Il n’est plus besoin de pointer la crise du logement en Région bruxelloise et les difficultés grandissantes éprouvées par une majeure partie de la population pour se loger décemment. Les chiffres 2017 tirés du baromètre social sont à ce titre éloquents : le nombre total de logements sociaux en Région bruxelloise n’a pas augmenté, il a même diminué de 132 logements par rapport au 31 décembre 2014 alors que dans le même temps la population bruxelloise progressait de 30 000 personnes.
Si le nombre de logements sociaux diminue, les loyers, eux, augmentent. L’Observatoire des Loyers 2016 constate qu’entre 2004 et 2016, le loyer moyen a augmenté de 22%. En supposant que le loyer maximum accessible pour le ménage ne peut dépasser 25% de son budget, 60% de la population bruxelloise n’aurait accès qu’à 8% du parc locatif en 2016. Autre constat : c’est dans les quartiers centraux, là où résident les ménages à faible revenu, que les loyers ont augmenté le plus rapidement, dans l’espace dit de Développement Renforcé du Logement et de la Rénovation (EDRLR) qui bénéficie d’une dynamique de rénovation impulsée par les pouvoirs publics.
L’Observatoire des Loyers 2016 explique cette hausse par un changement du parc locatif et une amélioration de son confort, ce qui devrait être une bonne nouvelle si ce n’est que, dans le même temps, cette amélioration s’accompagne d’une réduction de la taille des logements et d’une augmentation des loyers qui laissent les familles nombreuses à la rue ou priées de quitter Bruxelles. Si la rénovation n’est pas critiquable en tant que telle, le nombre croissant de ménages sur les listes d’attente pour un logement social interpelle : il a augmenté de 58% en 10 ans.
Au sein de ce paysage morose, la commune d’Anderlecht n’est pas la plus défaillante avec ses 10% de logements sociaux créant une médiane entre la commune de Watermael-Boitsfort avec son parc historique de logements sociaux (18%) et la commune Ixelles avec un taux exceptionnellement bas (3%), la moyenne régionale étant de 7%.
Ce score acceptable d’Anderlecht est obtenu, à l’instar de Watermael-Boitsfort, grâce à un parc historique provenant à la fois des cités jardins de la Roue, du Bon Air, du Vogelzang et de Mortebeek combinées avec les grands ensembles modernistes des années 60-70 du Peterbos, du square Albert et des Goujons.
Mais la part de logements sociaux à Anderlecht est aujourd’hui en perte de vitesse dès lors que la commune disposait en 2008 d’un parc social représentant 11% du parc total de logements. Cette diminution s’explique à la fois par la montée démographique qui a vu croître la population anderlechtoise de 24% en 10 ans (de 2005 à 2015) [1], mais aussi par le manque de dynamisme dans la production de logements sociaux. Entre 2005 et 2014, la commune n’a mis que 167 logements sociaux de plus sur le marché pour atteindre un total de 5 044 logements, soit une augmentation de 3% en 10 ans. Pas étonnant, dans ce contexte que le Foyer Anderlechtois ait une liste d’attente d’environ 13 000 personnes.
1 000 logements sociaux pour 25 000 habitants !
Cureghem est la partie la plus densément peuplée d’Anderlecht. On y compte 20 720 habitants au km² (la moyenne de la commune est de 6 556 hab/km²). Si le prix moyen des loyers à Cureghem reste inférieur d’environ 20% à la moyenne régionale, créant une sorte de parc locatif "social" de fait, il faut avoir égard au fait que le revenu moyen par habitant y est de 40% inférieur à la moyenne régionale, et on descend à 50% si l’on prend en considération les revenus non déclarés. Or 80% des ménages y sont locataires et dépendent donc de l’offre locative en logements (pour une moyenne de 60% à l’échelle de la région).
Cette offre dont ils dépendent est particulièrement déficitaire dès lors que Cureghem dispose d’un millier de logements sociaux pour ses 25 000 habitants, soit un parc de 4%. Deux Sociétés Immobilières de Service Public (SISP) y sont actives : ASSAM et le Foyer Anderlechtois lequel possède le site des Goujons avec 382 logements et le site du square Albert avec 290 logements. Ce sont ces deux grands ensembles des années 1960 atteignant un certain état de vétusté qui représentent à eux seuls la majorité des logements sociaux de Cureghem.
Le quartier Heyvaert au cœur de Cureghem offre une situation encore plus critique avec ses 1,95% de logements sociaux diagnostiqués dans le très récent contrat de rénovation urbaine Heyvaert-Poincaré.
Des nouveaux logements pour un nouveau public
Le diagnostic établi ci-dessus donnerait à penser que les pouvoirs publics tournent le dos à Cureghem. Ce constat était vrai il y a 20 ans, mais depuis les contrats de quartier (CQ) se succèdent à un rythme soutenu [2] : CQ La Rosée (1997-2001), CQ Chimiste (2001-2005), CQ Heyvaert (2002-2006), CQ Lemmens (2007-2011), CQD Canal-Midi (2010-2014), CQD Compas (2013-2017), CQD Petite Senne (2014-2018), CRU5 Heyvaert-Poincaré. Mais la production de logements sociaux via ces différents dispositifs reste très faible et ce sont plus souvent les opérations associées au CQ qui produisent du logement. Le passant observera en effet nombre de grands ensembles de logements neufs ou en chantier. Une bonne partie d’entre eux relève de l’initiative publique. Il s’agit de logements acquisitifs développés par Citydev (ancienne SDRB) [3].
Sur les vingt dernières années, Citydev a produit ou est en train de produire près de 700 logements acquisitifs sur Cureghem :
Les conditions d’accès à ces logements se distinguent nettement de celles d’un logement social. Un candidat au logement social vivant seul doit justifier d’un revenu inférieur à 22 196,11 euros. Ce plafond passe à 59 311,68 euros pour un candidat à un logement de Citydev, soit plus du double. Le revenu moyen d’un habitant de Cureghem plafonne à 14 000 euros. Si formellement, rien n’empêche une personne disposant d’un revenu de 14 000 € de tenter l’aventure de l’achat, il est fort à parier que son revenu ne lui donne pas accès à l’emprunt nécessaire à cette opération d’achat. Si bien que ces logements échoient très rarement aux personnes s’amoncelant sur les listes de candidats pour le logement social.
À côté de ces logements, un autre type de logement public est en train de voir le jour dans le quartier. Il s’agit des logements locatifs moyens construits par la Société du Logement de la Région de Bruxelles (SLRB). Autrefois, la SLRB ne pouvait construire que du logement locatif social. Désormais, 40% de ces logements peuvent s’adresser à des ménages à revenus moyens : il s’agit des candidats ayant des revenus entre 100% et 150% des revenus d’admission au logement social. La pertinence de la mesure est à questionner sérieusement dès lors que d’après les statistiques régionales, plus de la moitié des ménages bruxellois se trouve actuellement dans les conditions d’accès au logement social. C’est ainsi que depuis quelques années on voit la SLRB construire à Anderlecht des logements locatifs pour les revenus moyens.
L’exemple de la rue du Compas à Heyvaert
La rue du Compas est située à deux pas des Abattoirs d’Anderlecht, en plein cœur du quartier d’exportation des véhicules d’occasion et du périmètre du CQ qui porte le même nom et qui a démarré en 2013. En 2005, la SDRB y acquiert un terrain pour y développer un projet mixte combinant 8 420 m² d’activités productives et 8 068 m² de logements. Mais, en 2007, le gouvernement bruxellois approuve la 3e phase du Plan Logement et y prévoit une affectation entièrement dédiée au logement : 74 logements SDRB, 64 logements SLRB. Le projet traîne en raison de la forte pollution des sols. Une première demande de permis de lotir est introduite en 2012 [4] pour aboutir à une demande de permis d’urbanisme en 2016 pour 68 logements acquisitifs produits par Citydev et 61 logements locatifs produits par la SLRB.
C’est avec enthousiasme que les associations actives dans le quartier accueillent ce projet de nouveaux logements dès lors que le site de Citydev annonce 61 logements sociaux locatifs pour la SLRB. Pas de quoi absorber la demande, mais un premier pas dans le bon sens.
Un doute subsiste toutefois. Le rapport d’incidences soumis à l’enquête évoque en page 29 la « création de logements pour personnes à revenus moyens ». Les associations se rassurent néanmoins en page 37 en lisant la possibilité de déroger à la norme d’une place de parking par logement dès lors que « les logements prévus sont des logements sociaux ».
Lors de la Commission de concertation, il s’avéra que les logements SLRB ne seraient pas des logements locatifs sociaux mais des logements locatifs moyens inaccessibles aux habitants mal logés du quartier.
Soucieuses de clarifier la situation, les associations se renseignèrent auprès de la Commune d’Anderlecht désignée comme gestionnaire des futurs logements locatifs. Désillusion : les logements dits « sociaux » seraient attribués aux personnes avec un revenu... moyen au nom de la mixité sociale. C’est au nom de cette dernière que la quasi totalité des logements publics produits ces dernières années à Cureghem s’adressent aux revenus moyens, sans égard pour la liste d’attente qui explose des candidats aux logements sociaux.
Pire, le label « logements sociaux » est dans le cas d’espèce instrumentalisé pour justifier une dérogation à la norme de parking imposée par le Règlement régional d’urbanisme (RRU). En effet, l’avis de la Commission de concertation du 8 décembre 2016 entérine la destination sociale des logements locatifs pour justifier la dérogation au RRU. Les bas revenus peuvent, eux, aller se parquer ailleurs tandis que l’arrivée de logements sociaux à Cureghem reste un mirage le temps d’une inscription fugace sur un site.
Une mixité sociale excluante
La situation évoquée ci-dessous est d’autant plus choquante que dans le même temps deux ensembles de logements publics connaissent un vide locatif précisément parce que leur label « moyen » a eu pour conséquences d’écarter la majeure partie des candidats locataires. Il s’agit des 76 logements du projet Trèfles à Anderlecht et de 35 logements du projet Lavoisier à Molenbeek, conséquences de l’arrêté pris fin 2016 par la ministre bruxelloise du Logement Céline Fremault au nom de la sacro-sainte mixité.
Vouloir à tout prix créer de la mixité sociale dans les quartiers les plus pauvres n’ a généralement pour effet que d’accroître le prix du foncier et des loyers sans que cela s’accompagne d’un effet redistributif qui aurait pour avantage d’enrichir la population qui y vit. Au contraire, celle-ci se retrouve peu à peu reléguée dans les périphéries doublement marginalisée socio-économiquement. Dans une ville-région qui ne compte que 7% de logements sociaux, l’investissement des pouvoirs publics dans du logement moyen appartient à une logique d’exclusion surtout lorsqu’il se réalise dans un quartier populaire qui ne compte que 1,95% de logements sociaux !
[1] Rapport 2016 de l’Observatoire de la santé et du social de Bruxelles.
[2] Voir Muriel Sacco, « Cureghem : de la démolition à la revitalisation », Brussels Studies, 2010.
[3] Citydev est en charge du développement urbanistique de la Région de Bruxelles-Capitale. Pour ce faire, la Région lui a conféré trois missions, dont celle de produire des logements neufs pour des habitants à revenus moyens dans des quartiers faisant l’objet d’un processus de rénovation urbaine. Ces différents projets de logements sont réalisés grâce à un partenariat entre le secteur public et le secteur privé.