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Lefebvre à Bruxelles, le retour

Bruno De Coninck — 1er octobre 2012

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Que dit une ville comme Bruxelles aujourd’hui ? Que peut-il s’y « jouer » qui permettrait de retrouver le sens d’une « démarche » ? Certains penseurs comme Lefebvre nous transmettent, par leur analyse concrète, certaines clés-à-penser pour dire ce qui se passe dans une ville, loin du prêt-à-porter des vitrines : ils redonnent l’envergure perdue par les « gratte-ciel » qu’on nous construit.

« La fin d’un monde », tel était le titre tapageur et vendeur du « Libé » de ce vendredi 10 août [1] : la domination de la nature par une espèce à la démographie galopante et consommatrice en ressources naturelles atteindrait à cette époque un « point de bascule » où plus de la moitié de l’écosystème serait désormais voué à nourrir la bête ravageuse et invasive qu’on dit homme. Un tel danger ne peut se comprendre/saisir que dans la distance devenue inouïe entre l’homme et son environnement, où celui-ci se retrouve désemparé face à ce qu’il a lui-même produit. La première grande division du travail, précise Lefebvre, est la séparation, au temps de la cité grecque, entre la ville et la campagne qui, à tout jamais, aliène le citadin en le privant d’un certain rapport au monde ; ce fameux monde qui se rappelle et frappe avec insistance à la porte de l’appartement bruxellois, petite bulle confortable et cosy, prête à éclater.

Que faire ? Recycler, trier ses déchets entre sacs verts, jaunes et bleus et donner de l’eau au moulin du processus industriel ? Construire une hutte dans les Ardennes et se rendre compte qu’on est bien perdu sans sa lampe de poche ?

Élire un représentant écolo, expert en techniques bureaucratiques, et se dédouaner d’une responsabilité collective ? La question serait plutôt de retrouver cette intelligence propre à une espèce un peu étrange, étrangère à elle-même du fait même qu’elle parle et qu’elle croit penser ce réel du monde qui lui échappe. La première fonction du travail qu’est la domination technique sur la nature ne vient peut-être que nourrir cette volonté de maîtrise de ce monde dont nous sommes « coupés » par le filtre d’une parole qui ne peut jamais le décrire directement, qui échoue à dire qu’une chose est une chose : « Quand cesseras-tu, gamin, de jouer avec les mots, comme les enfants avec des grenouilles dans la cour du préau ? Les mots souffrent mon garçon, quand on les jette en l’air et qu’ils retombent sur des choses auxquelles on ne peut rien » [2]. L’enfant, il le sait bien, que le jeu est l’espace de médiation, de passage, qui lui permettra de concilier, de « mettre en scène » cette coupure entre la réalité et la parole qui tente de la dire.

« Le droit à la ville » serait celui-là, la fabrique d’un espace médian où viendrait se jouer, au jour le jour, dans la joie de l’imprévu de ce qui se passe dans la cité, la possibilité pour les êtres humains d’un partage du commun, d’un « commun d’espèces » qui la maintiendrait vivante/désirante.

« Assumer ses responsabilités », l’espèce humaine le ferait, comme adulte, si elle prenait conscience que le mode de production de marchandises la fait courir à sa perte : la dévastation de l’Europe à la suite de la crise de 1929 pourrait nous faire penser autrement qu’en attendant le pire, assis dans un canapé norvégien identique à celui du voisin, devant une télé made in China qui jamais ne dira la condition ouvrière de « qui » l’a usinée.

Alors… ? Alors quoi !

S’arrêter.
Faire le point.
Et voir.
Regarder.
Voir à nouveau.
Les flux de la ville.
Les axes routiers, les métros, les trams, les carrefours.
Les camions, les autos, la course, les courses.
Les livraisons.
Le flux de marchandises.
La flexibilisation du marché du travail...
Les flux de travailleurs.

1844. « En partant de l’économie politique elle-même, en utilisant ses propres termes, nous avons montré que l’ouvrier est ravalé au rang de marchandise, et de la marchandise la plus misérable, que la misère de l’ouvrier est en raison inverse de la puissance et de la grandeur de sa production. » Karl Marx précise encore : « L’ouvrier devient une marchandise d’autant plus vile qu’il produit plus de marchandises. » [3]

Pourquoi l’imaginaire entraînerait-il seulement hors du réel au lieu de féconder la réalité ?

H. Lefebvre,
Le droit à la ville, p.132.

« Diviser pour mieux régner »…

« Le centre de décision et le centre de consommation se réunissent. Basée sur leur convergence stratégique, leur alliance sur le terrain crée une centralité exorbitante […]. Fortement occupé et habité par les nouveaux Maîtres, ce centre est tenu par eux. Ils possèdent sans en avoir forcément la propriété entière, cet espace privilégié, axe d’une programmation spatiale rigoureuse. Surtout ils ont le privilège de posséder le temps. Autour d’eux, répartis dans l’espace selon des principes formalisés, il y a des groupes humains qui ne peuvent plus porter le nom d’esclaves ni de serfs, de vassaux ni même de prolétaires. De quel nom les appeler ? […] N’est-ce pas véritablement la Nouvelle Athènes, avec une minorité de libres citoyens, possesseurs des lieux sociaux et en jouissant, dominant une énorme masse d’asservis, libres en principe, authentiquement et peut-être volontairement serviteurs, traités et manipulés selon des méthodes rationnelles ? […] La masse, pressée par de multiples contraintes, se loge spontanément dans des villes satellites, dans les banlieues programmées, dans les ghettos plus ou moins ’résidentiels’ ; elle n’a pour elle que de l’espace mesuré avec soin ; le temps lui échappe. Elle mène sa vie quotidienne astreinte (sans peut-être même le savoir) aux exigences de la concentration des pouvoirs […]. Ces masses qui ne méritent pas le nom de peuple, ni de populaire, ni de classe ouvrière, vivent ’relativement bien’, mis à part le fait que leur vie quotidienne est télécommandée, et que pèse sur elle la menace permanente du chômage, qui contribue à la terreur latente généralisée. » [4]

Bruxelles semble rattraper ses quarante ans de « retard » par rapport aux villes centralisées d’un « État fort », qui ont superposé depuis longtemps le centre de décision au centre de consommation, dans une logique néo-capitaliste, celle où la « division du travail » est appliquée à l’espace de la ville elle-même, où la ségrégation des quartiers n’a d’égale que la chaîne de montage tayloriste. Sa description amère nous emmène au cœur du quartier Saint-Géry, de la rue Dansaert et de la Vlaanderenstraat, qui est devenu en dix ans « thé place to be », par ses commerces de luxe et son lieu de « fête téléguidée » des « jeunes loups » européens,... Une sorte de « front » gagne du terrain, depuis la césure ancienne de la jonction Nord-Midi, vers le Canal de Willebroek et déplace – éjecte – les pauvres et les immigrés, cette « armée de réserve du capitalisme », vers de nouvelles banlieues. Il est ancien pourtant, très ancien, mais poursuit sa marche... inexorablement.

Au nord de cette ligne de partage, le « quartier Manhattan » gagne du terrain, avec la future tour « Up-site », qui le relie et le prolonge jusqu’au canal, en face de « Tour et Taxis ». L’écho des combats d’habitants du « quartier Midi », de l’autre côté de la vieille ville, au sud, n’est pas encore inaudible que déjà « Victor » – tour jumelle de celle du Midi – vient se greffer, tranquillement, sur ce quartier dézingué. « Architekt » ! La ciselure entre le « haut » et le « bas » de la ville, qui la taillada, continue.

Mais la « raison raisonnante » a fait de beaux progrès depuis la construction du Palais de Justice, qui dominait de sa hauteur et majesté le quartier « populeux » des Marolles : y entrer, c’est être écrasé, littéralement, par le poids de la « Justice »... Rien à voir avec l’ombre d’une quelconque tour, qui plane et balaie un quartier en fin de journée. Rien à voir avec un quartier enjolivé par ses beaux pavés. Rien à voir avec un microghetto de pauvres-riches, en lieu et place d’une école vétérinaire.

Les quartiers résidentiels, à leur manière, sont des ghettos ; les gens de haut standing par les revenus ou le pouvoir en viennent à s’isoler eux-mêmes dans des ghettos de la richesse.

H. Lefebvre,
Le droit à la ville, p. 99.

Rien n’est gris, même sous le ciel belge

Le message est le même pourtant, il suffit de traduire. Du « façadisme » par exemple, typiquement bruxellois : ON garde la devanture, ON affiche son joli minois, ça fait mieux vendre la camelote. Le centre-ville de Bruxelles la fera ressembler bientôt à toutes ses consœurs, uniformisées par le même et l’ennui, pour qui seule comptent la valeur d’échange, et non d’usage : « L’urbain contient le sens de la production industrielle, comme l’appropriation contient le sens de la domination technique sur la nature, celle-ci glissant dans l’absurde sans celle-là. » [5]

Qu’est-ce à dire ? Lorsque l’une et l’autre sont divisées, éloignées, séparées, mises à distance,... le sens est inaudible. Alors, on fait appel aux traducteurs, aux passeurs. Lefebvre en est un. Il nous propose une logique, comme d’autres à cette même époque [6], lorsque le monde, à la fin des années 60, se tend, se crispe, entre insurrection et grand capital. Cette logique, c’est une re-trouvaille, celle qui permet « d’introduire la rigueur dans l’invention et la connaissance dans l’utopie » [7]. C’est elle qui « pontonne », relie la pensée et l’expérience. Elle rassemble. C’est une « abduction », une médiation entre « théorie » et « pratique ». Se saisir de ce qui existe, non planifié, non organisé. Ce qui surgit, à l’improviste, au quotidien. Le sens de l’existence n’est pas prévu, il apparaît, par défaut. Au détour, au coin d’une rue, sans qu’on s’y attende. Il n’y a pas d’axe, d’autoroute, de voies toutes tracées.

Lefebvre n’a pu qu’esquisser en son temps la « force de frappe » à laquelle aurait à faire tout un peuple, celle de cette « stratégie de classe » qui divise, méprise et piétine mieux encore, du fait de l’inter-connectivité des centres de décisions, de la liaison rapide et multiformes de leurs « centralités exorbitantes », grâce aux toujours nouvelles technologies, du genre TGV, qu’il faut pouvoir se payer. Toujours plus vite. Pour tenter de devancer, « ce qui gronde » ?

Quarante ans avant Bruxelles, Doisneau nous parle du « ventre de Paris », les anciennes Halles, toutes de fer forgées, bruissant du peuple accueillant et nourrissant la ville, alors qu’elles sont promises à la destruction, à la délocalisation en banlieue, loin du cœur, loin des yeux : « Des techniciens se sont penchés sur le problème des Halles de Paris. Des hommes malins, urbanistes, politiciens, financiers. Se sont penchés, c’est-à-dire ont regardé de très haut s’agiter les petites gens. J’y avais beaucoup d’amis, dans cette sorte de village, j’étais photographe inoffensif considéré comme un doux maniaque, aussi je ne peux rien comprendre aux conceptions des technocrates imbibés de géométrie. Les buts auxquels ils tendent s’appellent rentabilité, spécialisation, division du travail, efficience. Tout ceci va diamétralement à l’inverse de ce que je venais chercher dans les nuits des Halles, j’y trouvais l’image même… » [8]

Alors, la Maison du Peuple ? Alors, la rue Dansaert ? Alors, les brasseries Wielemans, ou Bellevue, ou Atlas ?

Rien ? « Coupez ! »

Voir et savoir sont un. Qu’est-ce qu’un monde dont les êtres « en » sont absents ? Où plus personne ne voit le vent, qu’il achète ou qu’il vend, d’une Marina, sur un canal industriel bruxellois ? Le cri du monde – la « Nature », ce qui « est » est assourdissant. Les types, à nouveau, crèvent dans la rue, aux pieds de nos pas. Peu de voix subsistent, si ce n’est à les entonner, à quelques-uns.

Une foule innombrable.


[1Basé sur la Revue Nature n°486, Approaching a state shift in Earth’s biosphere, pp.52-58, 7 juin 2012.

[2Fernand Deligny, Adrien Lomme, Paris, éd. François Maspero, 1976.

[3Karl Marx, Manuscrits de 1844, éd. Sociales, 1990, pp.55-57.

[4Henri Lefebvre, Droit à la ville, éd. Economica, Paris, 2009 (1ère éd., 1967), pp.110-111.

[5Henri Lefebvre, Droit à la ville, éd. Economica, Paris, 2009, p.79.

[6cf. Deleuze-Guattari, Capitalisme et schizophrénie, L’anti-Œdipe, 1971, ou Mille plateaux, 1980, Les éditions de minuit, Paris.

[7Henri Lefebvre, Droit à la ville, éd. Economica, Paris, 2009, p.100.

[8Vladimir Vasak, Doisneau, Paris les Halles, éd. Flammarion, p.5.