La mue entamée par IEB en 2009 n’a pas seulement amené en interne un décloisonnement structurel, mais aussi thématique. Pour travailler à partir des dissensus existant au sein de son assemblée générale, la fédération a décidé de se centrer dans un premier temps sur deux thématiques qui lui semblaient prégnantes et transversales dans la transformation que connaît le territoire bruxellois : la gentrification (aux vertus de mixité louées par certains et aux conséquences de dualisation sociale dénoncées par d’autres) et la densification (voulue par les chantres de la ville compacte et les promoteurs, crainte par les défenseurs des espaces verts).
Il s’agissait de penser la complexité des positions et les contradictions comme moteur de l’implication de chacun, mais aussi d’acter certaines évolutions de la ville et des rapports sociaux survenues depuis la création d’IEB et depuis l’avènement de la Région.
Aujourd’hui, 30 % des Bruxellois vivent avec un revenu inférieur au seuil de risque de pauvreté et le nombre de chômeurs a doublé entre 1990 et 2014. Dans le même temps, l’accès au logement est devenu une difficulté majeure pour un nombre de plus en plus important de Bruxellois. Plus de 40 000 ménages sont en attente d’un logement social. Une série de politiques publiques de rénovation urbaine ont contribué à la hausse des loyers. Les pouvoirs publics poussent à la réinstallation des classes moyennes dans les quartiers populaires, ce qui mène inévitablement à la concurrence avec les habitants plus pauvres en matière d’accès au logement. D’autant plus que la Région peine à augmenter son parc bruxellois de logements sociaux : 60 % de l’offre actuelle est constituée de bâtiments construits entre 1951 et 1980 et la construction de nouveaux logements sociaux est retombée depuis 1999 à une moyenne de 19 logements par an (alors que le contrat de gestion qui lie la SLRB à la Région stipule la construction de 300 logements supplémentaires par an).
En creusant ces thématiques, la question sociale va s’inviter avec force. IEB va développer une lecture critique des politiques de rénovation urbaine lorsqu’elles ont pour effet d’exclure les populations fragilisées, une analyse qui passe mal auprès des pouvoirs publics. D’autant que, comme le rappelle Yaron Pesztat, « les politiques de rénovation urbaine avaient dès leur origine pour objectif de ramener les classes moyennes à Bruxelles. Et IEB a joué un rôle important dans le cadre des contrats de quartier ».
Dans le même mouvement, IEB va aussi ramener la problématique du logement au cœur de ses préoccupations. Ce sera notamment le cas avec le Marathon du logement, initié par IEB en 2013 au moment où la Région élabore son nouveau PRAS « démographique » et son PRD « durable ». Préparée sous forme d’ateliers ouverts, l’organisation de cette manifestation rassemblera différents intervenants actifs pour le droit à l’habitat qui pour certains ne se côtoyaient pas ou plus, permettant la constitution d’une plate-forme d’associations toujours active aujourd’hui. Ensemble, ils revendiqueront une politique de construction massive de logements publics et sociaux et un encadrement des loyers sur le marché privé.
Dès 2010, un territoire va s’imposer aux membres d’IEB comme terrain d’action concentrant à la fois les enjeux de densification, de gentrification et d’accès au logement : le canal de Bruxelles, une zone industrielle traversant les quartiers centraux populaires et qui est désormais en proie à tous les appétits immobiliers. Un « groupe canal » va se constituer au sein d’IEB qui, en 2011, publie le « Plouf » : un journal gratuit et satirique à parution unique, distribué largement dans Bruxelles pour dénoncer la spéculation en cours sur les rives du canal. La même année, dans le cadre de la mobilisation pour sauver les platanes et les pavés de l’avenue du Port, IEB et l’ARAU obtiendront du Tribunal de première instance l’arrêt du chantier lancé par la Région. En 2012, IEB réalisera une étude sur le bassin de Biestebroeck afin d’alimenter la réflexion sur l’avenir des dernières zones industrielles de la Région destinée par les promoteurs à devenir une « marina ».
L’année suivante, IEB avec le Centre de rénovation urbaine (CRU) et la société Abattoir lanceront « Forum Abattoir », une initiative basée sur le site de l’abattoir de Cureghem, l’un des derniers en Europe situé en milieu urbain, pour en valoriser l’intérêt et initier un débat sur sa transformation.
Dans la foulée, une autre étude de terrain sera réalisée sur le quartier Heyvaert, véritable plate-forme internationale de commerce de recyclage de véhicules automobiles que les autorités souhaitent déplacer aux confins de la ville. Et juste de l’autre côté de la Porte de Ninove, c’est une rechercheaction qu’IEB démarrera dans les quartiers du Vieux Molenbeek, dans l’idée de susciter chez les habitants un intérêt à s’investir dans l’avenir de leur quartier. Via ces différentes actions, IEB tente de développer une meilleure connaissance des quartiers populaires et d’installer une relation de confiance, supposant parfois une disponibilité et une productivité moins visible à court terme.
…et des quartiers populaires
Mener un travail de terrain dans les quartiers populaires, cela ne va pas de soi pour une association qui n’avait plus fait ça depuis les Boutiques urbaines à la fin des années 70. Si la fédération repose depuis ses débuts sur des équilibres fragiles – voire illusoires – entre habitants des quartiers centraux et périphériques, ses membres sont essentiellement issus de la classe moyenne, lettrée et de culture occidentale.
Dans ses premières années d’existence, IEB a été davantage focalisé sur l’abandon des projets d’autoroutes urbaines, par exemple, que sur l’arrêt des expropriations ou le relogement des habitants du quartier Nord. Pour l’ARAU, dont la philosophie dominait à IEB à l’époque, « il fallait attaquer les promoteurs et les pouvoirs publics moins sur les catastrophes sociales que le Plan Manhattan allait provoquer que sur la conception de la ville et le type d’urbanisme qu’il tentait d’imposer », écrit Albert Martens. Ce que confirme René Schoonbrodt dans son livre [1] : « Bien qu’étroitement solidaire, l’ARAU a donc gardé ses réserves aussi longtemps que les comités locaux n’ont pas voulu porter leur action contre le plan du Quartier Nord et ses conséquences urbaines. L’ARAU intervint à la fin des années 1970, trop tard pour tenter d’empêcher les destructions liées au plan… »
Dans les années 1990, IEB a certes critiqué vigoureusement les plans de démolition du quartier Midi. Mais l’absence d’un comité de quartier et le pourrissement de ce dossier très politisé ont fini par détourner l’attention de la fédération du sort subi par les habitants. Et lorsque qu’un comité d’habitants se constituera finalement en 2005, elle ne le soutiendra que du bout des lèvres [2].
IEB renouera en 2008 avec un travail de terrain dans un quartier populaire, dans le cadre des expropriations menées par Infrabel à la rue du Progrès. Cette fois, la fédération n’agira pas seulement sur le plan de la critique du projet, mais aussi concrètement sur ses conséquences sociales. Elle mènera une action de long cours dans ce quartier, alors même que les habitants ne s’y étaient pas constitués en comité et que d’un point de vue politique « tout semblait déjà joué ».
Si IEB est peu présent dans les quartiers populaires, c’est donc en partie parce que son mode d’adhésion implique d’être constitué en comité, ce qui en écarte nombre d’habitants. Pour répondre à ce constat, IEB tente depuis 2009 à la fois de travailler sur le renouvellement des formes et des outils de lutte et sur l’ouverture à d’autres types d’organisations que les comités de quartier. Une option qui a supposé une réflexion approfondie sur la notion d’éducation permanente, au-delà de sa définition décrétale mais davantage comme une pratique ancrée. De ce point de vue, il est apparu comme essentiel qu’IEB ne se pose pas en expert d’un quartier et de ses enjeux mais veille à se nourrir des savoirs et des pratiques accumulés par les habitants et usagers de la ville. Le souhait est de veiller à ne pas occulter les habitants en parlant à leur place (ce qui n’empêche pas IEB de développer un point de vue qui lui est propre) et à respecter leur autonomie d’action tout en pouvant venir en soutien si cela s’avère utile.
[1] René Schoonbrodt, Vouloir et dire la ville, Archives d’Architecture Moderne, 2007.
[2] « Dix ans d’expropriations et d’expulsions au Quartier Nord à Bruxelles (1965-1975) : quels héritages aujourd’hui ? », Albert Martens, Brussels Studies, n°29, 5 octobre 2009. Voir aussi dans ce dossier l’article « De Manhattan à Dubaï, manuel de la petite ville mondiale. Ou, de l’importance de libérer le sol ».