Inter-Environnement Bruxelles
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Les murs, réceptacles passés et présents de nos cris multiples

Volonté de bousculer le regard, expression d’un malaise, révolte
inconsciente ou encore respiration dans l’univers urbain, le marquage
des murs est un acte multiple et éternel qui ne saurait s’enfermer
dans la catégorie de l’incivilité.

Le graffiti, trace murale non autorisée, a traversé les âges. Il fait partie des matières premières traitées par les archéologues qui les traquent de Pompéi au Guatemala. Mais reconnaissons avec Jean Baudrillard que « dans la signalisation de la ville, les graffitis ont jusqu’il y a peu toujours constitué le bas-fond (...), l’inscription honteuse, refoulée, des pissotières et des terrains vagues. Seuls avaient conquis les murs d’une façon offensive les slogans politiques, propagandistes, des signes pleins » [1].

Mai 68 constitue, de ce point de vue, un tournant dans la visibilité donnée non seulement à l’affichage mais aussi au graffiti. Sous le slogan « l’imagination au pouvoir » les murs vont se couvrir d’affiches, pochoirs et autres graffitis. Ce foisonnement est sans doute unique en Europe par son ampleur. Les murs deviennent la parole, le miroir du quotidien de mai 68 : « Désobéir d’abord, alors écris sur les murs » (loi du 10 mai 1968). Encore
aujourd’hui, nombre d’affiches politiques sont pensées et tirées selon les principes de cette époque, la sérigraphie.

L’émeute des signes : du Bronx au musée

Quelques années plus tard, sur un autre continent, on assiste à l’émergence du tag, forme d’expression du graffiti, née dans les quartiers ghettos des métropoles aux Etats-Unis (New York, Washington, Chicago,...). Faisant suite à la répression d’émeutes urbaines dans les ghettos, ce tagage exprimait la révolte face aux conditions de vie socioéconomiques difficiles, au sentiment d’exclusion et d’inexistence de ses auteurs. Le phénomène acquiert une visibilité médiatique à New York, en 1971, lorsque le métro commence à se
couvrir de façon spectaculaire de la signature TAKI183, 183 évoquant un numéro de rue, fait révélateur de l’attachement du tagueur de la première vague à son quartier. Pour la seule année 1971, la ville de New York consacra 300 000 dollars à la lutte anti-graffitis.

Dépassant le cri de malaise, le tag devient un vecteur de visibilité, voire de célébrité et se double ainsi peu à peu d’une ambition plastique. Cette transformation est voulue par la Zulu Nation (1976) elle-même qui prône le remplacement des affrontements entre gangs rivaux par des compétitions
artistiques. C’est ainsi que parallèlement au tag des quartiers populaires se développe la mouvance artistique du graff bénéficiant d’une légitimité dans les milieux culturels : certaines productions s’affichent dans des livres d’art, des expositions viennent à intégrer le graffiti dans le patrimoine culturel. Des jeunes artistes sont rémunérés pour décorer devantures ou rideaux de fer des boutiques. Des peintres s’associent aux graffiteurs et se créent un nom.

Ce glissement n’est pas spécifique au mouvement tag, l’affichage militant de
mai 68 a aussi dérivé vers une tradition parisienne du graffiti à vocation esthétique. Et le mur de Berlin est aujourd’hui transformé en cailloux pour touristes et galerie permanente à ciel ouvert.

Du musée à la banlieue française

A partir des années 1980, la culture hip-hop traverse les océans pour se répandre dans le monde, de l’Europe au Japon. Cette diffusion s’accompagne d’un lissage, d’un effacement du caractère plus radicalement revendicatif et conflictuel des origines du tag d’Outre-Atlantique. Le pochoir se développe en France comme mode d’expression des musiciens alternatifs et les graffitis
font l’objet de spéculations intellectuelles et marchandes. Néanmoins, le tag se développe aussi dans les banlieues françaises comme signe urbain d’un malaise social. Il tapisse les murs des grands ensembles construits dans les années 70 et suscite assez rapidement la mise en place de dispositifs répressifs, tout particulièrement de la RATP.

Une portée politique qui ne se dit pas

Le tag et le graff ne peuvent s’enfermer ni dans un acte de résistance politique ni dans une pratique de gang de quartier ou encore dans une expression culturelle artistique. Le plus souvent dénué de visées politiques, il constitue néanmoins, par la force des choses, un acte politique.

Selon Baudrillard, les tags représentent une insurrection par les signes contre les signes, en opposant à l’empire des signes pleins, comme ceux de la pub, des signifiants vides (le tag n’est pas porteur de sens pour le non
initié). Le tag constituerait en ce sens une caricature de la communication de masse qui se joue des logos et autres slogans.

Et c’est là toute son ambivalence : le tag se nourrit de la société d’aujourd’hui. Il adopte sa technologie, sa culture mobile en réseau et invasive, sa temporalité rapide et son image tape-à-l’œil. Il digère tous
ces indices de la ville pour les recracher sur les murs.

Et Bruxelles dans tout ça ?

A Bruxelles, c’est surtout à Schaerbeek au début des années 1990 que le mouvement hip-hop va s’enraciner. Un nombre exponentiel de rappeurs et de graffeurs apparaissent. Les tagueurs réinvestissent la ville aux travers de ses réseaux urbains et nœuds de mobilité. Pas de phénomènes de banlieues ou de ghettos à Bruxelles. Le tagueur n’est plus attaché à son quartier.
Ce qui prime c’est l’existence de territoires symboliques et la culture commune qui se tisse entre les afficionados de la bombe. Ils convoitent et exploitent les lieux de flux comme les métros, les tunnels, les sorties de stations, les galeries commerciales, les gares, les voies de chemin de fer, les ponts, tous ces lieux de passage, faisant de la ville la plus grande galerie du monde. Ils ne revendiquent pas un territoire mais se contentent de l’occuper.

Dans un autre champ, des collectifs se bousculent aussi pour occuper les murs : campagne d’affichages contre la consommation (« Faites l’amour, pas les magasins ») ou pour dénoncer certaines politiques urbaines (campagne dans le quartier Midi).

Reste qu’à Bruxelles comme ailleurs, ces gestes de liberté et gratuits, pieds de nez à la culture dominante et marchande, doivent louvoyer en permanence entre les velléités de normalisation par la culture majeure [2] et de répression par les organes de contrôle [3] tandis que la colonisation autorisée de l’espace public, elle, ne cesse de croître au profit de l’esprit de lucre.

Claire Scohier

par Claire Scohier

Inter-Environnement Bruxelles


[1J. Baudrillard, Kool Killer ou l’insurrection par les signes, in L’échange symbolique et la mort, Gallimard, 1976, p. 123.

[2Voir dans ce BEM l’article de Pierre Meynaert et Jérôme Matagne : L’art de la récupération.

[3Voir dans ce BEM l’article d’Olivia Lemmens : La lutte anti-tag, démesure et contrôle de la population.