestre de Bruxelles, Charles Buls, qui a défendu la colonisation dans son livre Croquis congolais. C’est donc un lieu où Horta fréquente des politiques et des industriels influents parmi lesquels aussi Solvay. Celui-ci va avoir un rôle prépondérant, car quand on regarde les premières grandes réalisations architecturales d’Horta – l’hôtel Solvay, l’hôtel Tassel, la maison Autrique, l’hôtel Winssinger – ces derniers étaient des ingénieurs de chez Solvay qui enseignaient à l’ULB et qui fréquentaient la loge Les Amis philanthropes. Ces proximités ne sont pas de simples coïncidences. Une des médailles de la loge Les Amis philanthropes représente un éléphant dompté par un Blanc sous une étoile. Si l’éléphant est un symbole très ancien dans plusieurs cultures, et qu’il était déjà un symbole maçonnique avant la colonisation, il deviendra, chez Les Amis philanthropes, le symbole même du Congo. Tout comme l’étoile qui surplombe l’éléphant et les couleurs bleu et or, que l’on retrouve à la fois sur le drapeau de l’État Indépendant du Congo et sur cette médaille. Donc cette loge et les autres cercles privés ont bien été des lieux de rencontre et de recrutement pour des personnes appartenant à des mondes différents et qui ne se connaissaient pas. Ça a été aussi une façon pour la bourgeoisie libérale, progressiste et colonialiste de faire avancer son agenda politique à travers des initiatives d’ordre artistique qui déboucheront sur l’émergence, en Belgique, d’un style Art nouveau qui s’épanouira particulièrement dans le domaine architectural.
Solvay, Autrique, Tassel, Winssinger… les commanditaires des premières grandes réalisations architecturales d’Horta étaient ingénieurs chez Solvay, enseignaient à l’ULB et fréquentaient la loge Les Amis Philanthropes.
[1] L. CATHERINE, Kunst met de K van Kongo, éd. EPO, 2023.
[2] L. CATHERINE, Leopold II : La folie des grandeurs, éd. Luc Pire, 2004.