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Les commissions délibératives : fabrique de la caution démocratique

Depuis décembre 2019, des commissions délibératives sont instituées au sein des Assemblées bruxelloises. Des citoyen·ne·s tiré·e·s au sort y sont invité·e·s à accompagner ou à inciter le travail des parlementaires. L’enjeu annoncé est d’endiguer le désenchantement envers la démocratie représentative. Entre promesses et mirages, nous en pointons quelques écueils.

Une panoplie de processus délibératifs et participatifs fleurissent en Belgique, et ailleurs dans le monde, depuis plus de deux décennies. Les commissions délibératives bruxelloises se réclament de la philosophie de Jürgen Habermas. Le principe clé du philosophe allemand est énoncé en préambule du vade-mecum adopté par la Région bruxelloise : « la force sans la force du meilleur argument ». Autrement dit, la norme n’est pleinement légitime que si « au lieu d’imposer à tous les autres une maxime dont je veux qu’elle soit une loi universelle, je dois soumettre ma maxime à tous les autres afin d’examiner par la discussion sa prétention à l’universalité [1] ». Pour être légitime, la norme doit donc être fondée sur des raisons publiques résultant d’un processus de délibération inclusif et équitable, auquel tous les citoyens peuvent participer et dans lequel ils sont conduits à coopérer librement [2]. Nous nous attacherons plus loin à confronter ces préceptes à l’expérience vécue par quelques citoyen·ne·s bruxellois·es. Mais auparavant, il nous faut encore remonter leur filiation.

Filiation du concept

Dans son fonctionnement, la commission délibérative bruxelloise se fonde largement sur les modèles des « jurys de citoyens » et des « conférences de consensus » nés dans les années 70 au Danemark, aux États-Unis et en Allemagne – un modèle inspiré des jurys d’assises où des citoyen·ne·s tiré·e·s au sort se prononcent sur la culpabilité des accusés et sur la peine applicable… Les jurys citoyens sont parfois rejoints par des personnes issues de la « société civile » ou des associations. Une information sur les enjeux techniques et politiques de la controverse leur est dispensée par des experts. L’instance, animée par un comité de pilotage indépendant, est ensuite conduite à auditionner les parties en conflit ou les tenants des projets à débattre puis à délibérer de manière informée.

La procédure se déroule soit sur un laps de temps assez court (deux ou trois jours), soit s’étale sur plusieurs mois. En général, la délibération du jury ne débouche que sur un avis non contraignant mais, bien entendu, l’autorité organisatrice joue sa crédibilité si elle ignore le résultat des travaux de la commission qu’elle a mise en place [3].

En Belgique francophone, l’idée même de « commissions délibératives » est formellement apparue lors de la précédente législature (2014-2019). Des parlementaires Écolo (alors dans l’opposition et sans grande marge de manœuvre) s’inspirent de la « convention constitutionnelle », mise en place en Irlande en 2013. Composée de 33 élu·e·s et de 66 citoyen·ne·s tiré·e·s au sort, elle a eu pour objectif de délibérer autour d’un projet de réforme de la Constitution. Les recommandations issues de ce processus ont ensuite été soumises à un référendum et ont notamment conduit à l’adoption du mariage entre personnes de même sexe [4].

Par contre, point de référendum possible chez nous ! Quel que soit le niveau de pouvoir concerné, il n’est pas prévu par la Constitution belge. En revanche, le principe de la consultation populaire a intégré le droit belge à l’échelon communal et régional. Or même si le référendum et la consultation populaire relèvent de la « démocratie directe », le premier offre à la population un pouvoir décisionnel là où la seconde n’émet qu’un avis que les autorités sont libres de suivre ou pas.

Genèse bruxelloise

Quelques expériences pavent la voie des commissions délibératives bruxelloises. Citons le G 1000, plate-forme belge qui s’est déroulée en 2011 ; le « dialogue citoyen permanent » (permanenter Bürgerdialog) [5] institué par décret en février 2019 en communauté germanophone ; ou le processus délibératif mené par le Parlement bruxellois en 2017 dans le cadre de l’élaboration du plan régional de mobilité « Good Move », sur les enjeux de la mobilité dans et autour de la région bruxelloise (le panel citoyen « Make your Brussels Mobility »). Ce dernier dispositif n’a d’ailleurs jamais été évalué, pas plus que ses recommandations citoyennes n’ont été suivies.

Parallèlement, depuis juillet 2016, les auteurs et autrices d’une pétition (droit reconnu par l’article 28 de la Constitution) adressée aux autorités publiques bruxelloises – recueillant au moins 5 000 signatures et, depuis 2019, au moins 1 000 signatures de personnes régulièrement domiciliées sur le territoire de la Région et âgées de 16 ans minimum – ont le droit d’être entendus au Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale et à l’Assemblée réunie de la COCOM.

Dès l’ouverture de la législature 2019-2024, un vaste chantier, porté par le groupe Écolo (monté dans tous les gouvernements : wallon, bruxellois et Communauté française) et soutenu par Groen, s’engage à mettre effectivement en place « des espaces de dialogue direct et formalisé » entre représenté·e·s et représentant·e·s. Partant du constat que « de nombreux·ses citoyen·ne·s reprochent aux institutions leur dépendance aux cycles électoraux », la mise sur pied de ces commissions mixtes délibératives au sein des Assemblées bruxelloises est censée tout à la fois combler ce fossé et restaurer la confiance envers les élus et leur légitimité démocratique.

Mise à l’épreuve du concept

Le vade-mecum définissant les modalités pratiques du fonctionnement des commissions délibératives bruxelloises, document de 27 pages destiné à évoluer avec la mise en pratique, a été élaboré avec des « professionnels » de « l’innovation démocratique », des académiques et des initiateurs de dynamiques évoquées plus haut, comme le G 1000. Ce « mode d’emploi » est téléchargeable sur la plate-forme numérique « democratie.brussels » dédiée à l’ensemble des outils délibératifs. Elle distille toute information utile, permet de déposer ou signer une suggestion ou une pétition citoyenne et de suivre le travail des commissions délibératives.

Notre propos n’est pas de faire l’analyse détaillée du vade-mecum mais de pointer, au travers de quelques expériences – dont la nôtre – relatées par des citoyen·ne·s et « expert·e·s du secteur associatif », les promesses et les écueils du dispositif.

Retenons surtout qu’une commission délibérative est constituée par le Parlement lorsqu’il décide de traiter d’une thématique. L’initiative peut venir soit des parlementaires (ex. : commission délibérative sur les modalités de déploiement de la 5G), soit d’une suggestion citoyenne soutenue par une pétition (ex. : commission sur le sans-abrisme et le mal logement en Région bruxelloise, commissions sur la biodiversité en ville).

Pour saisir le déroulement d’une commission délibérative, nous vous renvoyons à l’encadré ci-dessous.

La première commission délibérative bruxelloise fait suite à une proposition portée par plusieurs groupes politiques du Parlement de la Région sur le thème de la 5G. En parallèle émerge également une suggestion citoyenne signée par 1 431 citoyen·n·es, qui porte sur la question de la mise à disposition des logements vides au profit des personnes sans-abri de la Région. Elle n’ouvrira pourtant pas le grand bal de ce nouveau dispositif. Gouvernement et Parlement bruxellois s’enferrent plutôt dans l’adoption des normes destinées au déploiement de la 5G : la « realpolitik » rattrape déjà les velléités démocratiques.

C’est une des taches aveugles d’un tirage au sort : il invisibilise les opposants qui refusent de jouer le jeu de ce « faux débat ».

Le parlement décide donc de consulter les citoyen·ne·s sur la 5G « avant qu’il ne soit trop tard pour que cette implication de citoyens dans le processus décisionnel puisse influencer la rédaction du futur cadre légal régional [6] ». Un choix stratégique alors que le sujet occupe de nombreux collectifs, associations, chercheurs et médecins qui, prenant appui sur les pétitions signées par des milliers de personnes depuis 2018, exigent un moratoire sur la 5G et des études approfondies sur les effets environnementaux et sanitaires.

Maîtriser la contestation

Comme IEB fait partie des associations contestataires sur ce dossier depuis plusieurs années, et au vu de son « importance dans le paysage associatif bruxellois », j’y serai invitée, en tant que représentante de la société civile, à prendre la parole. Or, la question adressée aux membres de cette commission s’oppose à la volonté même d’IEB et de bien d’autres collectifs citoyens en Belgique et à l’international. Il nous est en effet demandé de déterminer « comment nous voulons que la 5G soit implantée en Région de Bruxelles-Capitale, en tenant compte de l’environnement, de la santé, de l’économie, de l’emploi et des aspects technologiques ».

Il est donc décidé que j’irai dire que nous n’en voulons pas de cette 5G. Autre fait majeur, je vais être fort sollicitée par des personnes qui reçoivent le courrier envoyé aux 10 000 citoyen·ne·s tiré·e·s au sort, et qui me font part de leur perplexité, leurs doutes ou leur énervement, ayant l’impression « que l’on se moque du monde », « que les politiques sont incapables de prendre leurs responsabilités », « que les dés sont pipés », « qu’on va les piéger »… C’est d’ailleurs une des taches aveugles d’un tirage au sort : il invisibilise les opposants qui refusent de jouer le jeu de ce « faux débat ». Combien se sont inscrits au second tour ? Le chiffre n’est pas annoncé. Me prêtant à un exercice de comptabilité sur les statistiques de répartition par critères socio-démographiques, je les estime entre 940 et 1 217. Mais rien n’est moins sûr. Aussi, lorsque je m’y rends le jour dit, en tant qu’experte, je ne peux que dire mon opposition au déploiement de la 5G afin de conserver la capacité critique et contestataire d’IEB. Le refus d’être assimilé aux recommandations qui seront prises et dont nul ne peut prédire la teneur.

Et de fait, dans la foulée du vote des recommandations, la presse francophone et flamande titrera que « la commission citoyenne donne son accord pour une augmentation des normes d’émissions ». Le président de la commission, Tristan Roberti (Ecolo), se déclare satisfait au micro de BX1. « Mission accomplie. Les recommandations sont très équilibrées. » Or, plusieurs parlementaires de l’opposition et de la majorité vont quitter leur réserve, contant à la presse la façon dont le vote sur les normes à eu lieu à coups d’amendements – ressorts subtils qui échappaient aux citoyens. Ces derniers préféraient ne pas préciser la norme, ne sachant pas ce qui était utilement nécessaire pour le déploiement de la 5G. « Le Parlement a toujours le dernier mot. C’est prévu par la Constitution. Le règlement intérieur stipule en effet que si le vote s’écarte de ce que les citoyens approuvent, cet écart doit être justifié. Ce que le Parlement a fait : pour des raisons de santé, il doit effectivement y avoir une norme d’exposition plafonnée [7]. »

À l’heure d’écrire ces lignes, une enquête publique sur le Rapport d’incidences environnementales du projet d’ordonnance, qui entérine cette « décision démocratique », est annoncée du 1er août au 30 septembre. L’avis d’enquête confirme la mystification dont les citoyen·ne·s ont été les victimes. L’énoncé de l’enquête liste ce que la nouvelle ordonnance prévoit. Premier point : « adapter légèrement à la hausse les normes d’exposition aux ondes électromagnétiques afin de cadrer le déploiement de la 5G ». Lorsque la norme est multipliée par six, il ne nous semble pas que ce soit une augmentation « légère ». Au terme de la liste, on lit : « Ces modifications législatives font suite aux recommandations de la Commission délibérative citoyenne. » Or, une étude réalisée par l’IBPT (le régulateur fédéral compétent pour le marché des communications électroniques) en septembre 2018 indique la norme qu’il faudrait adopter pour un déploiement de la 5G. C’est exactement celle qui fut adoptée par la Commission délibérative.

Amandine Tiberghien, chargée de mission à Natagora, a quant à elle été invitée comme experte lors de la commission délibérative sur la biodiversité en ville. Natagora ne souhaitait pas intervenir, leur rôle étant davantage celui d’un soutien aux initiatives que les citoyen·ne·s souhaitent mener.

Dès lors, Natagora était déjà partie prenante de cette commission puisqu’elle a aidé le collectif Sauvons la friche dans leur dépôt de suggestion et plus tard dans l’élaboration d’une liste d’experts et de documents utiles. Mais, faute d’autres experts disponibles, elle a finalement accepté. « Ne pas faire partie de cette commission aurait été plus simple pour nous », avoue-t-elle. « Je pense que même des recommandations merveilleuses peuvent faire l’objet d’un mauvais usage. Parce que j’imagine tellement lors de la révision du RRU [règlement régional d’urbanisme – prévue à l’automne] des déclarations du type “comme l’a dit la Commission délibérative sur la biodiversité…”, et qu’en fait le RRU soit imbuvable ! Que cela soit une déconstruction de tout ce qui pose un cadre au promoteur immobilier. Il y a un risque de ce type-là. Je redoute ce moment. Puisqu’il n’y a pas de corail et de baleines à Bruxelles [8], pourquoi doit-on s’inquiéter ? Je n’avais jamais entendu ça… Que les associations avaient créé un narratif anxiogène autour de la biodiversité. Ah bon, on a fait ça ? Je pense que les gens ont peur d’un réchauffement de 2 degrés et ce n’est pas l’associatif qui a créé ce narratif. »

Plusieurs parlementaires de l’opposition et de la majorité vont quitter leur réserve, contant à la presse la façon dont le vote sur les normes à eu lieu à coups d’amendements – ressorts subtils qui échappaient aux citoyen·ne·s.

Modeler l’acceptation sociale…

Les parlementaires, et plus précisément le « bureau élargi » de la commission compétente chargée de donner suite à une suggestion citoyenne, ont aussi la liberté de la reformuler, voire de ne pas y donner suite. Le collectif Sauvons la friche, en a fait l’expérience. Craignant que le Plan d’aménagement directeur (PAD) Josaphat ne soit adopté avant qu’ils aient pu utiliser toutes les voies possibles pour exprimer leur avis sur le devenir du site, il se lance.

Fort de 14 000 signatures déjà récoltées par une pétition en cours qu’il souhaite adresser aux autorités bruxelloises, le collectif est confiant. Mille signatures seront facilement récoltées. Ce fut le cas. « On savait que c’était un pari risqué dans la mesure où nous ne savions pas dans quoi on s’engageait. On nous traitait régulièrement dans la presse de chasseurs de papillons ou de privilégiés qui veulent garder leurs privilèges. Que la biodiversité et la nature en ville ne concernent pas le Bruxellois lambda, qui lui est en quête de logement. Alors même que nous pensons que c’est une erreur d’opposer le logement à la nature, qu’il y a moyen de faire les deux à Bruxelles et que c’est juste un manque d’ambition politique. En plus, on n’avait pas du tout le même ressenti quand on s’adressait aux gens dans la rue, pendant une brocante, dans les quartiers plus ou moins favorisés, via les écoles », confie Catherine Seigneur, initiatrice avec Pierre Ryckmans de la suggestion.

Entre la validation de leur suggestion et le moment où la commission Développement territorial du Parlement se saisit de leur sujet, un an passe. Ils sont conviés à une réunion pour exposer leur sujet. Catherine et Pierre découvrent à ce moment-là, alors que leur suggestion était recevable en l’état, que son intitulé a été transformé. Les citoyen·ne·s avaient soutenu « Oui à une vraie participation citoyenne pour défendre la biodiversité à Bruxelles et la friche Josaphat ! » ; elle était devenue « La biodiversité en ville compte tenu des différentes fonctions d’une ville ». « Le vade-mecum stipule qu’ils ont le droit de le faire mais, dans ce cas précis, la manière dont le sujet a été reformulé n’est pas une clarification de la question. La Commission a voulu nous remettre dans les sempiternels débats de logement versus biodiversité qui, pour nous, est un faux débat. C’était une façon de nous mettre en porte-à-faux sur ce sujet-là », observe Catherine Seigneur.

« J’avais imaginé la commission comme un lieu où des citoyen·ne·s, de par leur expérience personnelle, leur vécu, pourraient potentiellement offrir de nouvelles visions, de nouvelles manières de faire. »

« Quand on a vu comment la question avait été déformée à savoir que la biodiversité n’était plus qu’un élément parmi d’autres dans les fonctions de la ville, c’était une douche froide alors que justement nous souhaitions à l’occasion de cette commission penser la biodiversité pour ellemême. Le choix des experts a renforcé nos craintes. Mais il semble que les citoyens ne se sont pas laissé non plus embrigader là-dedans », relève Pierre Ryckmans.

Pour Amandine Tiberghien cette modification peut être positive dans la mesure où le sujet dépasse le cadre de la friche Josaphat et que la question s’adresse à tous les territoires menacés à Bruxelles. « Mais c’est vrai que c’est triste parce que votre mobilisation vous l’avez menée dans un cadre précis et que l’on prend un engagement vis-à-vis des gens que l’on a mobilisés. Quelle crédibilité on garde par rapport à ça ? À Natagora, on trouve intéressant que les gens se mobilisent pour quelque chose qui les touche et souvent des choses locales. C’est sain de commencer par là. » Au-delà, elle reconnaît que cela avait du sens de le faire à l’échelle bruxelloise en regard de la critique qu’on adresse à de nombreux collectifs, d’être dans du « nimbysme ». Le collectif Sauvons la friche se mobilise aussi pour les autres espaces verts menacés au travers des marches qui s’organisent depuis quelques mois sous la coupole Tuiniers Forum des Jardiniers. « La commission délibérative a sans doute généré ces réflexions-là aussi au sein des collectifs. Elle aura peut-être eu cet avantage. »

… des décisions

Pour Pierre Ryckmans, qui a aussi vécu en tant qu’expert la commission délibérative sur le sansabrisme, le processus est décevant en ce qu’il a très peu d’écho « à part peut être en interne au Parlement. La presse a repris certaines recommandations mais le processus, qui est à la base bon, dans le sens où il entend rendre les décisions plus proches des citoyen·ne·s, manque de transparence et de publicité. Mis à part pour les gens qui y ont participé et qui ont le sentiment d’avoir pu discuter de quelque chose, d’avoir appris des choses, d’avoir eu une certaine influence… pour les autres, extérieurs à la commission, on ne peut pas dire que l’impact est là, qu’il est médiatisé », observe-t-il. « Il faudrait que les recommandations soient par exemple soumises au vote du Parlement, pour en faire véritablement quelque chose. Tandis qu’ici ils peuvent en tenir compte ou pas. Ça n’a aucun effet. »

Amandine Tiberghien relève l’incongruité d’investir autant d’argent dans ces commissions (un budget de 100 000 euros est prévu par commission) tout en investissant aussi peu de moyens dans la manière de faire ville en amont. « Les PAD sont un échec. Est-ce qu’ils comptent là-dessus pour réussir à penser la ville en amont ? » Si la commission délibérative a vocation à émettre des recommandations, pour Amandine il s’agit d’une opportunité, d’avoir un cadre « d’éprouvement ». Une manière d’approcher un sujet. « C’est pour ça que j’étais déçue qu’il n’y ait pas de créativité. J’avais imaginé la commission comme un lieu où des citoyen·ne·s, de par leur expérience personnelle, leur vécu, pourraient potentiellement offrir de nouvelles visions, de nouvelles manières de faire. Parce que je reste persuadée que les gens, dans leur quotidien, ont des pratiques qui peuvent apporter beaucoup plus que ce que la “science”, l’“expertise” ne pourront jamais faire ».

Somme toute, ce processus « innovant » ne révolutionne pas (encore) le système politique, lequel confère toujours les prérogatives essentielles aux député·e·s élu·e·s.

En l’état, il faut selon elle, laisser les recommandations pour ce qu’elles sont, soit « un cadre et un moment donné où on se pose des questions en faisant se rencontrer des bulles ». Car, à vrai dire, « il n’y a rien de spectaculaire dans ces recommandations, rien du tout. Ce n’est pas créatif, il n’y a pas d’innovation. C’est très factuel, ça parle de choses qui sont en cours ou qui devraient être en cours. Dans les recommandations, notamment dans le rapport qui est rédigé en fin de commission délibérative, il y a quand même la volonté d’intégrer la biodiversité comme une notion transversale que l’on retrouverait au sein du CoBAT (Code bruxellois de l’aménagement du territoire) et du RRU. On va voir si ça va être fait ».

Ce sera sans nul doute la tâche des associations de faire remonter sans cesse les recommandations issues des commissions surtout lorsqu’elles ne servent pas directement les intérêts des mandataires publics, à l’instar de la commission sur la 5G qui semble n’avoir servi qu’à obtenir la caution populaire pour une augmentation des normes.

Selon Catherine Seigneur, les parlementaires ont un pouvoir énorme sur l’ensemble du processus, à toutes ses étapes et a fortiori lors de la rédaction des recommandations qui se passent pour partie à huis clos, loin des caméras, en groupes de travail. C’est un moment où les parlementaires ont une expérience dont les citoyen·ne·s sont dépourvu·e·s. « Certaines recommandations intermédiaires étaient plus intéressantes que les finales. Il semble que certains parlementaires déposent des amendements en dernière minute, qui sont refusés en sous-commission [groupe de travail], puis qui réapparaissent le lendemain en commission. Donc il y a des jeux de pouvoir et des jeux politiques qui ont cours aussi dans ce type de processus. Je trouve que les recommandations devraient uniquement être votées par les citoyens. Les parlementaires ont bien d’autres occasions de voter et par ailleurs cela contrebalancerait leur pouvoir d’influence pendant toute la durée de la commission. »

« Donc il y a des jeux de pouvoir et des jeux politiques qui ont cours aussi dans ce type de processus. […] Je trouve que les recommandations devraient être uniquement votées par les citoyens. »

Merci de rester dans les clous

En dépit de la volonté des initiateurs de mettre sur pied un dispositif incluant les citoyen·ne·s dans les processus décisionnels, la mise en œuvre concrète des commissions délibératives en révèle les limites. Le pouvoir qu’y conservent les parlementaires contient le risque réel de modeler l’acceptation sociale des décisions politiques tout en étouffant la vocation contestataire et critique des associations. La délibération permet de stabiliser les configurations d’acteurs qui leur échappent, de prévenir les oppositions éventuelles, voire d’évaluer les rapports de force. Les parlementaires maîtrisent le choix des experts, l’ordre du jour, les lieux, les cadres d’intervention et le calendrier de la discussion. Pour certains auteurs, les dispositifs délibératifs et participatifs doivent être pensés pour ce qu’ils sont : de simples techniques managériales de gestion des conflits sociaux [9]. Leur objectif intrinsèque étant d’arriver à un consensus raisonnable où un mini-public (les citoyen·ne·s tiré·e·s au sort), légitime représentant du maxi-public (la population dans son ensemble), est garant de la délibération posée. Les recommandations sont balisées par les parlementaires afin qu’elles soient politiquement acceptables aux yeux de leurs collègues chargés de leur mise en œuvre.

Somme toute, ce processus « innovant » ne révolutionne pas (encore) le système politique, lequel confère toujours les prérogatives essentielles aux député·e·s élu·e·s. On l’a vu, même lorsqu’un nombre requis de personnes soutient la demande d’organiser une commission délibérative, c’est à l’assemblée parlementaire concernée que revient la décision finale de la mettre en œuvre ou pas. Les participant·e·s y conservent le statut d’« invité·e·s » et ne disposent que d’une voix consultative. Enfin, il n’existe aucune garantie que des recommandations, même largement soutenues par les citoyen·ne·s participant·e·s, se traduiront par le moindre effet concret.

Cela étant, la présence d’élu·e·s dans les discussions permet de renforcer le poids final potentiel des recommandations sur les décideurs politiques en créant un lien direct entre le processus participatif et les institutions régionales bruxelloises. D’abord parce que les parlementaires peuvent se faire les porte-parole des recommandations qu’ils ont co-décidées dans la commission délibérative où ils siègent. Ensuite, parce qu’à défaut de le faire leur crédibilité et celle du processus sont menacées.

Il faut se demander jusqu’à quel point la norme délibérative peut constituer un socle sur lequel peut reposer la critique des procédures et des pratiques guidant habituellement l’action publique. Une fois mis en place, de tels dispositifs renforcent-ils cette capacité de critique, contraignent-ils les stratégies des autorités politiques, remettent-ils en cause les légitimités existantes ? Ont-ils un effet sur les pratiques de représentation et les formes de la contestation ? Offrent-ils la possibilité ou non de produire des connaissances nouvelles sous la forme de contreexpertise ? Notre vigilance est requise pour donner réponse à ces questions.

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B.A.-BA d’une commission délibérative

Une commission délibérative est composée d’un quart de parlementaires (15), membres de la commission parlementaire permanente liée à la thématique traitée, et de trois quarts de citoyens et citoyennes tiré·e·s au sort (45). Le tirage au sort des citoyennes et citoyens se déroule en deux temps. Dans un premier temps, 10 000 invitations sont envoyées par courrier postal à des résidents de la Région de BruxellesCapitale tirés au sort (quelle que soit leur nationalité), âgés au minimum de 16 ans.

Celles et ceux qui souhaitent répondre positivement à l’invitation et s’inscrire pour le deuxième tirage au sort peuvent le faire sur la plateforme democratie. brussels ou via un numéro gratuit. Leurs caractéristiques socio-démographiques sont demandées au moment de l’inscription. Dans un deuxième temps, un second tirage au sort est effectué parmi les personnes qui ont répondu positivement aux invitations envoyées lors du premier tirage au sort.

Elles sont représentatives de la diversité de la population bruxelloise en termes de genre, d’âge, de niveau de formation, de langue et de répartition géographique. D’autres critères peuvent être introduits par le Parlement en fonction de la thématique traitée (ex. : pour la commission 5G, connexion internet, emploi). C’est en prenant en compte les caractéristiques socio-démographiques fournies par les répondant·e·s lors de leur inscription que le Parlement s’assure de la représentativité de chaque commission délibérative.

Les citoyen·e·s sélectionné·e·s au terme du deuxième tirage suivent alors une séance préparatoire pour se familiariser avec le processus. Ensuite, parlementaires et citoyen·ne·s assistent à une séance d’information présentée par divers experts sur la thématique traitée. Cette préparation permettra alors à toutes et à tous de débattre et de proposer des recommandations. Les expert·e·s sont choisi·e·s par le bureau élargi de la commission du Parlement bruxellois compétente pour la thématique (il existe une douzaine de commissions : développement territorial, logement, environnent et énergie…).

Au final, citoyen·ne·s et parlementaires voteront individuellement ces recommandations. La procédure de vote est différente selon que le participant est un citoyen ou un député. Cette distinction dans les modalités s’explique par l’article 33 de la Constitution belge, qui dispose que tous les pouvoirs de la nation ne peuvent être exercés que par les organes prévus par la Constitution, excluant ainsi tout exercice direct du pouvoir par les citoyens tirés au sort. Les citoyen·ne·s n’ont donc qu’un vote consultatif et secret sur chaque proposition de recommandation qui résulte des travaux de la commission délibérative. Ensuite, les parlementaires votent publiquement sur chaque proposition de recommandation. Le vote des parlementaires a valeur de décision. S’il s’écarte du vote citoyen, les parlementaires doivent le justifier.

Le résultat de ces votes est intégré au sein d’un rapport final. Celui-ci est rédigé par un groupe formé de deux parlementaires et de deux citoyen·ne·s participant·e·s. Les quatre sont sélectionné·e·s par tirage au sort et recevront l’assistance des services concernés de l’Assemblée.

Après le dépôt du rapport final de la commission délibérative, les parlementaires ont l’obligation d’y accorder un suivi dans les six à neuf mois (dépendamment de la commission parlementaire compétente pour ledit suivi) et de publier une justification s’ils n’y donnent pas suite. Un suivi parlementaire consiste à interpeller le ministre compétent ou à introduire dans les six mois une proposition de résolution, d’ordonnance (Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale et Assemblée réunie de la COCOM) ou de décret (Assemblée de la COCOF) relative aux recommandations. Le ou la ministre concerné·e devra alors justifier le suivi accordé à chacune des recommandations.

La mise sur pied de ces commissions mixtes délibératives au sein des Assemblées bruxelloises est censée restaurer la confiance envers les élus et leur légitimité démocratique.

par Stéphanie D’Haenens

Chargée de mission


[1J. HABERMAS, Morale et communication. Conscience morale et activité communicationnelle, Cerf, Paris, 1986, p. 88.

[2L. BLONDIAUX, Y. SINTOMER,« L’impératif délibératif », Rue Descartes 2009/1 (n° 63), pages 28 à 38.

[3Ibidem

[4J. VRYDAGH, J. BOTTIN, M. REUCHAMPS, F. BOUHON, S DEVILLERS, « Les commissions délibératives entre parlementaires et citoyens tirés au sort au sein des assemblées bruxelloises », Courrier hebdomadaire du CRISP, 2021/7 (n° 2492), pages 5 à 68.

[5C. NIESSEN, M. REUCHAMPS, « Le dialogue citoyen permanent en Communauté germanophone », Courrier hebdomadaire du CRISP 2019/21 (n° 2426), pages 5 à 38.

[6J. VRYDAGH, J. BOTTIN, M. REUCHAMPS, F. BOUHON, S. DEVILLERS, op cit.

[7S. VAN GARSSE, « De zin en onzin van een burgercommissie over 5G » bruzz.be, 15 juin 2021.

[8Amandine Tiberghien fait ici référence à une interview de Pascal Smet et Rudi Vervoort par A. DE MARNEFFE parue dans La Libre Belgique le 8 juillet 2022 : « Si le projet est bon, tu le fais malgré la volonté des gens et à la fin ils sont contents ». Pascal Smet et Rudi Vervoort veulent faire valider leur projet sur la friche Josaphat cet été.

[9L. BLONDIAUX, Y. SINTOMER, op cit.