Inter-Environnement Bruxelles
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Les enjeux de la tarification kilométrique intelligente (Smart Move)

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Le 4 décembre 2020, le gouvernement bruxellois présentait un avant-projet d’ordonnance réformant la fiscalité automobile, qui prévoit l’instauration en 2022 d’une tarification kilométrique intelligente, afin de rendre la « fiscalité automobile juste, où c’est l’utilisation et non la propriété qui est taxée ». Si le texte doit encore être soumis à la concertation régionale (partenaires sociaux, conseils d’avis), faire l’objet de discussions inter-régionales et d’une étude de faisabilité, il n’est pas inutile de se pencher sur les différentes composantes de la réforme. Tant en regard de ses objectifs que de ce qui anime IEB, c’est-à-dire le droit à la ville et la justice environnementale, quels sont les enjeux soulevés par Smart Move ?

Rue de la Loi © Miguel Discart - 2021

Smart Move, comment ça marche ?

Avant d’exposer un bref historique de la mesure et d’en dresser une lecture critique, il importe de bien comprendre ce que propose cette nouvelle mesure. Smart Move constitue une réforme de la fiscalité automobile [1] qui entend taxer l’usage du véhicule et non plus à sa possession comme c’est le cas actuellement. Selon l’étude d’impact, la nouvelle tarification réduirait le nombre de déplacements inutiles et permettrait de diminuer de 30 % la perte de temps par km en heures de pointe et de 2 % les kilomètres parcourus en Région bruxelloise, tous modes confondus, mais se marquant principalement sur la voiture.

Dérivant du principe de l’utilisateur-payeur, les changements proposés par le gouvernement tiennent notamment à la suppression des taxes automobiles existantes, à savoir la taxe de mise en circulation (payée à l’achat d’un véhicule), sauf pour les voitures dont la puissance fiscale est supérieure à 14 chevaux fiscaux (CV) [2], et la taxe de circulation (payée sur une base annuelle). Puisque la fiscalité automobile constitue une matière régionale [3], ces taxes seraient supprimées pour les Bruxellois, mais pas pour les navetteurs wallons et flamands. Quant aux voitures de société, elles ne sont pas concernées par la suppression de la taxe de mise en circulation. Et pour cause : la Région bruxelloise n’est pas compétente en la matière, et il ne lui reste qu’à espérer qu’un accord se concrétise avant l’entrée en vigueur de Smart Move [4].

Les taxes vouées à disparaître feraient place à une tarification constituée d’un montant de base journalier (variable qui varie selon la puissance fiscale du véhicule et l’heure du déplacement) et d’un tarif au kilomètre (qui varie selon l’heure du déplacement).
Le montant de base sera nul pour les véhicules électriques [5] et pour les véhicules dont la puissance fiscale est inférieure ou égal à 7 CV, et ce quelle que soit l’heure de déplacement. Pour les véhicules à partir de 8 CV, le montant sera différent selon que l’on soit en heures de pointe (07h00-10h00 et 15h00-19h00) ou en heures creuses (10h00-15h00) et ce, avec une augmentation progressive du tarif jusqu’à la limite de 21 chevaux fiscaux. Ainsi, un automobiliste ayant une voiture de 8 CV paiera un montant de base de 0,25€ (heures creuses) ou de 0,5€ (heures de pointe) ; un automobiliste ayant une voiture de 21 CV (ou au-delà) paiera respectivement 6 ou 12€. Ceci dit, puisque 89 % des voitures immatriculées à Bruxelles (hors voitures de leasing) se trouvent en dessous de 14 CV, la plupart des montants de base ne devraient pas dépasser 2,5€ en heures creuses et 5€ en heures de pointe.

En ce qui concerne le tarif au kilomètre, celui-ci sera de 0,20€ par kilomètre en heures de pointe et de 0,08€ en heures creuses, quel que soit le type de véhicule.

Notons que le montant de base et la tarification au kilomètre ne seront pas d’application en semaine entre 19h et 07h, les week-ends et les jours fériés. Autrement dit, les automobilistes circulant à ces moments-là seront exemptés de toute contribution fiscale. Quant aux personnes qui ne circulent qu’occasionnellement à Bruxelles, ou qui refuseraient le système général proposé par la Région, elles devront se prévaloir d’un pass journalier, dont le prix correspondra au montant dû pour une distance de 25 km, soit un montant compris entre 4€ (de 0 à 7 CV) et 16€ (au-delà de 20 CV).

Les véhicules exonérés comprendront les véhicules prioritaires (police, ambulance, pompiers, véhicules médicaux…), les transports en commun, les véhicules adaptés au transport de personnes avec un handicap ou disposant de la carte spéciale ainsi que les véhicules des personnes pouvant prétendre à l’intervention majorée (dont les allocataires du revenu d’intégration sociale). Les motos ne seront pas exemptées, mais verront le tarif diminué par quatre.

Comment calculer les distances parcourues ?

Pour mettre en œuvre le dispositif, la Région bruxelloise a fait le choix d’utiliser d’une part les caméras ANPR, capables de lire les plaques d’immatriculation et déjà partiellement installées dans le cadre de la zone de basses émissions [6], et d’autre part de recourir à une application numérique [7] pour comptabiliser les kilomètres ou, pour celles et ceux ne disposant pas de smartphone, à un boîtier à placer dans la voiture (OBU, pour on-board unit).

Un choix qui sera sans doute onéreux, d’autant que les caméras ANPR présentes actuellement sur le territoire ne seront pas suffisantes. En effet, ces caméras sont installées de manière à pouvoir lire les plaques d’immatriculation à l’avant des véhicules, ce qui ne permet pas de contrôler les motos. D’autre part, l’utilisation des caméras de police existantes à d’autres fins que celles prévues actuellement est problématique en vertu de la législation sur la vie privée [8]. Une étude juridique commandée dans le cadre de la confection de la tarification kilométrique en arrive dès lors à la conclusion que la réutilisation des caméras existantes rencontrera plus de résistance que la mise en place d’un système partiellement nouveau.

Du péage urbain à Smart Move

L’idée d’instaurer une nouvelle tarification relative à l’automobile n’est pas nouvelle. Plusieurs villes étrangères ont franchi le pas il y a déjà de nombreuses années (Milan, Londres, Stockholm…). À Bruxelles, plusieurs partis politiques de l’opposition (voire de la majorité) qui s’y opposent aujourd’hui se sont pourtant prononcés en faveur d’un tel dispositif dans le passé [9].

En 2012, Bruno De Lille (Groen), alors secrétaire d’État à la mobilité, avait d’ailleurs commandé une étude sur l’instauration d’un péage urbain à Bruxelles. Deux ans plus tard, elle fuitait dans la presse et l’une de ses conclusions, fixant à 12€ le tarif journalier pour circuler à Bruxelles de manière à atteindre l’objectif de réduction de 20 % du trafic routier en 2018 (l’objectif du précédent Plan de mobilité, Iris II), provoqua une telle levée de boucliers que le projet fut enterré.

Le plus gros clou dans le cercueil du péage urbain était sans doute l’idée selon laquelle celui-ci constituerait une politique antisociale, permettant seulement aux plus nantis de circuler fluidement en voiture. Cette idée était pourtant battue en brèche par la spécificité de la réalité bruxelloise. En effet, une large part des ménages bruxellois (à plus forte raison s’ils disposent de faibles revenus [10]) ne possède tout simplement pas de véhicule et le réseau de transport public, plutôt bien développé, constitue une alternative viable pour se déplacer. Dans le même temps, du fait de la localisation et de la qualité de leur logement (isolation, par ex.), les classes populaires et la classe moyenne inférieure sont davantage exposées aux nuisances générées par l’automobile (pollution atmosphérique, pollution sonore, insécurité routière…). Quant aux Bruxellois qui possèdent et utilisent une voiture, ils effectuent essentiellement des trajets courts [11] qui devraient être découragés quand ils peuvent être réalisés avec d’autres modes de transport. Enfin, les navetteurs, qui roulent en heure de pointe à Bruxelles et qui constituent la moitié du trafic à ce moment de la journée, génèrent des nuisances environnementales alors qu’ils ne contribuent que marginalement aux infrastructures qu’ils utilisent.

L’instauration d’un péage urbain, à condition que ses recettes soient réinvesties dans le développement des alternatives à la voiture, pourrait dès lors corriger quelque peu le sous-financement chronique de la Région bruxelloise tout en agissant comme un instrument redistributif. Il permettrait également d’influer sur le report vers d’autres modes de déplacement et donc de diminuer les nuisances environnementales liées à l’automobile. Moins de voitures sur les routes, cela veut également dire moins d’insécurité routière et donc un meilleur attrait pour le vélo et la marche. Et moins de congestion routière ne peut qu’améliorer les conditions de circulation du réseau de transport public de surface. Pour toutes ces raisons, Inter-Environnement Bruxelles s’était montrée plus que favorable à l’instauration d’un péage urbain.

Une évolution du contexte

La proposition aujourd’hui défendue par le gouvernement diffère toutefois fortement du dispositif envisagé précédemment. Et ce tant en termes de tarification (à l’époque, un péage zonal où l’on paie un tarif fixe et, aujourd’hui, un paiement fixe additionné d’un tarif au kilomètre) et de couverture géographique (jadis limitée aux quartiers de bureaux bien desservis en transport en commun, désormais élargi à l’ensemble de la Région), que de modifications apportées à la fiscalité existante ou d’utilisation de la technologie pour contrôler le respect de la mesure.

Entre 2012 et 2020, la réalité bruxelloise a également évolué. Si l’on observe un certain retour en grâce de l’idée d’habiter en ville, une augmentation de la population (essentiellement due à l’immigration internationale) et la mise en œuvre de politiques de densification de certains quartiers, le tout enrobé d’un marketing urbain de plus en plus prenant, force est de constater que les politiques bruxelloises d’aménagement du territoire n’ont pas freiné l’exode historique des classes moyennes bruxelloises. De plus, la stagnation de la construction de logement social, la spéculation foncière, la gentrification des quartiers centraux et l’augmentation continue du coût du logement, due entre autres à l’absence de régulation des loyers, tendent à contraindre les personnes issues des classes populaires à quitter la ville pour s’installer dans une périphérie plus ou moins lointaine. Soit dans des localités où la dépendance à l’automobile est souvent renforcée en raison du manque d’alternatives disponibles.

Dans ce contexte, l’impact social de l’instauration d’un péage urbain ou d’une taxe kilométrique est plus complexe à appréhender et pose la question de sa compatibilité avec la défense d’un droit à la ville pour toutes et tous. Si le droit d’y loger est de plus en plus mis à mal pour toute une série de personnes, la voiture reste un moyen d’accéder aux emplois et services indispensables qu’offre la ville, en comparaison du sous-équipement des espaces périurbains [12].

Pour une lecture sociale des enjeux environnementaux

La question de l’impact social se pose d’autant plus qu’il s’agit souvent d’une donnée peu prise en compte dans l’instauration des mesures de protection ou de gestion de l’environnement, alors même que les inégalités environnementales renforcent les inégalités sociales et vice-versa.

En effet, la fiscalité environnementale est trop souvent régressive, c’est-à-dire qu’elle pèse proportionnellement plus sur les plus pauvres, à l’inverse d’un impôt (progressif) sur le revenu. C’est le cas de la taxe carbone sur les carburants qui frappe plus lourdement les populations défavorisées, souvent reléguées à la périphérie des grandes villes et contraintes à de longs trajets motorisés. Déplacements souvent effectués avec des « vielles » voitures, désormais interdites de circulation sur le territoire bruxellois depuis l’entrée en vigueur de la zone de basses émissions.

Cette absence de prise en compte du champ social pourrait se révéler contre-productive du point de vue du consentement de la population aux mesures relatives à l’environnement. On ne peut en effet exclure qu’elle mène à une aversion de plus en plus assumée pour l’écologie dans les couches les moins favorisées de la population, pour qui la protection de l’environnement deviendrait une charge supplémentaire à court terme plutôt qu’un bénéfice à long terme.

Le projet Smart Move, en introduisant dans son calcul un système de correction sociale, répond en partie à ces enjeux. Les utilisateurs de voitures plus puissantes, plus coûteuses à l’achat, devront en effet s’acquitter d’un montant de base plus élevé ; les ménages aisés, qui disposent souvent de plusieurs véhicules, paieront davantage. Pourtant, les détenteurs de véhicules électriques (plus chers à l’achat) seront exemptés d’un tarif de base. Le conducteur d’une Tesla modèle S ne paiera que le kilométrage.

Un objectif peut en cacher un autre

Les objectifs de Smart Move sont de réduire la congestion et les déplacements en voiture, améliorer le climat et la qualité de l’air ainsi que réduire l’insécurité routière. S’ils ne sont pas forcément incompatibles, le mélange des genres augmente le risque que Smart Move n’ait qu’un impact marginal sur certaines composantes ou ne provoque des effets pervers, contraires aux résultats escomptés. Ainsi le tarif réduit accordé aux véhicules électriques ou hybrides pourra avoir un effet bénéfique sur les émissions locales, mais nul sur le correctif social, la congestion ou la sécurité routière. Quant à la gratuité fiscale des déplacements en soirée et le week-end, elle aura un effet bénéfique sur la congestion durant les heures de pointe, mais pourrait être contre-productive sur les émissions de polluants et de gaz à effet de serre. En effet, les simulations menées dans le cadre de l’étude d’impact indiquent que le nombre de véhicules-km devrait augmenter le samedi et le dimanche, respectivement de 4,7 et 3,2 %.

Comme le laissait entrevoir le libellé du cabinet du ministre des Finances dans sa note au gouvernement (une « taxe de lutte contre la congestion du trafic automobile » [13]), l’objectif de diminution de la congestion (dont le coût est évalué entre 850 millions et 1,7 milliard d’euros) prime clairement sur les objectifs environnementaux, pour trois raisons :

  • si l’exposé des motifs avance que « les émissions de gaz d’échappement nocifs tels que le CO₂, le SO₂, le NOX seront considérablement réduites », l’étude d’impact estime que « l’impact sur les émissions en RBC n’est pas tangible », leur baisse ne devant pas dépasser 5 % ;
  • La question de la qualité de l’air ne se limite pas à celle des émissions et implique de s’intéresser à leur concentration dans l’air ;
  • La part des émissions dues à la congestion n’a pas été objectivée, ce qui obscurcit l’articulation entre réduction de la congestion et amélioration de la qualité de l’air.

Idéalement, et sur ce point la RBC n’est pas en mesure d’agir seule, la réduction des émissions aurait dû porter sur un périmètre englobant le ring de Bruxelles, d’autant plus que le Plan régional de mobilité (Good Move) prévoit d’y reporter une partie des flux automobiles transitant par la région. Le bureau d’études Transport & Mobility Leuven a estimé en 2013 que le ring générait 13 % des émissions nationales dues au transport [14].

L’impact environnemental des moyens proposés pour calculer et facturer les déplacements motorisés semble avoir été négligé. Dérivant des préceptes de la smart city [15], le système de contrôle/tarification repose sur la fabrication de nouveaux appareils et la création de flux de données, engendrant ainsi de nouvelles émissions. Certes, celles-ci ne seront pas comptabilisées au titre d’émissions du secteur bruxellois des transports. Est-il cohérent de viser une baisse de la pollution automobile en ayant recours à un dispositif polluant ? Selon nous, il n’est pas conforme à la justice environnementale d’invisibiliser ainsi des émissions dont les effets se feront sentir (d’abord) ailleurs qu’à Bruxelles.

Voitures : moins d’usages ou plus d’achats ?

On l’a dit, le principe central de Smart Move est de taxer l’usage et non la possession. La réforme vise ainsi à corriger ce qui est avancé comme une injustice du système fiscal actuel qui pèse de la même manière sur tous les automobilistes, quel que soit le nombre de kilomètres qu’ils parcourent annuellement. Si à première vue cette décision va dans le sens d’une meilleure justice environnementale, où les responsables des « externalités » (congestion, pollution, insécurité routière) paient davantage, elle pourrait cependant entraîner des effets pervers. Car l’objectif de la taxe de mise en circulation, vouée à être supprimée, n’est pas tant de compenser les externalités de l’usage de la voiture que d’influencer les comportements d’achat.

Plusieurs études scientifiques ont démontré l’utilité d’une taxe de mise en circulation pour dissuader l’achat de grosses cylindrées. Taxer l’usage tout en supprimant la taxation de la possession pourrait donc renforcer la tendance à l’achat de véhicules plus puissants, une tendance qui est celle du marché automobile depuis plusieurs années [16]. C’est d’ailleurs parce qu’elle « contribue à l’objectif économique de soutenir, voire d’accélérer la rotation du parc automobile » que la suppression de la TMC constitue une demande de l’industrie automobile depuis plusieurs années [17]. Or, la fabrication d’une voiture génère autant d’émissions que celles générées par deux années d’utilisation. Dès lors, la suppression de la TMC est-elle cohérente avec « la lutte contre le réchauffement climatique » à laquelle, selon l’étude d’impact, Smart Move devrait contribuer ? Par ailleurs, la production des voitures n’ayant pour l’essentiel pas lieu en Belgique, cette pollution ne sera pas comptabilisée au titre d’émissions du secteur bruxellois des transports. Est-ce conforme à la justice environnementale de « réguler » ici l’usage de la voiture tout en augmentant la pollution (d’abord) ailleurs ?

Selon nous, une réforme fiscale audacieuse du point de vue environnemental aurait dû estimer tant les émissions générées par la fabrication accrue de véhicules que celles générées par les technologies nécessaires à la tarification kilométrique, tout en intégrant ces résultats dans les simulations quantitatives de l’étude d’impact. On comprend mal pourquoi celle-ci n’a pas modélisé l’impact potentiel de Smart Move sur l’évolution du parc automobile, d’autant plus que l’exposé des motifs prétend que la progressivité du montant de base favorisera l’utilisation de voitures moins puissantes.

Des effets potentiels aux principes

Bien que le débat portera vraisemblablement sur les conséquences économiques, environnementales et sociales de la réforme fiscale, il n’est pas inutile de commenter certains principes qui lui sont sous-jacents.

Commençons par le principe de l’utilisateur-payeur, auquel les documents officiels se réfèrent explicitement. S’il peut sembler juste de faire contribuer davantage les personnes qui utilisent plus leur voiture, le principe reste problématique, au moins à deux titres :

  • le principe repose sur le postulat que les individus ont une dépendance équivalente à la voiture. Pourtant, la composante objective de cette dépendance [18], essentiellement déterminée par l’équipement du territoire (qu’il s’agisse des réseaux transport, des équipements collectifs ou des services), varie fortement selon le lieu d’habitation et donc le revenu. Or, il n’est pas certain que la progressivité du montant de base « compense » le fait qu’une taxation à l’usage pèse plus fortement sur les personnes à bas revenus. Soit des personnes qui effectuent souvent des déplacements quotidiens longs, complexes, en horaires décalés et/ou coupés, alors que les cadres jouissent souvent de plus de flexibilité horaire. Est-il juste de tarifier l’usage automobile par le biais d’un signal-prix évoluant selon l’heure du déplacement ? [19] ;
  • généraliser le principe de l’utilisateur-payeur au financement des services publics permet d’en apercevoir les limites. Imaginons qu’on veuille financer le système scolaire de cette manière : est-ce à dire que les personnes sans enfant, ou dont les enfants ne sont pas ou plus en âge d’être scolarisés, ne contribueront plus au financement de l’école ? On peut multiplier les exemples, tout en revenant aux transports : pourquoi un automobiliste devrait-il financer un réseau de transport public qu’il n’utilise jamais ? Pourquoi un cycliste devrait-il financer l’entretien d’une autoroute, alors qu’il ne l’emprunte jamais ? Pourquoi un piéton devrait-il financer l’aménagement d’une piste cyclable ? On le voit, généraliser la tarification à l’usage entre potentiellement en conflit avec la notion même de service public universel, financé par l’impôt.

L’autre principe qui guide la tarification kilométrique est celui de l’internalisation des coûts du transport, c’est-à-dire le fait de reporter sur les « responsables » des externalités (congestion, pollution, insécurité routière) le coût de leurs comportements. Autrement dit, la démarche consiste à « monétariser » les conséquences du recours à la voiture. Du point de vue des impacts environnementaux, en quoi est-ce problématique [20] ? Un, il n’y a pas consensus scientifique sur les estimations monétaires à donner aux paramètres de nos écosystèmes ; deux, certains dommages sont irréparables, quel que soit le niveau des « réparations » monétaires envisagées ; trois, on peut difficilement être exhaustif quant au chiffrage des nuisances du transport, ce qui tend à rendre leur évaluation monétaire minimaliste [21] ; enfin, reste la question de savoir quelles externalités sont effectivement prises en compte. À regarder la méthodologie dominante, celle qui figure notamment dans les directives et recommandations de la Commission européenne, on constate par exemple que la perte de biodiversité n’est pas « monétarisée » et donc pas considérée comme une externalité des transports.

S’attaquer à l’emprise automobile avec sobriété : revenir au péage urbain tout en luttant contre l’étalement urbain ?

Si Smart Move n’est pas exempt de critiques, tant s’en faut, il faut reconnaître et saluer l’initiative que prend la Région bruxelloise en proposant un dispositif concret pour réduire la congestion et améliorer la qualité de l’air. Certaines critiques ont pointé le manque de concertation et ont déploré que la Région bruxelloise fasse « cavalière seule ». Elles oublient que la RBC est sous-financée : la part des prélèvements fiscaux qui lui revient est bien inférieure à sa contribution à la valeur ajoutée nationale et qu’elle a la charge d’importantes infrastructures. Dans ces conditions, Bruxelles est contrainte d’avancer seule, alors que les dispositifs lancés par le passé pour régler les problèmes de mobilité interrégionaux, comme la communauté métropolitaine, n’ont débouché sur rien.

Ceci dit, Smart Move pose de nombreux problèmes en termes d’impacts environnementaux et sociaux. Sans compter les nombreuses questions qui se posent au sujet d’une mise en œuvre potentiellement très lourde, longue et coûteuse. Puisque l’on se dirige vers un système nécessitant un smartphone, comment sera contrôlé le fait que les automobilistes ont ouvert l’application ? Quels seront les coûts de l’installation d’un système embarqué dans les véhicules des personnes qui ne possèdent pas de smartphone ? Combien de temps une telle installation prendra-t-elle ? Combien coûtera le recours éventuel à un prestataire privé pour concevoir et gérer le système ?

Quant à un péage urbain « classique », il pourrait être mis en place bien plus rapidement et à moindre coût. Même limité aux quartiers de bureaux bien desservis en transports en commun (Pentagone, quartier Nord et quartier européen), c’est-à-dire en alternatives à la voiture individuelle, il présente plusieurs avantages : il peut être mis en place très rapidement et ne demande pas la conception, la production, l’installation et l’entretien d’un système embarqué. De nombreuses autres villes ont fait ce choix avec succès, comme le rappelle l’étude d’impact de Smart Move au sujet de Milan : « son péage urbain, qui ne couvre que 5 % de la ville, a permis de réduire considérablement la pollution atmosphérique et le trafic » (p.31). Par ailleurs, un tel péage urbain pourrait être mis en place tout en menant, parallèlement, une réforme de la fiscalité automobile visant à dissuader l’achat de véhicules lourds et puissants [22].

Si la tarification kilométrique pourrait se justifier pour les trajets de longue distance effectués en Wallonie et en Flandre, à Bruxelles, c’est sur l’usage de la voiture pour les trajets de moins de 5km qu’il faut agir [23]. La tarification n’apporte pas de réel avantage sur ces trajets que ne le ferait un péage zonal, qui pourrait du reste être pensé de manière à être compatible avec une future tarification kilométrique nationale. En effet, si Smart Move permet de coller plus précisément à l’idée d’utilisateur-payeur, elle n’a que peu de sens si les navetteurs payent seulement pour les 5km qu’ils parcourent sur le territoire régional et pas pour les 15km parcourus en amont... 

Quoi qu’il en soit, un péage urbain, au même titre que la tarification kilométrique, ne constitue pas un remède miracle contre l’usage massif de l’automobile. Sa mise en œuvre devrait s’accompagner d’une véritable stratégie régionale pour lutter contre l’étalement urbain, de manière transversale aux domaines de l’action publique : régler les problèmes de mobilité impose de dépasser le champ de la mobilité. Logements abordables, activités productives, espaces verts : autant de facteurs qui, associés à un transport public qui maille finement le territoire, maintiennent en ville des Bruxellois et Bruxelloises, et contribuent à baisser la dépendance à l’automobile. N’est-ce pas au prix d’une telle planification que les mesures de mobilité déploieront tous leurs effets ?

par Damien Delaunois

Inter-Environnement Bruxelles

, Thyl Van Gyzegem

IEB


[1Si Bruxelles Mobilité et sa ministre de tutelle (Groen) sont évidemment parties prenantes la réforme, c’est le ministre des Finances (Open-VLD) qui est compétent en matière de fiscalité, dont celle relative à l’automobile.

[289 % des voitures immatriculées à Bruxelles (exceptées les voitures de leasing) seraient ainsi concernées par la suppression de la taxe de mise en circulation.

[3Si juridiquement la TMC et la TC sont des taxes fédérales, les Régions sont néanmoins compétentes pour en fixer le montant. Ainsi, une Région peut décider de porter ce montant à zéro, sans supprimer l’existence légale des taxes en question.

[4À moins qu’un tel accord ne soit conclu, il existe un risque à ce que les employeurs prennent en charge la taxe, ce qui reviendrait à un glissement de la pression fiscale vers les entreprises et entraverait l’effet incitatif de la tarification au report modal. De plus, ce cas de figure exacerberait les inégalités entre les travailleurs qui disposent de voitures de société et ceux qui n’en ont pas... Selon Bruxelles Fiscalité, on ne peut pas annuler ce risque, car il existe légalement une liberté de contractualisation entre travailleurs et employeurs. L’ordonnance Smart Move est toutefois écrite de manière à limiter au maximum cet effet.

[5Les véhicules hybrides ne seront toutefois pas concernés par l’exemption du montant de base. Le choix de favoriser l’électrique s’inscrit dans la volonté régionale d’encourager l’achat de ce type de véhicules dans le cadre du bannissement des véhicules diesel à l’horizon 2030 et des véhicules essence en 2035. Cependant, si l’utilisation de véhicules électriques à Bruxelles permet d’améliorer la qualité de l’air localement, une rotation du parc automobile vers l’électrique ne réglera pas les problèmes des émissions liées à la conception des véhicules ainsi qu’à la production et à la distribution de l’électricité nécessaire. Elle contribuera également au déplacement de la pollution dans les pays qui pratiquent l’extraction des métaux rares nécessaires à la confection des batteries. C’est donc bien sur la possession des véhicules qu’il convient d’agir et pas seulement sur les technologies de propulsion. Le gouvernement se réserve toutefois le droit de revoir cette exemption de l’électrique quelques années après l’introduction de la mesure.

[6Lire article 37458

[7Application qui en plus de comptabiliser les kilomètres parcourus devrait permettre d’acheter des titres de transport alternatifs à la voiture. C’est le système appelé MaaS (mobility as a service). Lire Mobilité : du P-P-P, (MaaS) encore ?

[8Note aux membres du Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale, cabinet du ministre Sven Gatz (p.3).

[9Notamment le CDH, le MR ou plus récemment la N-VA qui était favorable à une tarification kilométrique à Anvers jusqu’aux élections de 2019.

[10Lire Thomas Ermans, « Les ménages bruxellois et la voiture » (Institut bruxellois de statistique et d’analyse, focus n°32, juin 2019) qui démontre qu’à Bruxelles le niveau de motorisation est fortement liée au « standing socioéconomique des ménages ».

[11Comme l’indique Good Move, deux tiers des déplacements internes à notre région sont inférieurs à 5 km.

[13Note aux membres du Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale, du cabinet du ministre Sven Gatz (p.1).

[16En 2019, 40 % des voitures neuves étaient des SUV ou des crossovers.

[17« Le marché belge des voitures neuves est-il vert ? », Febiac, mai 2008. Quant à l’instauration de la tarification kilométrique, la Febiac indique qu’il s’agit là d’un « objectif ultime » (« 21,4 milliards qui vont à l’État : le conducteur belge est le plus taxé d’Europe ! » site d’Interparking, septembre 2020)

[18Nous distinguons dépendance objective et dépendance subjective, celle-ci renvoyant aux dimensions psychologique et symbolique de l’attachement à la voiture, autrement dit aux représentations que se font les individus et les groupes de leur (auto-)mobilité. Nous reprenons cette distinction à Pierre Lannoy, auteur avec Yoann Demoli de Sociologie de l’automobile, La Découverte, 2019.

[19Tarifier via un « signal-prix » témoigne que Smart Move considère que les comportements individuels sont déterminés par calcul coûts-bénéfices. Or, comme le montrent (entre autres) les études sur la taxe de mise en circulation, les individus ont tendance à très mal estimer les coûts globaux générés par l’usage d’une voiture : les comportements en matière d’(auto-)mobilité (entre autres) ne peuvent donc être réduits à une logique comptable.

[20La suite de la section reprend le travail d’IEW mené sur « la monétarisation des services écosystémiques », qui figure dans Pierre Courbe, « Prélèvement kilométrique appliqué aux voitures. Une analyse critique », 2015, pp. 34-36.

[21On pourrait également ajouter que les écosystèmes fonctionnent de manière dynamique, leurs composants étant interdépendants. La monétarisation des paramètres environnementaux est-elle en mesure d’appréhender cette interdépendance ? Lire Lydia Ben Ytzhak, « L’économie malade de ses modèles », CNRS Le journal.

[22Par ex. en réformant la taxe de mise en circulation de manière à la corréler beaucoup plus fortement aux « performances environnementales ». Lire Pierre Courbe « La taxation à l’achat et le contrôle des performances environnementales du parc automobile. Mise en perspective européenne », Bulletin de documentation du SPF Finances, 2014.

[23Comme le propose le plan Régional de mobilité Good Move.