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Les quartiers populaires, objets de convoitises

Mathieu Van Criekingen, géographe et enseignant-chercheur à l’ULB, vient de publier aux éditions La Dispute un ouvrage remarquable : Contre la gentrification, convoitises et résistances dans les quartiers populaires.

Gentrification : le mot apparaît dans le monde de la recherche universitaire au début des années 1960, à Londres, pour désigner un processus de réhabilitation de quartiers anciens caractérisé par une substitution graduelle des populations ouvrières en place par des ménages plus nantis. Le terme, basé sur la racine gentry, est particulièrement bien choisi. Il fait référence à une classe sociale pratiquement disparue, la landed gentry, qui au sortir du Moyen-Âge fut l’auteur de la Grande Dépossession, par laquelle la propriété terrienne passa en propriété privée lucrative : les terres communes purent être clôturées, et louées à des exploitants agricoles contre le versement d’une rente, fixée par des critères de marché.

Ce livre fait voler en éclats les gentilles histoires de relooking d’espaces démodés. Il fait voir la violence structurelle cachée derrière les vocables lisses de mixité sociale, de ville durable, de ville créative, de smart city. Il rappelle, ce que le langage des promoteurs, managers et pouvoirs publics vise à obscurcir quand ils parlent de ville-pour-tous, d’intérêt général éthéré, que la ville est une question politique. Il rappelle les questions essentielles, toujours gommées : produire les espaces urbains pour qui ? à quelles fins ? qui en décide ? Toutes questions politiques.

Par exemple, qui a jamais cru qu’on pouvait guérir les inégalités sociales par un médicament spatial ? Qui a jamais cru à la magie des "effets de ruissellement" ? Les politiques de mixité sociale détournent l’attention de la nécessité d’une réelle redistribution sociale. Remarquons en passant que les avocats des bienfaits de la mixité sociale se gardent bien de plaider pour l’installation de classes populaires dans les quartiers riches. Et toute cette histoire de mixité ne tient aucun compte des réalités statistiques : à Bruxelles, dans les quartiers les plus populaires, près de quatre habitants sur dix n’appartiennent pas au quart le plus pauvre de la population. À l’inverse, près de quatre habitants sur dix des secteurs les plus bourgeois n’appartiennent pas au quart le plus riche de la population. Dans un cas comme dans l’autre, y voir des ghettos (de pauvres ou de riches) n’a pas de sens, statistiquement parlant.

Par exemple, l’urbanisme durable est-il conciliable avec la mise en compétition des villes entre elles, poussant chacune à capter le plus de flux possibles (de touristes, de congressistes, de festivaliers…) ? Les villes ne sont pas en compétition, elles sont mises en compétition. L’imaginaire entrepreneurial incite à la reproduction en série de projets quasi identiques d’une ville à l’autre, transformant chacune en sprinter sommé de courir sur une piste où aucune ligne d’arrivée n’a été tracée, jusqu’à l’épuisement.

Il rappelle que la ville n’est pas un effet de nature, mais une construction humaine, donc sociale, donc politique, et que les discours sur la ville sont des discours éminemment politiques, ce que le langage lisse des promoteurs et managers tait.
Il n’y a pas de gentrification heureuse. En régime capitaliste, il n’est pas de ville où les rapports de domination n’auraient plus cours. La gentrification s’inscrit par définition dans un rapport de force institué par des groupes dominants et qui commande de déposséder des groupes dominés de l’usage des espaces urbains.

Voilà quelques vérités qu’on n’a plus coutume d’entendre. Le livre se termine par la description de ce qui déjoue, résiste à ce qui n’est pas un courant inéluctable auquel il serait vain de s’opposer. Toutes ces choses étant humaines, elles ont été construites, et l’auteur nous montre comment. On peut donc les défaire.