Jérôme Matagne – 5 mai 2014
En 2002, la Région se portait propriétaire de l’ancien site de Carcoke, vaste de 12 hectares, le long du Canal. À cause d’un Partenariat Public-Privé (PPP) conclu pour dépolluer et aménager le site, il est mis à la disposition d’entreprises qui n’utiliseront pas la voie d’eau, ou à peine…
Dans les années 1930, la Société anonyme des Cokeries du Marly en partenariat avec la Société belge de l’azote s’installe en aval du Port de Bruxelles, à Neder-Over-Heembeek, à l’angle du Pont de Buda [1]. L’endroit est stratégique car le canal est indispensable à l’exploitation des cokeries pour l’approvisionnement en eau et en charbon provenant des mines du Sud et du Limbourg. Pendant plusieurs décennies, les cokeries du Marly ont prospéré et innové techniquement, notamment via la production de produit chimiques et de gaz produits par la cokéfaction, puis via la pétrochimie. À son heure de gloire, sous l’enseigne Carcoke, le site fournira du travail à 1 200 ouvriers.
Après 30 ans de croissance, plusieurs éléments extérieurs viennent gêner le développement de la cokerie : la crise économique, la tertiarisation de l’économie, la naissance de préoccupations environnementales et l’urbanisation qui a progressivement encerclé cette industrie rurale.
Finalement, en 1993, la cokerie doit fermer ses portes et les 135 emplois restants sont perdus. Les bâtiments, abandonnés, vont tomber en ruine et laisser place à la friche qu’on peut encore observer aujourd’hui. Le propriétaire de la société – et du terrain – n’est pas à même de faire face à la dépense nécessaire pour la dépollution du site, criblé de métaux lourds. La Région en prend dès lors possession pour un euro symbolique, en 2002, avec l’intention de le dépolluer et de le reconvertir. À cet effet, il est rapidement cédé au Port de Bruxelles, qui hérite également de la charge de la dépollution du site. Pour le port, ce terrain jouit d’un intérêt inestimable. En effet, non seulement il constitue une rare réserve foncière jouxtant le canal mais surtout, son quai bénéficie d’un tirant d’eau de 6 mètres, ce qui le rend accessible aux navires de mer et pas uniquement aux embarcations fluviales. Toutefois, il faut trouver un moyen de financer les travaux de dépollution et de viabilisation du site, notamment par le détournement de la chaussée de Vilvorde, condition nécessaire à l’usage de la voie d’eau. L’ensemble de ces travaux étant estimé à 30 millions d’euros.
Le PPP entre dans la bergerie
Le Port étant exsangue, un montage opérationnel et financier est échafaudé. Les travaux seront principalement financés à l’aide d’un prêt de la Banque Européenne d’Investissement au Port. Ce prêt sera remboursé par le consortium THV composé du logisticien Katoen Natie, d’Envisan et de De Nul, deux sociétés spécialisées dans les activités de dépollution des sols, en échange d’une concession à long terme. Le contrat de partenariat entre la Région et les entreprises n’étant pas public, nous n’en connaissons pas les détails, bien qu’ils engagent directement les pouvoirs publics. Toutefois, parmi les critères définis par le Port pour attribuer la concession, deux éléments figuraient en bonne place : l’importance et la nature du trafic que le soumissionnaire entend faire transiter par la voie d’eau ainsi que les perspectives de création d’emploi [2]. Ces deux conditions paraissent fort raisonnables, nous verrons pourtant qu’elle seront, au final, mal respectées.
Dès 2008, les entreprises de dépollution s’activent sur ce site réputé comme le « plus pollué de Bruxelles ». Parallèlement, la société Katoen Natie,acteur majeur de ce PPP, mondialement renommée pour ses compétences en logistique, est chargée contractuellement de trouver des entreprises intéressées par l’exploitation du site, et notamment par l’usage du canal.
À l’époque, tout le monde s’attend à ce que Katoen Natie reste fidèle à son métier de base et développe une activité logistique sur le site. Katoen Natie ne prétend d’ailleurs pas le contraire puisque, très rapidement, dès 2010, elle dépose et obtient un permis pour la construction d’un bâtiment logistique composé de 8 entrepôts.
En 2010, la Ministre de l’époque, Madame Brigitte Grouwels, se réjouit encore de travailler « main dans la main » avec le partenaire privé et de l’arrivée prochaine d’une activité logistique multimodale [3] en lien avec la voie d’eau qui prend tout son sens dans cette zone. Elle laisse même entendre que l’exploitant s’engage à ce que 30% des marchandises transitant par le futur centre logistique passe par la voie d’eau [4]. Il faut la croire sur parole puisque les termes du PPP sont confidentiels. À sa décharge, elle-même croit Katoen Natie sur parole et aura peut-être été sincèrement surprise quand celle-ci tournera casaque en trouvant ailleurs son meilleur intérêt. Car Katoen Natie n’exécutera jamais son permis d’urbanisme. Elle a préféré l’abandonner et répondre à l’appel d’offres lancé à l’été 2011 par Bpost.
Bpost débarque et c’est la désolation. L’intérêt majeur du site est ruiné !
Dans le cadre de son plan stratégique à l’horizon 2020, Bpost désire regrouper davantage ses centres de tri (passant de 5 à 3 implantations) ainsi que centraliser sur Bruxelles l’activité « colis ». D’une part, les centres actuels se révèlent trop exigus pour faire face à l’évolution du travail de livraison qui concerne toujours davantage de colis et moins de simples enveloppes. D’autre part, la nouvelle et unique implantation bruxelloise devra accueillir aussi bien le tri des paquets pour toute la Belgique et l’aéroport de Zaventem, que le tri des lettres pour Bruxelles, le Brabant flamand, les provinces d’Anvers et du Limbourg. Bpost est donc à la recherche d’un vaste terrain situé au Nord de Bruxelles, voire dans la périphérie proche. L’ex-site de Carcoke lui convient parfaitement : elle est prête à en utiliser la totalité.
Le gouvernement bruxellois est embêté par ce rebondissement. Certes, il considère l’accueil de Bpost sur son territoire comme primordial, craignant de voir cette activité économique et ces emplois filer dans une Région voisine. Toutefois, il rêvait de meilleures ambitions pour l’ex-site de Carcoke, rare réserve foncière destinée à une industrialisation utilisant le canal. Le gouvernement charge donc le Port de Bruxelles et la SDRB d’étudier différentes alternatives d’implantations possibles qui, toutes, seront refusées par Bpost.
Finalement, Katoen Natie a décidé de louer la grande majorité du site à Bpost. Elle occupera 10 des 12 hectares avec un centre de tri qui ne sera desservi que par la route. Pour répondre aux exigences du PPP qui imposait le recours à la voie d’eau, Katoen Natie a conservé une étroite bande de terre (les 2 hectares résiduels) le long du canal et en cédera l’exploitation à la société d’asphaltage BAM, filiale de la société-mère BETONAC.
Grâce à ce montage, la berge rénovée du canal sera effectivement utilisée, bien que de manière extrêmement limitée : 2 péniches par semaines pour livrer une matière première qui ressortira transformée par… 60 camions par jour. D’ailleurs, l’entreprise BAM avoue qu’elle est contrainte et forcée d’utiliser la voie d’eau par la convention qui la lie au Port et laisse entendre qu’elle s’en passerait volontiers pour privilégier le transport routier. Cela nous laisse penser qu’elle ne fera qu’une utilisation parcimonieuse du canal.
Par ailleurs, elle justifie son intérêt pour l’implantation de l’ex-site de Carcoke par sa proximité avec le centre urbain auquel l’asphalte fraîche serait destinée. Cette affirmation parait douteuse car les chantiers de la Capitale ne nécessitent et ne nécessiteront pas de telles quantités d’asphalte. D’ailleurs, dans le dossier accompagnant sa demande de permis d’urbanisme, l’entreprise précise qu’« il peut être attendu en toute logique que la majorité des camions se dirigent ensuite vers l’entrée n°6 du RO de Bruxelles » [5]. Manifestement, la majorité de la production n’est pas destinée à Bruxelles ; et, par conséquent, le choix de l’implantation est donc moins fonction de l’exploitation du canal que de la proximité du Ring !
Le Ring plutôt que le canal !
La proximité du Ring est évidemment un facteur de choix également pour Bpost puisqu’elle n’a recours qu’aux camions et aux camionnettes. Ce choix n’est fonction que de l’intérêt de l’exploitant et nullement de celui des travailleurs. En effet, l’ex-site de Carcoke est particulièrement mal desservi en transport public. Or, les travailleurs, aujourd’hui répartis dans les différents centres de tri, sont majoritairement utilisateurs du train. Les trajets domicile-travail seront donc plus compliqués et on peut donc prévoir une augmentation de la navette inter-régionale effectuée en automobile.
Il est bien question des travailleurs actuels car, contrairement à ce que font miroiter les représentants de Bpost lors des réunions publiques, la nouvelle exploitation ne créera aucun nouvel emploi. Si le site est bien prévu pour accueillir l’équivalent de 1 500 Équivalents Temps Plein, ce chiffre correspond à l’offre actuelle dans les différentes implantations existantes, qui vont être rassemblées dans le futur bâtiment. Il ne s’agit aucunement de création d’emploi, mais d’un simple déménagement. En outre, et toujours contrairement à ce qu’affirment les représentants de l’entreprise, il ne sera pas question d’y favoriser l’emploi des bruxellois pour remplacer les départs à la pension grâce à un accord éventuel entre Bpost et Actiris. En effet, Bpost est contractuellement lié à l’agence d’interim « Start People » qui n’a que faire des différentes considérations sous-régionalistes.
Cela dit, et à l’évidence, la création d’emploi ne constitue pas la pierre d’achoppement dans ce projet. En effet, si l’on veut de l’emploi, autant supprimer toutes les industries situées le long du canal et les remplacer par des sociétés de service, bien davantage pourvoyeuses de main-d’œuvre. Au contraire, dans la balance des intérêts, il s’agit ici de privilégier la localisation stratégique et son potentiel pour le développement de l’économie bruxelloise au sens large. L’enjeu est bien la valorisation de la voie d’eau.
Ce point de vue a été bien compris et défendu par les riverains, membres d’IEB et regroupés au sein de l’association Promenade Verte de Neder-Over-Heembeek, lors des réunions publiques d’information et des différentes Commissions de concertation communales. Certes, ils craignent les nuisances généralement induites par les activités industrielles (bruit, pollution, odeur, poussières, vapeurs,…). En outre, les deux nouvelles exploitations étant organisées sur base du transport routier, ils redoutent les conséquences sur leur quartier de l’arrivée d’un nouveau charroi de camions et de camionnettes (embouteillages et pollution). Mais surtout, ils déplorent que ces aspects négatifs induits par la plupart des projets de développement industriels et dont certains ne peuvent être évités, ne seront pas contrebalancés par une amélioration de la situation globale de la Région, ni a fortiori de leur quartier.
Et ils ont raison : en l’occurrence, Bruxelles ne peut espérer ni intérêt économique, ni amélioration de la mobilité, ni création d’emploi. La responsabilité en incombe aux autorités politiques qui ont négocié avec Katoen Natie tout au long du processus et qui, in fine, gardent la main-mise sur la délivrance des permis d’urbanisme et d’environnement nécessaires à l’exploitation du site. Il ne tient qu’à elles d’interdire ce projet. Elles n’en feront rien : les travaux de construction débuteront dès 2015 et l’inauguration du nouveau complexe devrait avoir lieu en 2017.
Des partenariats contre l’intérêt général
Interdire ce projet serait pourtant faire preuve de bonne gestion de la part d’un gouvernement bruxellois qui vient récemment de consacrer la zone du canal en tant que pièce centrale de son Plan Régional de Développement Durable ainsi que d’adopter un Plan Régional de Marchandises dont le transport fluvial est la pièce maîtresse.
Plus globalement, le gouvernement et tous les Bruxellois devraient s’interroger sur l’intérêt et les dangers des Partenariats Public-Privé. Dans le cas présent, c’est dès l’origine que la Région a péché en évaluant mal les conséquences négatives potentielles et en n’imposant pas de balises suffisamment solides à la préservation de son propre intérêt, qui est l’intérêt général. À l’évidence, c’est ici le seul intérêt privé qui a prévalu, voire même le simple confort des « partenaires ». À l’avenir, il s’agit de manifester davantage de rigueur dans l’élaboration des futurs conventions, qu’on nous annonce nombreuses : constructions de parkings, d’un métro, d’une prison, d’écoles, etc.
[1] L’association BruxellesFabriques retrace un historique riche et complet des entreprises ayant exploité ce site. Voir : www.bruxellesfabriques.be.
[2] www.vdelegal.com/wa_files/2014_2005_2020_20-_20Pr_C3_A9sentation_20Carcoke_20_28PPP_29_20-_20version_203_20-_20VDELegal.pdf.
[4] Ibid.
[5] Rapport d’incidences sur l’Environnement – Implantation d’une centrale de production d’asphalte BETONAC – BAM Asphalt, page 160.