Le processus de fusion des Sociétés Immobilières de Service Public (SISP) bruxelloises s’est achevé au 1er janvier 2018, du moins sur papier. Dans les faits, cette réforme qui aura lourdement pesé sur le secteur, tant au niveau humain que financier, n’est pas encore tout à fait aboutie sur le plan opérationnel. Quant à l’impact sur les locataires et les candidats inscrits sur les listes d’attente du logement social, il reste à démontrer.
Pour remonter à l’origine de cette décision, il faut s’intéresser au contenu de l’accord institutionnel sur la 6ème réforme de l’Etat qui est entré en vigueur le 11 octobre 2011 dans le cadre de la constitution du Gouvernement fédéral de l’époque. Les partis flamands qui étaient alors autour de la table des négociations ont exigé que le transfert de moyens financiers en faveur de Bruxelles soit conditionné à une simplification des institutions bruxelloises. Un groupe de mandataires bruxellois avait été chargé de dégager une série de pistes concrètes dans ce sens. La réduction de moitié du nombre de SISP a assez rapidement fait l’objet d’un consensus.
Ce n’est en réalité pas très étonnant dans la mesure où l’idée n’était pas neuve et qu’elle avait même déjà été inscrite dans l’accord de majorité régional de 2009. Mais l’entrée en vigueur de la 6ème réforme de l’Etat va considérablement accélérer les choses et fixer un objectif chiffré ainsi qu’une échéance : les 32 SISP existantes [1] devront fusionner de manière contrainte ou volontaire avant le 1er janvier 2018 pour ne former in fine que 16 entités distinctes.
Concrètement, la mise en oeuvre de cette réforme passera par l’adoption de l’Ordonnance du 26 juillet 2013 [2] qui fixe les nouvelles règles du jeu. La Société du Logement de la Région de Bruxelles-Capitale (SLRB) qui est l’administration exerçant la tutelle sur les SISP est chargée d’accompagner celles-ci dans la réforme. Elle ne pourra au bout du compte n’octroyer que 16 agréments pour l’ensemble des opérateurs du logement social. Les fusions doivent s’opérer dans un premier temps sur base volontaire et seules les plus grosses SISP, entendez celles qui possèdent le plus gros parc de logements, pourront rester seules.
A dater de septembre 2013, date de l’entrée en vigueur de la nouvelle Ordonnance, elles auront 18 mois pour rentrer une nouvelle demande d’agrément sur base d’un projet de fusion et comportant entre autres un plan stratégique sur 10 ans [3]. Une fois l’agrément obtenu, les SISP ont pu entamer leur processus de fusion proprement dit avec toutes les difficultés juridiques, financières et humaines que comporte ce genre d’opération.
A l’époque où la fusion a été décidée, les sociétés de logements sociaux n’étaient pas du tout demandeuses d’une telle réforme, pour ne pas dire qu’elles y étaient rétives. Au niveau politique par contre, cela faisait longtemps déjà que des voix s’élevaient ainsi que du côté des associations qui oeuvrent pour le droit au logement : 32 sociétés de logements sociaux pour une ville comme Bruxelles, c’est trop ! La fusion des SISP s’inscrit dans l’idée que plus grand, c’est mieux parce que cela permet de réduire les coûts administratifs et de gestion et que cela permet d’obtenir de meilleures conditions tarifaires auprès des prestataires de service externes. Les économies d’échelle attendues sont bel et bien au centre de la réforme. Il est vrai que la simplification administrative et la rationalisation sont dans l’air du temps et font partie intégrante de la nouvelle gouvernance néolibérale.
Mais il y a également un autre motif, plus politique. Depuis sa création en 1989, la Région n’a eu de cesse de vouloir mieux contrôler les activités des sociétés de logements sociaux. Cela a permis d’assainir et d’uniformiser les pratiques du secteur et sans doute d’éviter les dérives que l’on a pu observer en Wallonie. Mais cela a également permis d’installer un rapport de force entre Région et Communes en la matière. En effet, sur les 32 SISP de l’époque, 16 étaient des émanations communales. Leurs Conseils d’Administration étaient essentiellement composés de représentants politiques locaux et elles servaient donc assez logiquement les objectifs politiques locaux. En contrôlant et en encadrant de plus près leurs activités, la Région, qui ne possède elle-même que très peu de logements, avait pour objectif de mieux prendre pieds dans ce secteur sensible.
En obligeant les SISP à fusionner, la Région a pu aller un cran plus loin, d’abord en réduisant le nombre d’interlocuteurs, mais surtout en cassant les alliances politiques locales. Elle espère ainsi pouvoir mieux imposer et déployer sa stratégie et son action en matière de logements et de développement territorial.
Officiellement bien sûr, l’accent est essentiellement mis sur la nécessité d’améliorer la gestion des quelques 40.000 logements sociaux bruxellois. Selon le site de la SLRB : « Ce processus de rationalisation vise une amélioration des services prestés en matière de logements sociaux pour les personnes les plus démunies. ».
Mais est-ce que ce sera effectivement le cas ? Les économies d’échelle attendues seront-elles bien réelles ? Les locataires vont-ils bénéficier de meilleurs services ? Les pratiques et la gestion du parc de logements sociaux de notre région vont-ils être améliorés ? Et surtout va-t-on pouvoir trouver des solutions pour les plus de 43.000 ménages inscrits sur les listes d’attentes du logement social ? Il est sans doute encore trop tôt pour le dire, même si une série d’éléments peuvent d’ores et déjà être mis en évidence. C’est du moins ce qui ressort d’un premier bilan « tiré à chaud » par la SLRB en février 2018 et présenté à l’occasion d’un « Midi du Logement » par son directeur général, Yves Lemmens [4]. Cette séance a par ailleurs été l’occasion d’un vif échange avec les nombreux acteurs du secteur présents dans la salle. Les témoignages recueillis dans cette analyse sont tantôt issus de cette session, tantôt d’entretiens menés à l’occasion de rencontres informelles avec des locataires et des travailleurs des sociétés « Alliance Bruxelloise Coopérative », « Le Logis-Floréal », « Le Foyer Laekenois » et « BinHome ».
Réformer un secteur qui n’est pas demandeur n’est évidemment jamais simple. Mais la fusion des SISP est bien plus qu’une simple réforme. Lorsque vous fusionnez des structures différentes « vous gommez en quelque sorte leur histoire » témoigne un administrateur d’une des sociétés concernées. Cela implique en clair une réorganisation totale de tous les services, la révision des statuts, des règlements d’ordre intérieur, l’uniformisation des pratiques et des cultures d’entreprise ce qui n’est pas une mince affaire, l’uniformisation des traitements et des salaires, la consolidation des données, etc...
Lorsqu’ils ont pris connaissance du contenu de l’Ordonnance en septembre 2013, ils se sont dit : « c’est un gag ! », confie Yves Lemmes lors de sa présentation. Et de fait, le couperet est tombé de manière brutale, sans concertation ni dialogue avec le secteur, et en imposant des échéances extrêmement courtes. « On nous a demandé de faire en 2 ou 3 ans ce qui ailleurs se fait en 10 ans » poursuit Yves Lemmens. A l’époque, une série de réformes étaient déjà en cours afin d’améliorer l’efficience du secteur et de faire face à sa technicisation. Des outils communs étaient déjà en place ou en cours d’élaboration pour permettre une série d’économies, comme par exemple la mise au point d’un logiciel comptable spécifique à destination de l’ensemble des SISP. La volonté était de mutualiser une série de choses et d’apporter un soutien aux sociétés de logements pour les aider à faire face à toute une série de défis et d’évolutions : rénovation du patrimoine immobilier, adaptation aux nouvelles normes PEB,... Mais tout cela est fort différent d’une fusion.
Un directeur de SISP témoigne, « d’un point de vue technique, il a fallu réconcilier les comptabilités des sociétés qui fusionnaient. Le problème est que certaines sociétés étaient nettement plus endettées que d’autres ». Au-delà de la question de l’endettement, il y a aussi celle de l’état du patrimoine immobilier. Celui-ci est en fait extrêmement éclectique, tant au niveau de la typologie (grands ensembles, petites maisons, petits immeubles d’appartement, période de construction) que de l’état de vétusté ou de rénovation. Mettre tout cela ensemble n’est pas aisé, et certains « mariages » plus difficiles à réaliser que d’autres. Un ancien administrateur nous explique : « Lorsque vous fusionnez avec une SISP qui a énormément de logements vides ou en cours de rénovation, c’est une charge supplémentaire que vous prenez sur les bras ».
Un autre élément qui a rendu ces opérations compliquées est le fait que les sociétés de logements sociaux sont à la base très différentes les unes des autres, tout d’abord de part leur taille (certaines géraient 3000 logements et d’autres 400) et ensuite de part leurs formes juridiques qui pouvait être soit celle d’une « Société anonyme », soit celle d’une « Coopérative », et parmi les coopératives, 10 étaient des coopératives de locataires [5]. Par ailleurs, la plupart des SISP avaient un ancrage territorial de part leur histoire.
Bref, lorsqu’on a « invité » les SISP à fusionner en 2013, il n’a pas été simple pour la plupart d’entre-elle de trouver les bonnes alliances, surtout dans des délais aussi courts. Beaucoup de fusions se sont faites sur base de critères purement pragmatiques, parce qu’il fallait, alors que l’ordonnance mettait en avant une série d’objectifs, notamment en termes géographique, ou de diversification du parc de logements d’une société afin de favoriser les transferts de locataires [6]. Au final, le processus de fusion a donné lieu à 33 opérations juridiques sur 28 sociétés [7], le tout étalé sur 3 ans et demi.
Dans un premier temps, 660.000 euros ont été engagés pour financer la constitution d’une équipe d’experts interne à la SLRB afin de venir en appui aux SISP dans le processus.
Ensuite, 1.560.000 euros ont été dégagés par la Région entre 2013 et 2017 pour aider les SISP à faire face aux divers frais juridiques liés au processus de fusion. Mais cette aide régionale n’a permis de couvrir qu’un tiers des frais réellement encourus. Le reste étant entièrement à charge des sociétés de logements, comme le précise un administrateur d’une des SISP concernées : « avant la fusion vers « ABC » [8], nos 5 sociétés étaient en bénéfice, ce qui permettait de dégager des marges pour des projets spécifiques ou pour réaliser une série de travaux urgents. Aujourd’hui, « ABC » est endettée pour encore deux ans. Au-delà de l’aide régionale, la fusion nous a coûté sur fonds propres 450.000 euros en frais de notaire et 75.000 euros en frais de liquidation. ».
Du côté de la SLRB, la grosse tuile vient de la dépollution des sols. « Il y a eu une impréparation totale de la part du politique » confirme un travailleur du secteur. Personne n’avait pensé que le processus de fusion entraînerait la nécessité de transférer la propriété de l’ensemble des parcelles cadastrales sur lesquelles sont bâtis les logements sociaux des SISP concernées vers les nouvelles structures. Or, qui dit transfert de propriété, dit obligation légale d’examiner la pollution éventuelle des sols et le cas échéance leur dépollution. Pour faire face à une telle incertitude, la SLRB s’est portée garante et a déposé une garantie de 2.000.000 d’euros par an pendant les 4 ans du processus. Sur cette enveloppe, au final, 1.400.000 euros ont dû être utilisés.
Dans un secteur qui peine à faire aboutir les programmes de rénovation en cours (près de 4.000 logements sociaux sont actuellement vides car en cours ou en attente de rénovation) et d’investir dans de nouveaux logements pourtant nécessaires pour répondre aux besoins des plus de 43.000 ménages sur les listes d’attentes, nous sommes en droit de nous demander si ce processus de fusion, au regard des frais engendrés était bien prioritaire. Bien sûr, l’objectif est d’arriver à faire des économies et à rendre l’ensemble du secteur plus efficient, mais les personnes les plus directement impliquées doutent du résultat comme en témoigne cet administrateur de la société ABC : « L’objectif d’économie ne sera pas atteint. Le contribuable bruxellois a tout perdu, mais rien gagné ». Jusqu’à présent, force est de constater que les chiffres ne lui donnent pas tort.
Pendant ce temps, il a fallu continuer à assurer les missions de base, les programmes de rénovation en cours, les services et la prises en charge des locataires, etc... Il est évident que ces missions de base ont pâti du processus de fusion. « Entre 2013 et 2018, l’ensemble du personnel a frisé le burn-out permanent » confie ce directeur de SISP. Yves Lemmens concède de son côté que « le politique n’a rien vu de ces fusions et du lourd tribu qu’il a engendré pour le personnel ».
Pour les locataires, le premier effet visible de la fusion a été le changement de nom de leur société de logement et parfois du numéro de compte pour le paiement des loyers. Même si cela paraît anodin, pour certaines personnes, souvent des gens plus âgés qui habitent depuis plusieurs dizaines d’années dans leur logement, il y a aussi comme une perte de repères. Les gens avaient un sentiment d’appartenance à leur société de logement. Mais le grand risque du processus de fusion est la création d’une distance physique entre les locataires et leur société de par l’éloignement du siège d’exploitation ou des bureaux.
Ce risque avait d’ailleurs été pointés au moment de l’élaboration de l’ordonnance de 2013. C’est la raison pour laquelle l’accord autour de la fusion prévoit explicitement l’obligation pour les SISP de maintenir des antennes locales. Pas question donc de faire traverser la ville aux locataires qui doivent se rendre au bureau pour des raisons administratives ou formuler une demande ou une plainte. Toutefois, le siège d’exploitation des nouvelles entités doit se situer sur un des sites et ne peut être éparpillé, ce qui est logique si l’on cherche à faire des économies d’échelle. Mais en transférant une partie du personnel vers un siège central, la plupart des SISP ont dû réduire leurs heures d’ouverture des antennes locales.
Un locataire témoigne : « depuis que ça a changé, les heures de permanences sont plus réduites qu’avant ». Un de ses voisins précise : « oui et surtout quand on fait une demande, ils doivent maintenant la transférer au siège central et ça prend du temps. Ici au bureau, ils ne peuvent plus rien décider ». Les locataires ne connaissent plus les membres du personnel, à part peut être quelques-uns. Une distance s’est clairement créée. Les gens ne connaissent même plus les équipes de direction. « Je ne sais pas qui c’est le directeur. Je pense que c’était celui qui a pris la parole à la réunion, mais j’ai pas compris son nom ».
A l’inverse, les travailleurs, ne connaissent plus vraiment les locataires non plus. Or, ceux-ci ont parfois des besoins ou des réalités spécifiques. « Il n’y a plus vraiment de contact » dit cette dame. « Ils sont venus je ne sais pas combien de fois voir mon logement parce qu’ils font un cadastre. Ce sont tout le temps des autres qui viennent et ils ne préviennent pas toujours et je ne les connais pas. Avant, quand quelqu’un venait pour une réparation ou autre chose, je proposais toujours un café et on pouvait parler 5 minutes. Maintenant, ils viennent et je ne sais même pas pourquoi ou ce qu’ils viennent voir ». Un travailleur confirme : « avant je travaillais sur un seul site, je connaissais tout le monde ou presque. Je connaissais tous les bâtiments par coeur. Maintenant on doit aller un peu partout ».
Le processus de fusion imposé d’en haut a été mené à bâton rompu par un secteur déjà confronté a bien des défis et des pressions. De toute évidence les opérations de rénovation et de construction de logements neufs en ont souffert alors qu’il s’agissait là de priorités absolues. Depuis plusieurs décennies, la liste des demandeurs d’un logement social s’allonge, alors que la production, elle, patauge. Pire, le nombre de logements sociaux vides, parce qu’en attente ou en cours de rénovation, augmente sans cesse pour dépasser actuellement les 3.900 unités.
Au-delà du coût financier qu’a représenté l’opération, le service aux locataires s’en est ressenti et il est clair que la plupart des SISP doivent encore éprouver leur nouveau mode d’organisation et reconstruire leurs liens avec leur public. Aujourd’hui, la SLRB espère que ce qui a été accompli servira de levier pour une politique du logement social plus ambitieuse, mais dit craindre que le politique ne demande une nouvelle fusion alors qu’elle souhaite au contraire défendre une vision de proximité. « En France, il y a aujourd’hui des sociétés qui gèrent 40.000 logements. Paris-Habitat gère 120.000 logements à elle seule ! Mais cela n’a pas que des avantages, au contraire, et les Français sont en train de faire marche arrière par rapport à ce modèle » confie Yves Lemmens.
Lorsque l’on vise à réaliser des économies d’échelle, il faut se poser la question de la masse critique à atteindre. Mais cette notion reste dans tous les cas fort théorique. Est-on vraiment plus efficace lorsque l’on gère 2.000 logements plutôt que 400 ? A partir de quand, de quel volume d’activité, une économie d’échelle est-elle possible et envisageable ? En ce qui concerne le logement social bruxellois, la réponse n’est pas simple. Le parc de logements existants a été construit sur plus d’un siècle. Il est fortement diversifiées et se compose d’un bâti très éclectique pour lequel il y est difficile d’envisager un traitement unique à grande échelle.
Jusqu’à présent, l’objectif d’économie recherché ne semble en tous cas pas atteint. Les frais engendrés par le processus et l’augmentation des frais salariaux ont plombé les budgets propres des sociétés de logement. L’approche purement politico-rationaliste qui est au centre de la réforme montre ses limites et puis surtout elle fait complètement abstraction des aspects humains qui devraient pourtant être au centre des préoccupations.
[1] Le nombre de SISP bruxelloises avait déjà été ramené de 33 à 32 sociétés en juillet 2013 par la fusion du « Home » et du « Home Familial Bruxellois ».
[2] L’Ordonnance du 26 juillet 2013 est en toute logique intégrée au Code du Logement.
[3] Art. 23 n°62 (avril-juin 2016) : pp. 40-45.
[4] En février 2018, la SLRB présentait, à l’occasion d’un « midi du logement » qu’elle organise régulièrement, un premier bilan du processus de fusion. Une évaluation plus exhaustive devait être menée pour début 2019, mais serait toujours en cours.
[5] Dans une coopérative de locataires, ce sont les locataires qui sont sociétaires. Autrement dit, ce sont les locataires qui détiennent les parts de la société et ce sont donc eux qui siègent à l’Assemblée Générale et au Conseil d’Administration.
[6] Les locataires peuvent être transférés d’un logement à l’autre au sein d’une même société lorsque leur logement n’est plus adapté à leur situation familiale ou pour permettre de vider certains grands immeubles en vue d’une opération de rénovation en profondeur. Le fait de fusionner des sociétés devait permettre d’augmenter les possibilités de mutation.
[7] Quatre d’entre-elles étant restées seules.
[8] ABC est une nouvelle SISP née de la fusion de 5 coopératives de locataires.