Au moment de sa naissance, IEB s’est battu pour que l’aménagement du territoire puisse être appréhendé et discuté par tous, dans un rapport démocratique. Si les règles que nous nous sommes données existent, c’est pour équilibrer les rapports de force, pas pour les diluer en annihilant le débat démocratique.
Des plans de développement régionaux aux règlements communaux d’affectation du sol, du niveau plus général à la plus petite échelle, les plans et réglementations d’urbanisme encadrent les manières de faire la ville. Chacun de ces plans et règlements tranche, pose des choix sur l’aménagement du territoire, privilégie une vision au détriment d’une autre dans un cadre légal qui légitime les processus de modification de la ville. Ce cadre légal n’a pas toujours été celui qui est encore le nôtre aujourd’hui.
40 ans de tentatives régulatrices
En 1962, le parlement belge adopte une loi sur l’urbanisme et l’aménagement du territoire. Par rapport à un contexte qui laissait une large part aux arrangements circonstanciels entre les acteurs de l’immobilier et les administrations publiques [1], cette loi confère un statut à une planification urbaine pensée sur le long terme à partir d’une réflexion d’ensemble sur les enjeux urbains. En prévoyant l’établissement d’un plan de secteur qui fixe les fonctions urbaines par zone, beaucoup y ont vu l’instrument permettant de lutter contre la spéculation et de réguler l’influence excessive des secteurs économiques les plus puissants sur le territoire.
C’est ainsi qu’en 1965, un avant-projet de plan de secteur, d’inspiration moderniste et fonctionnaliste, fut dévoilé pour l’agglomération bruxelloise. Il faisait la part belle à l’habitat regroupé en barre de logements, aux tours de bureaux concentrés au centre du territoire et aux grandes infrastructures de transport collectif et individuel. Cette vision organisée et utilitariste de la ville fut fortement contestée par de nombreux Bruxellois. Sous la contrainte d’organisations telles que l’ARAU et des comités regroupés au sein d’IEB, le nouveau plan de secteur de 1979 change alors d’orientation avec pour objectif de repeupler le centre, d’enrayer une spéculation immobilière persistante et de préserver la ville de l’envahissement des bureaux et des autoroutes urbaines [2]. Ce plan de secteur instaure également la procédure de publicité-concertation qui rend publics les grands projets d’urbanisme et permet à tout citoyen d’exprimer son opinion. Cette grande avancée permet encore aujourd’hui de disposer d’un outil très important pour la démocratisation de l’urbanisme bruxellois.
Après la création de la Région, quatre types de plans hiérarchisés entre eux seront instaurés : par ordre d’importance décroissante, le Plan Régional de Développement (PRD) fixe les orientations de l’organisation territoriale de la Région, le Plan Régional d’Affectation du Sol (PRAS) remplace le plan de secteur et détermine les affectations du sol par zones, les Plans Communaux de Développement (PCD) donne les orientations stratégiques au niveau de la commune et les Plans Particuliers d’Affectation du Sol (PPAS) définissent de manière très précise l’organisation d’une portion du territoire communal. Cependant cette méthode de planification rigoureuse ne va pas empêcher la spéculation foncière.
Une technocratie au service du marché
Force est de constater vingt-cinq ans plus tard, sans doute dans un contexte plus global de mondialisation et de dérégulation financière occasionnant une succession de crises économiques, que le tant attendu cadre régulateur n’a pas tenu ses promesses et que la complexification croissante des réglementations et leur fragmentation favorisent le marché et la spéculation. Qui est en mesure aujourd’hui de maîtriser une réglementation prolixe et foisonnante si ce n’est des bureaux d’études, des consultants hyperspécialisés, des armées de juristes capables de conseiller les uns et influencer les autres. Les PPAS sur-mesure facilitant l’implantation massive de bureaux au quartier Midi ainsi que le gabarit inusité de la tour Up-Site le long du bassin Beco, le programme spécifique des ZIR (zone d’intérêt régional) autorisant le projet de centre commercial NEO au Heysel ou encore le Règlement d’Urbanisme Zoné (RRUZ) relançant un processus de démolition/reconstruction d’immeubles de bureaux de hautes tailles dans le quartier Léopold, sont les signes assez révélateurs d’une nouvelle ère spéculative. À l’inverse, considérés comme trop contraignants, des PPAS sont abrogés pour construire toujours plus de bureaux alors que le vide locatif est important à Bruxelles (quartier Midi), ou des logements de luxe au bord du canal alors qu’il faudrait y maintenir des activités de production (Bassin de Biestebroeck à Cureghem).
Privatisation du projet de ville
Au côté des règlements sur mesure faisant la joie des promoteurs, l’air du temps est au « dynamisme » urbain, à son fils préféré l’« assouplissement » du cadre législatif et à sa petite-fille chouchoutée la « déformalisation ». Le Plan de Développement International (PDI) de 2007 en est un bon exemple. Avec pour objectif d’inscrire la Région dans une compétition territoriale globalisée, il fut élaboré dans une totale opacité par Price Waterhouse, un bureau de consultance international en matière de courtage immobilier. Il fut présenté en primeur au secteur économique bien avant le parlement bruxellois. L’aménagement territorial devenu développement du territoire ne serait-il pas en train d’échapper au contrôle démocratique local tout comme la maîtrise de l’économie mondialisée échapperait au contrôle des décideurs nationaux ou européens (voir le Marché Transatlantique) ?
En 2013, c’est le Plan Canal qui montre bien des signes de cette attitude accommodante qui consiste à accompagner les investisseurs internationalisés dans les quartiers centraux restés populaires, donc sous-exploités du point de vue de leur rendement financier. La Commission régionale de développement (CRD) qui rassemble entre autres la société civile bruxelloise a dû s’en saisir de force pour avoir voix au chapitre.
Ces plans sans statut juridique, qui font leur bonhomme de chemin hors de tout cadre légal, semblent avoir désormais des conséquences territoriales et foncières bien plus puissantes que le système officiel de planification démocratiquement institué.
Inversion des priorités territoriales
La temporalité par laquelle le système de planification prend tout son sens est également fragilisée. Le bon sens veut que le projet de ville soit défini avant sa mise en carte réglementaire, de sorte que l’intérêt général soit défini avant sa traduction technocratique. L’inversion qui consiste à adopter de nouvelles affectations du sol avant même que les grandes orientations politiques soient débattues et avalisées nous interroge sur la qualité du débat démocratique à l’œuvre. Projette-t-on une fusée avant de savoir vers quoi il faut la diriger et en nous mettant d’accord là-dessus ? Ne faut-il pas connaître les priorités liées aux différentes fonctions urbaines et aux besoins humains et sociaux qui les sous-tendent (besoins en logement, équipements publics, activités économiques, infrastructures de mobilité) pour savoir combien, où et comment les implanter ? Pour autant que nous assumions encore notre système démocratique, ne s’agit-il pas de recueillir avant tout l’avis des habitants, des usagers, des associations et la multiplicité des acteurs sociaux-économiques plutôt que pratiquer le marketing urbain en simulant la participation et laisser la part plus belle à ce qui est plus gros, plus fort et nous dépasse ? Certes le gouvernement élu a pour mission d’arbitrer et de trancher, mais pas de décider par avance, comme lorsqu’il a choisi d’adopter dans l’urgence un PRAS « démographique » avant le PRD « durable », ouvrant grand la porte à plus de bureaux, du logements de luxe, des infrastructures de prestige (nouveau stade de foot, centre de congrès) et des méga centres commerciaux, si éloignés des besoins les plus urgents de la population qui vit à Bruxelles.
Le fond et la forme de la démocratie urbaine
Une des règles fondamentales de notre code en matière d’aménagement du territoire consiste à imposer une enquête publique quand les demandes de permis dérogent aux règles usuelles. Ce qui est un instrument de contrôle majeur de la démocratie urbaine est en train de se transformer en machine à déroger. De commission de concertation en commission de concertation, nous constatons que les projets les plus importants dérogent le plus massivement à la réglementation et que les permis sont souvent délivrés. Par contre, la réglementation sera appliquée plus systématiquement aux initiatives des plus petits investisseurs comme s’il fallait compenser les dérives sur les grands projets ou favoriser les plus gros par rapport à la multiplicité des petits acteurs qui font pourtant la richesse de la ville. Nous savons aussi que des dérogations trop souvent acceptées finissent par devenir une règle implicite surtout lorsqu’elles s’appliquent à un secteur immobilier spécifique et bien préparé. La construction en intérieur d’îlot pour des immeubles administratifs est un exemple frappant. En 2009, sur près de 5 000 demandes de dérogation pour des projets de bureaux en intérieur d’îlot, seules 14% ont été refusées. D’exceptionnelle, la mesure est devenue banale, mais pas pour tout le monde.
PPAS-sur-mesure pour accompagner les grands investisseurs mondialisés, Commission de concertation devenant chambre d’enregistrement des dérogations massives et sélectionnées, génération spontanée de plans en dehors de toute procédure formelle, complexification et technologisation des procédures qui ne sont pas perdues pour tout le monde, projets urbains utilitaristes et fonctionnalistes que l’on voit ressurgir aujourd’hui là où nous n’en voulions plus il y a 40 ans, révolution permanente et incontrôlable des quartiers sous pression des circuits financiers mondialisés, détricotages incessants de nos règles de vie commune qui rendent les projets des pouvoirs publics incompréhensibles aux habitants et aux usagers…
À la lumière de tous ces dysfonctionnements que faut-il donc penser de notre système hiérarchisé de plans à la fois hypertrophiés et inversés ? Par rapport aux petits investisseurs qui ne peuvent plus suivre, la complexification des procédures ou la technologisation des savoir-faire ne tendraient-elles pas à favoriser les projets de grande envergure qui s’en accommodent et la cohorte des consultants spécialisés qu’ils peuvent se payer ? Ne faudrait-il pas reconsidérer un système législatif devenu inappropriable par tout un chacun en produisant des contradictions telles que la nature éminemment émancipatrice du territoire urbain évolue vers une technocratie urbaine élitiste et aliénante ?
Plutôt que de nous épuiser dans un débat à bout de souffle au sujet d’un système de plan à ce point déformalisé, si nous voulons protéger les plus faibles (mais pas seulement) contre les plus puissants, à Bruxelles comme ailleurs, les débats régulateurs de l’urbanisme doivent être ouverts et compréhensibles à tous, en remettant à l’avant-plan la dimension politique du projet urbain et les rapports de force qui y président sans naturaliser les transformations du territoire ou les réduire à un débat d’expertise. C’est alors que nous exercerons collectivement le droit à la ville.
[1] Voir à ce sujet : B. Zitouni, Agglomérer, une anatomie de l’extension bruxelloise (1828-1915), VUB Press, Bruxelles, 2010.
[2] R. Schoonbrodt, Vouloir et dire la ville, Quarante années de participation citoyenne à Bruxelles, AAM éditions, Bruxelles, 2007.