Développer la zone du Canal et pousser la dite croissance économique de Bruxelles, voila un des schémas favoris des décideurs de la Région. Curieux de voir, alors que leur Plan-Canal-Croissance se déploie en nette synchronicité avec un autre plan-canal, le Plan-Canal-Police du ministre de l’Intérieur, Jan Jambon (N-VA). Le rouge et le noir associés en une même démarche ?
Le 9 février 2018, la police bruxelloise mène une perquisition à GlobeAroma rue de la Braie, au cœur de la ville. 25 agents envahissent les ateliers d’artistes. GlobeAroma « accompagne des réfugiés et des demandeurs d’asile dans leurs travaux artistiques », écrivait Bruzz le 10 février, mais aussi : « Sept sans-papiers ont été arrêtés… Cinq sans-papiers ont été libérés avec ordre de quitter le territoire, deux autres ont été transférés au centre fermé 127bis de Steenokkerzeel sur demande de l’Office des Étrangers. » La perquisition fait une vague de consternation à travers la ville. Au cours des jours suivants, un large mouvement de protestation et de solidarité s’est déployé.
Mais cette razzia n’était pas unique. Depuis 2016, les services de police passent au peigne fin les deux côtés du canal Bruxelles-Charleroi dans le cadre du « Plan Canal » ou le « Plan d’action contre la radicalisation, l’extrémisme violent et le terrorisme dans la zone du canal. » Mais certaines parties du plan datent bien d’avant 2016.
Le périmètre du Plan Canal comprend quatre zones de police [Bruxelles-Midi, Bruxelles-Ouest, Bruxelles-Capitale Ixelles, Bruxelles-Nord et Vilvorde-Malines] et huit municipalités [Saint- Gilles, Anderlecht, Molenbeek, Koekelberg, Laeken, Saint-Josse-ten-Noode, Schaerbeek et Vilvorde]. Koekelberg et Saint-Josse ne touchent pas le canal. Dans ces huit communes se situent les quartiers les moins favorisés de la région bruxelloise. C’est précisément là que les autorités belges sont en train de ficher la population. Parfois, comme avec GlobeAroma, ils se lancent dans un véritable raid. La plupart du temps il s’agit plutôt de « contrôles domiciliaires ». Parmi ces contrôles de résidence, pas moins de 94 809 ont eu lieu en 2017 (chiffres du ministre Jambon cités dans De Tijd du 1er août 2018). La nouveauté du raid du 9 février tient au fait que les « services » ont traversé le canal pour se rendre à Bruxelles-ville. Jusque-là, ils avaient principalement inspecté les municipalités d’Anderlecht et de Molenbeek.
Le plan-dans le plan-dans le plan (« Les poupées russes »)
Malgré les apparences, rien ici n’est tombé du ciel : ni le raid de GlobeAroma, ni le « Plan Canal du ministre Jambon ». Ils s’inscrivent dans une politique qui a plus de quatre ans, mise en place bien avant les attaques terroristes de 2015 (Paris) et 2016 (Bruxelles).
D’après les médias, l’invasion de GlobeAroma était un contrôle Belfi. Les forces de police fédérales et locales coopéreraient avec « les services d’inspection » lors de ces contrôles. L’association sans but lucratif GlobeAroma devait figurer sur la liste des organisations à auditer par la police de Bruxelles. Le projet « Belfi a été lancé à Bruxelles en 2014 par le ministère public de Bruxelles en collaboration avec la PJF (Police judiciaire fédérale) […]. Il vise la fraude sociale et d’autres sources de financement qui soutiennent les processus de radicalisation et les FTF » (Rapport, enquête parlementaire, juin 2017 [1]). FTF correspond à Foreign Terrorist Fighters ou combattants terroristes étrangers. En septembre 2015 déjà, « 1 571 asbl ont été contrôlées à Molenbeek, dont 91 ont été répertoriées comme suspectes et 91 ont été dissoutes » (même source).
Le Plan Canal est-il pour autant publié quelque part ?
Le 5 février 2016, le gouvernement fédéral proposait le Plan Canal (« le plan contre la radicalisation et le terrorisme dans la zone du canal »), une extension des mesures prises après les attentats de Paris. Belfi a été inclus dans le Plan Canal. Le Plan Canal a débuté en avril 2016. Mais il s’inscrit dans la lignée du plan d’action radicalisme (plan R) dont les origines remontent à 2001. Un avant-projet de 2002, le plan M (des Mosquées) était à l’époque anxieusement gardé secret « là où l’on aspire à présent à une transparence maximale », selon les recherches parlementaires sus-mentionnées de juin 2017. Si le plan R s’est étendu sur tout le territoire belge, le Plan Canal reste limité à la région de Bruxelles et à Vilvoorde. Le gouvernement a décidé fin 2016 de « déployer » ce Plan Canal en 2017. Il sera également poursuivi en 2018.
Le Plan Canal est-il pour autant publié quelque part ? Il est mentionné dans les documents du parlement, oui. Mais la transparence n’est apparemment pas suffisante pour que le texte intégral, s’il existe, puisse être consulté en ligne. Toutes les parties de la politique de sécurité semblent s’emboîter comme des poupées russes, comme des plans-dans des plans-dans des plans. Des experts en matière de police et de politique de sécurité pourraient apporter des éclaircissements ici. Le contexte de cette politique est indiqué dans le Plan national de sécurité (PNS). Le PNS actuel pour la période 2016-2019 est le septième en son genre. Savoir si le PNS est également adapté à la politique de migration, et dans quelle mesure, mériterait également notre attention.
Le plan Canal-croissance
Il convient toutefois ici d’attirer l’attention sur un deuxième Plan Canal, fondé sur la croissance économique de la veine le long du canal. La région bruxelloise commence sa préparation en 2011. Elle commande ensuite une facture de base. En 2012, elle confie à Alexandre Chemetoff & Associés la rédaction de ce document au moyen d’un appel d’offres.
En 2014, un nouveau gouvernement bruxellois prend ses fonctions. Dans sa déclaration gouvernementale, il proclame être convaincu que « l’économie bruxelloise a plus que jamais pris le chemin d’un nouveau modèle de croissance ». Il veut résoudre le paradoxe selon lequel Bruxelles est très dynamique « malgré un taux de chômage élevé et un appauvrissement incessant », confirme la « vocation de Bruxelles comme capitale de l’esprit d’entreprise et de l’innovation », soutient qu’elle « mobilisera avec force ses instruments dans une stratégie axée sur l’accueil et la présence d’investisseurs étrangers sur son territoire » et perçoit « la politique d’aménagement du territoire au service du développement économique ». La zone du canal est ainsi « le symbole du renouveau de Bruxelles ».
La déclaration gouvernementale se poursuit également sur la politique de sécurité régionale. La Région s’est vu attribuer des pouvoirs supplémentaires dans ce domaine, mais elle demande également la création d’une « conférence permanente des autorités de la sécurité publique ».
Colonisation et pacification
Le problème est le suivant : si les deux Plans Canal s’emboîtent l’un dans l’autre – ce qui reste à être décidé – alors Bruxelles est totalement en phase avec les tendances internationales. D’après l’esprit de ses auteurs, les deux plans sont certainement proches l’un de l’autre. Dans les deux cas, les promoteurs parlent de renforcer la stabilité pour faire fonctionner la machine économique. Si les deux Plans Canal s’épaulent également de manière opérationnelle, c’est-à-dire : si la police agit pour que les investisseurs puissent y trouver leur compte, est une autre question.
Mais c’est loin d’être impensable. La déclaration gouvernementale indique que, pour la réalisation des objectifs de croissance, « toutes les terres disponibles sur le territoire seront prises en compte ». C’est tout du moins un objectif en cours de réalisation. À l’échelle actuelle, on peut commencer à parler d’une colonisation citadine. Mais la colonisation va de pair avec la pacification. Nulle part ce phénomène n’a été aussi explicite que récemment à Rio de Janeiro. Là-bas, les morro’s – les pavés de granit sur lesquels les favelas se sont dressées le siècle dernier – se sont vu nettoyés pour la Coupe du monde de football (2014) et les Jeux olympiques (2016). C’était même officiellement une opération de « pacification ». Dans cette perspective, on peut imaginer que les actions de la police à Bruxelles ont également été ordonnées pour ouvrir la voie à l’esprit d’entreprise, et en premier lieu aux entrepreneurs du secteur de l’immobilier et de la construction.
En résumé, et dans un esprit de provocation : si Léopold II, le colonisateur-roi, était en vie, il envahirait Molenbeek et y ferait construire par Besix/Atenor/AG Real Estate et compagnie un « Port Ransfort », la marina de la capitale de l’Europe.
Raf Custers
[1] DOC 54 1752/008 – 15 juin 2017. ENQUÊTE PARLEMENTAIRE sur les circonstances qui ont conduit aux attentats terroristes du 22 mars 2016 à l’aéroport de Bruxelles National et à la station de métro Maalbeek à Bruxelles, y compris l’évolution de la lutte contre le radicalisme et la menace terroriste et l’approche adoptée à cet égard – TROISIÈME RAPPORT INTERMÉDIAIRE SUR L’ASPECT DE « L’ARCHITECTURE DE LA SÉCURITÉ » D’APRÈS LA COMMISSION D’ENQUÊTE PARLEMENTAIRE EXÉCUTÉ PAR MADAME Laurette ONKELINX ET MM. Peter DE ROOVER, Denis DUCARME ET Servais VERHERSTRAETEN, 567 pages.