Le manque criant de logements sociaux à Bruxelles n’est pas un fait récent, les listes d’attente en font désormais une question politique cruciale. « Trouver des solutions », le nouveau leitmotiv qui laisse sur le banc les questions démocratiques.
Septembre 2020, le gouvernement publie « un plan d’urgence logement », resucée de leur déclaration de politique générale de début de législature. Le grand enjeu : trouver des solutions à 15 000 ménages en attente d’un logement social, sur les 44 000 de la liste.
Mars 2021, le moratoire sur les expulsions domiciliaires décrété en début de confinement prendra bientôt fin. Dans le secteur logement, ça se sait, d’ailleurs certains acteurs du milieu réclament eux aussi la fin du moratoire : les Agences Immobilières Sociales. Elles ont elles aussi besoin de pouvoir expulser des locataires, pour ne pas sombrer financièrement.
Des AIS qui réclament la fin d’un moratoire, et une politique de « solutions », deux facettes d’une même pièce : celle de la délégation progressive au secteur privé de la question du logement abordable, aux dépens d’une politique publique (et donc collective) du logement.
Le dispositif des AIS est ancien, il se crée en 1998. Il institutionnalise notamment les démarches de certaines Unions de Locataires qui prenaient en charge la signature du bail de ménages issus de l’immigration qui ne trouvaient pas à se loger. Déjà à l’époque, le marché locatif exclut et discrimine ceux et celles que les bailleurs considèrent indésirables : les personnes racisées et/ou pauvres.
Depuis 2002, le principe des AIS peut être résumé comme tel : les AIS prennent en charge des logements auprès de propriétaires qui acceptent de les louer un peu en dessous du prix du marché. La valeur du loyer maximal pour un bien dépend de ses caractéristiques et est fixé par une grille (qui a déjà évolué à la hausse). Cette prise en charge est contractualisée, pour une durée minimale de 9 ans, mais le plus souvent de 15 ou de 27 ans. Les AIS gèrent pour le propriétaire la mise en location, les rénovations éventuelles et la perception du loyer. Elles garantissent aussi que ce loyer sera payé chaque mois, indépendamment de sa perception réelle et de ce que paie le locataire : celui-ci peut payer moins que ce que perçoit le propriétaire… le différentiel étant comblé par la Région. Le fonctionnement des AIS est subsidié par la Région également.
Précisions-le d’emblée, ce texte n’a pas comme objectif de dénigrer ces institutions (et encore moins les personnes qui y travaillent), il vise le système dans lequel ces agences s’insèrent, à leur dépens et parfois malgré elles.
Les objectifs sont louables : augmenter le parc de logements abordables, diversifier le type de biens et leur localisation. Les garanties sont importantes, et les avantages aux bailleurs n’ont fait que croître : outre le fait que le risque locatif est assumé par le public, les déductions fiscales sont importantes (exonération du précompte immobilier, aides à la rénovation et, depuis peu, réduction de la TVA sur les constructions neuves).
Il existe 25 AIS en Région de BruxellesCapitale et elles ont chacune leur méthode de travail et leur philosophie. Mais elles participent à un système de délégation de prérogative publique à des acteurs privés, et de transfert net de fonds publics vers des comptes bancaires privés. Avec, au passage, une diminution des possibilités d’action et de décisions collectives sur les biens concernés. Reprenons en trois points.
L’étude du RBDH [1], parue en 2019, expliquait très clairement les nouveaux enjeux du secteur. En somme, l’attrait pour des investissements « sûrs », et pour la « brique » en général, a suscité l’intérêt de promoteurs et de fonds d’investissement. La certitude de dégager un rendement compris entre 2,6 et 3,5 %, en plaçant auprès d’une AIS des bâtiments neufs, a considérablement dopé le nombre de nouveaux appartements construits pour être mis en gestion auprès d’une AIS. À l’époque, le RBDH s’inquiétait de voir qu’un nombre restreint d’acteurs s’apprêtait à concentrer une part importante du parc immobilier en AIS entre leurs mains, augmentant sans nul doute leur pouvoir de négociation auprès des pouvoirs publics. Déjà en 2017, les pouvoirs publics offraient aux acheteurs (et donc aux promoteurs) une réduction de la TVA de 21 à 12 % sur les logements neufs mis en gestion auprès d’une AIS pour 15 ans. Un manque à gagner substantiel.
De surcroît, pour le promoteur privé qui construit un bâtiment sur lequel des charges d’urbanismes s’imposent [2], il est désormais possible de les « verser » en « logement encadrés » : 15 % des logements doivent ainsi être confiés en AIS. Un beau geste, puisque la propriété ne change pas de main et que la rentabilité, même moindre, est au rendez-vous.
Comme nous l’indiquions en 2019 [3], il y a quelque chose de cynique à voir de grands capitaux s’enorgueillir d’investir une partie de leur fortune de façon « sociale », tout en engrangeant des bénéfices sur cet investissement et tout en poursuivant le reste de leurs activités comme si de rien n’était (rappelons notamment que les grandes fortunes éludent l’impôt de façon très importante [4]).
Les loyers des logements en AIS sont donc garantis, la valeur de ce loyer devient donc l’un des enjeux majeurs quant aux bénéfices espérés. En concentrant entre leurs mains une part grandissante des logements confiés en AIS, des acteurs privés organisés (comme c’est le cas de promoteurs et de fonds d’investissements) auront un poids important dans des négociations sur les loyers maxima que peuvent accepter et payer les AIS.
En fin de contrat, après que les loyers aient été subsidiés par des fonds publics pendant 27 ans, le bâtiment et le sol seront toujours la propriété d’acteurs privés. Ils auront gagné de l’argent, et ils pourront en faire absolument ce qu’ils veulent, c’est-à-dire ce qui rapporte le plus en prenant le moins de risques. Selon les quartiers, les décisions pourraient être très différentes et rendre la ville moins abordable.
En effet, la localisation de ces nouveaux bâtiments construits expressément pour être donnés en gestion à une AIS est très restreinte : il s’agit essentiellement d’anciens terrains industriels, situés à proximité ou dans des quartiers populaires. Des terrains achetés à bon marché, pour lesquels un profit à la revente est attendu, quand il ne s’agit pas plus simplement d’un choix stratégique : le quartier n’est pas encore assez attractif pour les classes moyennes et les classes supérieures ? Qu’à cela ne tienne, cédons-les en AIS pour 27 ans, d’ici là, peut-être qu’il sera « monté ».
Après que les loyers aient été subsidiés pendant 27 ans, le bâtiment et le sol seront toujours la propriété d’acteurs privés.
Pour les locataires, le logement en AIS, quoique potentiellement plus cher que le logement social, peut être une réelle solution. Un moment de répit dans une trajectoire résidentielle difficile. Cependant, contrairement au logement social, le logement en AIS n’est pas pérenne : en fin de prise en gestion, le propriétaire peut décider d’en rester là, et le locataire peut se voir tout simplement contraint de partir.
Un autre élément plus pernicieux tient aux intérêts défendus de fait par les représentants des AIS dans les instances d’avis et les associations de soutien aux locataires. À de multiples reprises j’ai pu constater que ces associations se retrouvaient à défendre les intérêts des bailleurs, contre les intérêts des locataires en général. Ceci n’a rien d’étonnant en soi : les AIS garantissent les revenus aux bailleurs, et se trouvent mises en difficulté si leurs locataires ne paient pas le loyer en temps et en heure.
Le fait de ne pas différencier les bailleurs selon la taille de leur portefeuille immobilier pose problème : en défendant les intérêts des bailleurs indépendamment du nombre de logements qu’ils possèdent et de leur situation financière, on se retrouve de fait à protéger en moyenne les intérêts de personnes fortunées et d’organisations nanties aux dépens de personnes pauvres.
Cela ne se passe pas sans gêne du côté des AIS, parce que leur objet social est bien d’augmenter le parc de logements abordables et in fine d’aider des personnes en difficulté financière… Mais également – pour leur survie – d’obtenir des loyers et donc de pouvoir expulser certaines personnes.
Dernier élément, mais non des moindres, le pouvoir de décision collective sur les logements mis en gestion auprès d’une AIS n’existe pas : le devenir du bâtiment et du sol sur lequel il se trouve échappe à la délibération collective.
Contrairement au logement social [5], les AIS ne rapporteront jamais d’argent à la collectivité, elles ne font que coûter.
En somme, le propriétaire reste le seul maître à bord et la collectivité le paie pour un service : celui de loger des pauvres. Pour plus de 30 millions d’euros d’aides publiques chaque année.
Pour autant, la mise en gestion en AIS de plus de 5500 logements offre actuellement une réelle solution à des personnes qui n’en avaient aucune : ménages pauvres, familles monoparentales ou encore personnes sans-abri. Il est évident qu’on ne peut balayer cela d’un revers de la main… tout comme il est évident qu’une socialisation plus importante et pérenne du logement serait préférable, surtout sur le long terme.
Contrairement aux AIS, il s’agit bien dans ce cas d’acquérir un sol et un bâtiment pour en faire du logement 100 % public, et dans le meilleur des cas du logement social.
Le principe : vous êtes un promoteur, vous avez acheté un terrain, vous avez un projet de logements dessus et pour une raison X ou Y vous voulez le vendre à la SLRB ? Pas de soucis, on vous l’achète. Super ! Vraiment ?
Depuis 2020, c’est le tournant du cabinet de Nawal Benhamou : favoriser l’achat clef sur porte, puisque le logement social peine à se construire dans le giron public. Constater l’échec des Plans logement successifs est en effet essentiel, augmenter le nombre de logements sociaux également. Mais faire appel aux acteurs privés pour pallier à celui-ci pose question.
Premièrement, au niveau des conditions de travail dans le bâtiment. Les scandales récents et moins récents ne cessent de le démontrer [6] : la variable d’ajustement finale dans la construction est le travailleur du bâtiment. Travail au noir, manque de sécurité sur les chantiers, chantage aux papiers, sous-traitance en chaîne, la liste est encore longue. Certes, la gestion par le public de la construction ne garantit pas en elle-même que les conditions de travail soient respectées. Mais passer par les acteurs privés correspond pratiquement à s’assurer que cela ne sera pas le cas.
Un nombre important de Bruxellois et de Bruxelloises est sans emploi. Pourquoi se doter d’une institution publique de construction et de rénovation du logement social devrait demeurer tabou ?
Deuxièmement, le privé doit engranger des bénéfices. C’est une nécessité absolue en système capitaliste, cela ne se discute même pas. Que ces bénéfices soient directement engrangés sur les fonds publics est une réalité à laquelle nous refusons de souscrire. Notre dernière considération est d’ordre urbanistique. Le gouvernement a fait de nombreux appels du pied aux promoteurs immobiliers, notamment en leur garantissant une accélération des procédures de permis et d’enquête publique, cela s’appelle la FastLane. Ce principe de priorité et d’accélération du processus existait pour les écoles et sera désormais offerte aux promoteurs qui entendent vendre tout ou partie du bâtiment à la SLRB. Une bonne nouvelle pour ces acteurs, dont l’un des enjeux principaux est de réduire le temps d’immobilisation du capital (foncier inclus).
Dans un cas, le promoteur contacte les pouvoirs publics avant la demande de permis, les procédures sont accélérées et on peut imaginer que des négociations autours des dérogations urbanistiques seront compliquées pour les pouvoirs publics.
Dans l’autre cas, le bâtiment n’arrive pas à se vendre, le promoteur a vu trop grand, trop loin, la demande n’est pas là… qu’à cela ne tienne ! Le public est là pour assurer les rendements et acheter le bâtiment.
Le logement social est certainement imparfait, mais il demeure l’objet foncier le plus puissamment démocratique et égalitaire.
Penser les questions de logement abordable en termes de « solutions » élude à la fois la question de l’individu et du collectif. De l’individu parce qu’il s’agit de considérer que « n’importe quelle solution suffira », indépendamment des envies ou de l’ancrage local des personnes : allez donc vivre là-bas, et ne vous plaignez pas avec ça, c’est public !
Du collectif parce qu’en recourant au secteur privé on acte que le public ne peut pas faire les choses, faute de ressources, et que l’on se défait au passage de notre pouvoir collectif à penser les fins et les moyens. Le logement social est certainement imparfait, mais il demeure l’objet foncier le plus puissamment démocratique et égalitaire : c’est un bien public, construit par le public et les règles qu’il se donne, il est attribué selon les besoins et non selon une concurrence entre les personnes, il échappe à la spéculation immobilière, etc. Les efforts devraient être consacrés à l’amélioration de sa gestion : la rendre plus humaine, plus proche des personnes, plus efficace dans la construction.
Annoncer qu’on mettra en œuvre 15 000 solutions, alors que 44 000 ménages au moins attendent un logement social en étant aujourd’hui logés sur le parc privé, c’est s’engager à faire du chiffre. C’est certainement mieux que rien, aucun doute là-dessus, mais ce n’est ni suffisant ni durable.
La régulation des loyers sur le parc privé offrirait une solution immédiate aux locataires pauvres, penser le logement comme un droit et non comme du « capital qui rapporte » engagerait des changements drastiques en matière de lois, de justice de paix ou encore de police [7].
En revanche, tant qu’il manquera la volonté politique de contraindre le marché, d’une manière ou d’une autre, les locataires (surtout les plus pauvres) seront condamné·es à galérer sur un marché dans lequel la concurrence est féroce. Encore et encore…
[1] Le présent article n’aurait pu être écrit sans ce support d’une immense qualité, la plupart des informations factuelles et une partie de l’argumentaire ayant été écrit dans ce travail. « Le privé à l’Assaut du Social, RBDH 2019 ».
[2] Charges d’urbanismes : pas d’amélioration en vue…, 2020. ARAU.
[3] A. FARES, C. SCOHIER, S. DE LAET, Les enjeux de la financiarisation du logement à Bruxelles, IEB, 2019.
[5] A. ROMAINVILLE, S. DE LAET, « Pour le logement social », in Bruxelles en mouvements no 299, mars 2019.
[6] L. VAN GINNEKEN, PH. ENGELS, « Une claque historique pour un géant de la construction : CFE condamné pour dumping », in Médor, 2020.
[7] Trois exemples : lorsqu’un bien est déclaré insalubre, le locataire ne peut pas cesser de payer son loyer et le quitter. Il doit passer en justice de paix et faire « casser le bail » ; lorsqu’un bien est frappé d’interdiction de location, les contrôles ne sont pas nécessairement réalisés sur le temps long… c’est illégal mais, après une interruption, un bailleur peut reprendre les locations sans travaux, comme si de rien n’était. La moitié des locataires ne se présentent pas en justice de paix, certains ne sont jamais informés des procédures, et sont simplement expulsés.