Les abattoirs construits à Cureghem sont une trace vivante de l’histoire du développement urbanistique et industriel de Bruxelles, un symbole du souci de rationalisation et d’économie de la production du 19e siècle. Il s’agit d’un équipement créé par et pour la ville, doté aujourd’hui d’un caractère d’exception.
Au début du 19e siècle, l’activité d’abattage à Bruxelles est totalement intégrée à la vie urbaine puisque celle-ci se réalise dans des tueries particulières situées dans le centre-ville, notamment autour de la rue des Bouchers où se tient également un marché aux bestiaux. En 1838, la Ville de Bruxelles décrète la création d’un abattoir plus décentré, près de la Porte de Ninove à la lisière de Cureghem, dans un quartier populaire et industriel, en bordure du canal. Les raisons en sont multiples : bruits, odeurs, encombrement des rues par le bétail, accessibilité, normes d’hygiène. Dans le nouveau quartier d’installation, prolifèrent teintureries, filatures, imprimeries, scieries et moulins à eaux. L’abattoir de Bruxelles est inauguré en 1841. Peu après, cinq autres communes construiront leur propre abattoir municipal : Saint-Josse, Ixelles, Molenbeek, Schaerbeek et Saint-Gilles.
Des tueries particulières à l’abattoir
L’augmentation importante de la consommation de viande dope l’activité d’abattage. À nouveau, les riverains se plaignent des odeurs et des encombrements. émerge alors, en 1871, l’idée d’un nouvel abattoir, encore plus décentré, à Anderlecht. Mais la Ville de Bruxelles craint de perdre les taxes en cas de déménagement du site vers une commune voisine. À moins que le territoire anderlechtois soit annexé à la Ville…
En 1876, Jules Anspach, le bourgmestre de la Ville de Bruxelles, propose la mise sur pied d’un abattoir géré par l’ensemble des communes et la Ville de Bruxelles. Un terrain de 15 hectare est alors envisagé à Cureghem. Mais la mise en place du projet d’abattoir commun traîne et la Ville de Bruxelles s’impatiente face aux longues négociations. Elle finit par rénover son propre abattoir. toujours est-il qu’à Anderlecht, l’idée d’implanter un abattoir à la croisée du chemin de fer et du canal, continue de faire son chemin. Le site est stratégique et bénéficie déjà de la présence à proximité de commerces de viandes et de tanneries, sans compter l’existence du marché aux chevaux de la place de la Duchesse. La commune d’Anderlecht entame des négociations avec divers industriels. En 1887, une convention est signée qui prévoit une concession pour un terme de 50 ans au profit de la Société Anonyme des Abattoirs et Marchés d’Anderlecht-Cureghem. Cette dernière s’engage en contrepartie à réaliser l’assèchement du terrain marécageux en détournant la senne et à prolonger deux rues : la rue d’Allemagne (devenue Ropsy Chaudron) pour relier le site à la gare du Midi et la rue Heyvaert pour le connecter au boulevard de ceinture.
Un quartier entre industrie et bourgeoisie
La création des abattoirs à Anderlecht est significative du recul des activités industrielles vers les faubourgs et d’une mutation du statut de l’espace industriel par rapport au milieu urbain. Les abattoirs ne viennent pas s’insérer ici dans un tissu préexistant mais viennent structurer un nouveau quartier qui se crée dans les faubourgs.
Avant l’arrivée des abattoirs, les terres de Cureghem étaient marécageuses, en raison des différents bras de la Senne qui y cheminent, et soumises à de nombreux débordements. les autorités caressent à l’époque le désir d’y implanter un quartier bourgeois pour contre-balancer l’installation dans la commune d’immigrants flamands attirés par le développement industriel. En effet, malgré son aspect semi-rural, le quartier est déjà marqué par l’industrie : tanneries et teintureries y profitent des embranchements de la Senne, huileries et maroquineries de la proximité des abattoirs de Bruxelles [1].
C’est dans l’optique de donner une assise à son projet de quartier bourgeois résidentiel que la commune décide en 1875 d’installer sa nouvelle maison communale à Cureghem. En 1877, un projet de vastes jardins et de bains publics en bordure du canal voit le jour mais sera finalement abandonné au profit des abattoirs. L’arrivée combinée des abattoirs et de l’école des vétérinaires, un peu plus loin, sert les projets de développement de la commune. Très rapidement le quartier des vétérinaires s’urbanise et une population plus ou moins aisée s’installe en bordure du boulevard de la révision. Toutefois, Cureghem ne prendra jamais cette allure de quartier bourgeois visée par la commune, en raison de la coexistence avec l’industrie, attirée par la position stratégique du territoire, et son pendant, l’arrivage continuel d’une population ouvrière et d’artisans. Mais l’industrie s’y fera néanmoins discrète, se développant en intérieurs d’îlot, imbriquée dans le tissu urbain, contrairement aux vastes terrains industriels qui se développent sur la rive ouest du canal.
Une industrie moderne connectée au canal et au chemin de fer
Les travaux pour les abattoirs démarreront par le détournement de la petite Senne afin d’assécher ce site marécageux. la proximité du canal permet l’acheminement des matériaux de construction. le site accueille un château d’eau et est connecté au chemin de fer pour l’acheminement du bétail : une voie de train privée relie les abattoirs à la gare de l’Ouest.
Pour l’époque, les abattoirs atteignent un haut degré de perfectionnement technique. L’eau du canal est épurée et alimente les chaudières contiguës à la salle des machines. L’eau chaude récupérée est utilisée pour des opérations connexes à l’abattage. La vapeur dégagée par les chaudières sert de force motrice pour activer des compresseurs permettant le refroidissement de l’air envoyé dans les frigorifères qui permettent la conservation des viandes fraîches [2]. Ces frigorifères seront un des atouts des abattoirs les rendant plus compétitifs que les abattoirs de Bruxelles.
Les abattoirs d’Anderlecht acquièrent peu à peu une position monopolistique. l’abattoir d’Ixelles ferme l’année même de son ouverture, celui de saint-Josse est démoli en 1898 et celui de Molenbeek peu après. Grâce à l’acheminement aisé du bétail par le chemin de fer et son immense halle permettant d’abriter jusqu’à 5 000 bêtes, Cureghem devient rapidement un marché fréquenté par la Belgique toute entière. On y trouve un marché de bestiaux destinés à l’abattage, un marché de veaux et moutons, un marché de fruits et légumes,… En 1910, 250 têtes y sont abattues chaque jour. tout est récupéré : les graisses pour les huiles alimentaires, le suif et le savon, les carcasses pour la colle et les engrais, la peau pour les tanneries et la maroquinerie,… C’est donc une multitude d’activités productives qui gravitent autour des échaudoirs et s’installent dans le quartier. loin d’assister au développement d’un ghetto économique centré sur une production unique, il y a dans ce quartier une diversité d’activités grâce à la superposition de plusieurs secteurs industriels, notamment l’industrie textile – qui sera rejointe par l’industrie de la voiture d’occasion après la deuxième guerre mondiale.
Au fil du temps et des transformations, les Abattoirs d’Anderlecht ont resisté aux vagues de délocalisation et de désindustrialisation qui traversaient toute l’Europe.
Déclin et renaissance des abattoirs
Mais la Première Guerre mondiale a porté un sérieux coup à l’essor du site. en 1921, la commune d’Anderlecht a racheté les abattoirs. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, le quartier amorce un déclin lié à la fin du « rêve industriel ». Les abattoirs commencent à péricliter. Ce recul s’explique par la possibilité du transport par camions frigorifiques du bétail abattu. L’abattage se réalise de moins en moins dans les villes et la viande est expédiée directement vers les centres de consommation. Les ganteries, tanneries et autres fabriques de bougies ferment progressivement leurs portes. Le raccordement ferroviaire est supprimé en 1953.
Face au déclin annoncé, les maîtres abatteurs et la commune décident de financer la réalisation de chaînes d’abattage. La première chaîne d’abattage de porc fait son entrée en 1955 et celle pour le gros bétail est décidée en 1958. malgré les investissements et la rationalisation, en 1970, les abattoirs perdent leur cachet à l’exportation. L’administration communale se désintéresse de plus en plus du site et l’entretien des installations périclite.
La désindustrialisation des villes et des normes d’hygiène de plus en plus tatillonnes font la peau aux abattoirs. le cercle vicieux du déclin s’enclenche. Les secteurs connexes qui bénéficient de la clientèle des abattoirs voient l’état de leurs finances affecté. Des ateliers sont abandonnés, des commerces fermés. Les espaces vidés seront pour partie récupérés pour le commerce de voitures d’occasion jusque-là plutôt concentré autour de la gare du Midi. Les logements se dégradent, ce qui entraîne une baisse des loyers et attire un public précarisé dans le quartier.
Pour renflouer ses caisses, la commune cède une partie du terrain à l’État pour la construction d’une école néerlandophone, aujourd’hui devenue l’Erasmus Hoge School. Au début des années 80, la commune envisage la fermeture des abattoirs.
Ce descriptif sombre mérite toutefois quelques nuances. À cette époque, malgré le déclin, les abattoirs et leur marché continuent de faire vivre tout un quartier et leur chiffre d’affaire hebdomadaire flirte encore avec le milliard de francs belges. 38 % des entreprises situées dans les rues adjacentes appartiennent au secteur de la viande et 39 % appartiennent à des secteurs connexes. Sur les 980 emplois recensés à l’époque, 790 sont liés directement ou indirectement aux abattoirs [3].
C’est pourquoi, le risque de fermeture va susciter une levée de boucliers des commerçants et entreprises du quartier. les maîtres-abatteurs et des entrepreneurs de quartier décident de se regrouper en société anonyme en 1983 pour sauver le marché et les abattoirs. Ils créent la S.A. Abattoirs et Marchés d’Anderlecht (Abatan). Le capital est rassemblé par quelque 150 personnes essentiellement à ancrage local. La commune d’Anderlecht leur promet un bail emphytéotique de 30 ans [4] à condition que la nouvelle S.A. s’engage à l’obtention du cachet d’exportation CEE. En 1987, les nouveaux abattoirs parviennent enfin à récupérer leur cachet. Un nouvel aménagement est opéré, rompant avec l’architecture antérieure qui, par l’organisation de bâtiments affectés chacun à leur fonction (étables, échaudoirs, triperies) et séparés par des rues et des places, organisait une petite ville intérieure. Désormais, tout est concentré dans un seul bâtiment, sorte de boîte fermée qui rend invisible l’activité d’abattage, même si les marchés aux bestiaux continuent de conférer une place de choix sur le site à la présence animale.
Un animal coriace
Tandis qu’en Europe, tous les abattoirs urbains mettent peu à peu la clé sous le paillasson, les abattoirs de Cureghem s’accrochent. En 1992, Abatan décide de rentabiliser l’exploitation des caves situées sous la halle et servant jusque-là de champignonnière en raison de leur humidité. Les caves sont transformées en lieu d’exposition et d’événements.
Le marché hebdomadaire du dimanche s’étale désormais sur trois jours. La station de métro Clémenceau dessert le site dès 1993. Mais quelques années plus tard, en 1996, un incendie ravage une partie des installations. Abatan ne se laisse pas ensevelir sous les cendres et profite de l’occasion pour agrandir ses équipements et se mettre en conformité avec les nouvelles normes d’hygiène.
L’attache des abattoirs au tissu urbain se renforce encore en 2006, avec l’arrivée de la station Delacroix, laquelle organise une second accès métro au marché. Toutefois, mal pensé, celui-ci est largement sous-utilisé, encore aujourd’hui.
Fin des années 2000, Abatan doit afronter un nouveau revers. Les défenseurs du bien-être animal regroupés dans l’association Gaia s’attaquent au marché au bétail. Cette action, cumulée à de nouvelles normes européennes d’hygiène, précipite la fermeture du marché aux bestiaux. S’amenuise ainsi l’un des derniers liens qui offraient au chaland le signe de la présence des abattoirs.
L’histoire des abattoirs d’Anderlecht éclaire sa survie en milieu urbain. Au fil du temps et des transformations, ils ont résisté aux vagues de délocalisation et de désindustrialisation qui traversaient pourtant toute l’Europe. Ce qui en fait aujourd’hui un équipement d’exception : sans doute les seuls abattoirs d’Europe en milieu urbain couvrant tout le processus depuis l’arrivée de l’animal vivant jusqu’à la vente au détail de la viande, même si la disparition du marché aux bétails crée un brèche dans cette filière.
[1] En 1834, on compte à Cureghem : deux fabriques d’étoffes de laine, six imprimeries et teintureries de coton, trois filatures et fabriques de coton, une fabrique de chandelle. L’arrivée de la nouvelle gare du Midi accentue encore cette industrialisation par l’arrivée de filatures, tissages, tanneries, chocolateries (L. Verniers, Les transformations de Bruxelles et l’urbanisation de la banlieue depuis 1795, p. 96).
[2] Un abattoir moderne, Bruxelles, 22 mars 1902.
[3] M. Vandemeulebroek, L’abattoir d’Anderlecht, La Cambre, 1984.
[4] Depuis, le bail a été prolongé jusqu’en 2050.