Inter-Environnement Bruxelles
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Les beaux pavés de notre enfer

Les institutions régionales jouent des rôles majeurs dans les politiques de rénovation urbaine à Bruxelles. Parmi celles-ci, la SDRB se démarque principalement par ses nombreux projets immobiliers destinés aux « classes moyennes »… et loin d’être accessibles à tous.

Comme toute institution publique régionale qui se respecte, la Société de Développement de la Région de Bruxelles-Capitale (SDRB) communique. Elle trie, choisit quelles informations donner à de potentiels collaborateurs ou à ses futurs clients. Elle développe différents outils pour rendre le plus visible possible ces informations. En 2013, jeune de sa petite quarantaine d’années, elle a choisi de marquer le coup. Pour s’assurer une image de marque accrocheuse, elle s’est créée – pour la modique somme de 47 200 euros (hors TVA) – un nouveau logo étourdissant, une nouvelle palette graphique épurée et même un nouveau nom « business friendly » : citydev.brussels voit le jour ! Cet esprit d’entreprise dynamique ne nous explique pas de quoi s’occupe la SDRB. Observons ce que ça donne quand l’institution parle d’elle-même…

Ce qu’elle vous dit

La SDRB « est en charge du développement urbanistique » [1] de la Région. Aujourd’hui la SDRB a trois cordes à son arc, aux missions intimement liées. Le volet « expansion économique » – focalisé sur le soutien aux entreprises –, le volet « rénovation urbaine » – majoritairement de la création de logements mis en vente sur le marché – et le volet « projets mixtes » – pour des projets combinant les deux premiers volets.

L’investissement est important, et particulièrement pour le logement, ce qui a permis de mettre 3 600 logements en vente entre 1989 et 2013. La SDRB rénove ou fait de la démolition-construction, la plupart du temps à partir de bâtiments industriels vides. Ses projets sont financés grâce à des Partenariats Public-Privé : la rentabilité du promoteur privé est assurée par contrat, les acquéreurs peuvent acheter 30% moins cher que les prix du marché, et le budget régional couvre la différence. Un avantage non négligeable, donc, pour toute personne qui cherche un logement à Bruxelles. Et pour empêcher que des ménages trop riches profitent de ces avantages, un revenu maximum a été fixé pour les candidats acquéreurs.
Pas de secret, cette ristourne à l’achat et le choix de ne pas produire de locatif rentrent dans une même stratégie entièrement assumée.
L’optique est de répondre à une des ambitions principales de la SDRB : encourager les « habitants à revenus moyens » à ne pas quitter Bruxelles ou à (re)venir y vivre. L’acquisitif serait donc une manière de « fixer » ce public-cible. D’ailleurs, l’acquéreur a pour obligation de vivre dans le logement SDRB les 20 années qui suivent l’acte de vente, pour éviter de prêter le flanc à une spéculation effrénée [2].

Ce qu’elle vous dit beaucoup moins

Toutes ces informations, la SDRB les affiche fièrement. Elle les déposerait elle-même dans vos boîtes aux lettres. Ah si seulement son budget communication était plus important ! Pour ce qui est des défauts, des failles ou encore des impacts socio-économiques de sa politique, peut-être qu’elle vous en parlera un peu moins… Grattons un peu le vernis.

Spatialement parlant, les projets SDRB ne se répartissent pas au gré des envies des habitants. Au contraire, ils entrent dans la stratégie régionale de « revitalisation » des quartiers populaires. En effet, c’est dans l’Espace de Développement Renforcé du Logement et de la Rénovation (poétiquement abrévié EDRLR [3]) que se concentrent ses réalisations. Des espaces qui chevauchent les quartiers les plus pauvres de Bruxelles, et où la rive gauche du canal semble privilégiée (et la Commune de Molenbeek particulièrement). À l’échelle du marché régional, l’offre de la SDRB peut paraître dérisoire mais à l’échelle de ces quartiers, l’ampleur de ces investissements est nettement plus importante. Surtout que, en parallèle, les Contrats de Quartiers et différentes aides à l’acquisition et à la rénovation visent le même territoire. La focalisation sur les quartiers populaires bruxellois est sans équivoque [4].

Alice Romainville, chercheuse à l’ULB, confirme cette observation. En 2010, elle publiait une étude sur les différentes aides à l’acquisition de logements [5], dans la revue scientifique Brussels Studies. Elle soulignait déjà par une analyse rigoureuse les mécanismes économiques des aides à l’acquisition bruxelloises (parmi lesquels les logements de la SDRB sont repris) et les dynamiques territoriales dans lesquelles ces aides s’insèrent [6]. Elle a mis en évidence les types de populations qui avaient tendance à acquérir les logements SDRB. Car l’ambiguïté récurrente de certains discours de la SDRB nous laisse perplexe. Un exemple : les logements SDRB seraient, d’après le site web de l’opérateur, « accessibles à tous ». Et la ligne d’après, sur la même page web, elle spécifie qu’elle produit « des logements neufs pour des habitants à revenus moyens ». Qu’est-ce que ça veut dire ? Concrètement, à qui s’adressent les logements SDRB ?

Tout d’abord, penchons-nous sur le plafond de revenus qui peut nous donner une idée de quelle partie de la population a accès à ces logements. Le revenu maximum imposable dont peut bénéficier un ménage au moment de l’achat est de 59 539 euros par an (pour une personne seule) [7]. Oui, c’est énorme. En guise de comparaison, le revenu moyen par habitant en Région bruxelloise est de 12 592 euros par an alors que la moyenne dans les quartiers les plus pauvres comme le Molenbeek historique ou la Porte de Ninove reste sous la barre des 7 000 euros par an. Le plafond maximum établi par la SDRB permet à des personnes ou des ménages de toute évidence plus prospères que la majorité des bruxellois d’accéder à un logement de la SDRB grâce à l’aide de fonds publics.

Cette ouverture à un public plus aisé n’est pas sans répercussions. Alice Romainville, dans son étude, confirmait que le revenu moyen des acheteurs des logements SDRB dans les quartiers les plus pauvres avait une nette tendance à être plus élevé que la moyenne locale [8]. Ce qui est aussi dû au fait que les logements mis en vente par la SDRB sont peu accessibles aux ménages à revenus modestes.

Toujours dans cette étude, d’autres critères de comparaison des ménages étaient mis en évidence. Ainsi on remarque que certains publics sont surreprésentés parmi les acheteurs SDRB : les personnes seules et les couples sans enfants. Tandis que d’autres sont sous-représentés : les ménages avec enfants, les ménages mono-parentaux, mais également les ouvriers, les chômeurs et les retraités. Des groupes sociaux qui ont tendance à être plus précarisés et pour qui les problèmes de suroccupation de logement sont récurrents. De plus, les personnes qui s’installent dans les logements SDRB n’habitent le plus souvent pas la Commune avant d’emménager. Cette offre permet donc à des ménages d’investir les abords du canal. Ces types de population spécifiques ne sont pas l’effet d’un hasard. Ils sont directement liés aux choix politiques de la SDRB, qui développe son offre en symbiose avec les stratégies de rénovation urbaine régionales, pour un public-cible spécifique : les « classes moyennes », mais aussi, disons-le, les « classes supérieures ». Et la demande est bien là. Plus de 10 000 personnes sont sur les listes d’attente SDRB.

Même d’un point de vue plus technique, la stratégie du logement de la SDRB n’est pas sans faille. Il semblerait notamment que les ménages attirés par ces aides à l’acquisition ont souvent des attentes plus ambitieuses quant à la qualité de logement offerte autour du canal. Leur « fixation » en serait atténuée sur le long terme.

Ce qu’elle ne vous dira jamais

Mixité sociale, compétitivité régionale, attractivité résidentielle, développement durable, pression démographique,… Autant de grands impératifs qui nous sont présentés comme incontournables pour une amélioration des conditions de vie en ville. Ils légitiment la politique régionale de rénovation urbaine, et particulièrement les projets de la SDRB. L’image de la ville que cette dernière promeut est délibérément « photoshopée ». Nous ne sommes pas simplement face à une des multiples composantes d’une réalité objective, mais bien devant un choix politique, qui profite déjà aisément à certains et garde les autres dans leur misère. Derrière la vitrine positive, vertement colorée [9] et passionnément sociale de la SDRB se cache un processus d’éviction des populations les plus pauvres qui frappe à grands coups/coûts d’investissements immobiliers.

Qu’il y ait derrière les missions de la SDRB des bonnes intentions, nous n’en doutons pas. Tout comme nous ne doutons pas que les aides à l’acquisition de la SDRB ont ravi certains ménages qui ont pu trouver un logement moins cher. Ce qui n’empêche que ces mécanismes socio-économiques inégalitaires se (re)produisent, à une échelle plus large. D’ailleurs, ne dit-on pas que « l’enfer est pavé de bonnes intentions » ?


[1D’après le site de la SDRB, www.sdrb.be/bruxelles/, visité le 25 mars 2014.

[2Il y a néanmoins la possibilité de revendre son logement (ou de le mettre en location) avant ce terme de vingt ans, mais en respectant certaines clauses restrictives.

[3Cette zone a récemment été renommée Zone de Rénovation Urbaine (ZRU).

[4À ce sujet, la SDRB pourrait rétorquer qu’elle investit également dans des quartiers plus aisés économiquement comme Jette ou Evere. Mais tout se joue dans les proportions de ces investissements. Il suffit de comparer le nombre de projet SDRB sur Jette et sur Molenbeek. Proportion vérifiable sur le site www.sdrb.be/fr/bdru.asp (visité dernièrement le 29 mars 2014).

[5Romainville A., « À qui profitent les politiques d’aide à l’acquisition de logements à Bruxelles », Brussels Studies n°34, janvier 2010.

[6À titre d’exemple, lire Van Criekingen M., « Que deviennent les quartiers centraux à Bruxelles ? », Brussels Studies n°1, décembre 2006.

[7Un deuxième revenu dans le ménage ne compte que pour moitié, le plafond est aussi relevé pour les ménages avec enfants (www.sdrb.be/fr/renurb13.asp, visité le 29 mars 2014).

[8Il est vrai qu’a contrario les acquéreurs des logements SDRB dans les quartiers plus aisés ont tendance à être moins riches que la moyenne des habitants de ces quartiers. Mais on constatera que la proportion des investissements SDRB dans ces quartiers est nettement moindre (voir note 4).

[9Depuis 2001, la SDRB est reconnue comme « entreprise éco-dynamique », label décerné par Bruxelles Environnement. La dimension écologique est aussi au cœur de plusieurs de ses projets immobiliers.