Évolution d’une pratique sportive, genre & autres rapports sociaux
Alors qu’il ne s’agit pas d’une nouvelle discipline sportive, son existence historique ayant déjà été démontrée [1], le football féminin connaît actuellement, et ce depuis une petite dizaine d’années, une réputation croissante.
À Bruxelles, les tournois en mixité ou réservés aux minorités de genre se démultiplient et les équipes féminines sont de plus en plus nombreuses, profitant entre autres de nouvelles ligues qui leur sont destinées. Ce déploiement de la pratique footballistique féminine interroge non seulement les rapports de genre mais aussi les rapports de classe et de race qui régissent ce sport.
Le développement du foot féminin (re-)pose des questions féministes classiques telles que la place des femmes et des minorités de genre dans l’espace public ou le poids de normes de masculinité dans les disciplines sportives. Cependant, les rapports de genre ne sont probablement pas les seuls à se cristalliser autour de cette pratique. Cet article est une première tentative d’explorer l’évolution de ce phénomène, en pointant les rapports de domination dont il essaie de se défaire et ceux qu’il reproduit.
En dix ans, la BBFL, l’une des ligues de football féminin actives à Bruxelles, passe de deux à cinq divisions comprenant, à présent, une septantaine d’équipes et environ 1 800 joueuses [2]. « Place aux filles* » propose depuis deux années consécutives un tournoi organisé entre plusieurs écoles primaires pour mettre en lumière et questionner l’accès inégalitaire à l’espace public entre filles [3] et garçons. Pour sa troisième édition, le Festifoot revient avec un double tournoi qui se joue en parallèle, laissant la possibilité de s’inscrire soit dans la compétition mixte soit dans la compétition en non-mixité choisie. Depuis près de quatre ans, le collectif transféministe Les Broussailles organise une ligue de football LGBTQIA+, pour permettre une pratique « accueillante et inclusive » de ce sport [4].
Les événements apparentés au football féminin sont de plus en plus fréquents et connaissent une croissance de leur nombre de joueuses ou d’affiliées. Ceci traduit un intérêt grandissant pour de nouvelles manières de pratiquer le football, mettant en lumière les rapports de genre qui entourent habituellement ce sport. À Bruxelles, les projets qui émergent autour du foot féminin se distinguent les uns des autres dans leurs formes et les objectifs qu’ils poursuivent. On observe à la fois l’organisation d’événements ponctuels, tels que les tournois, dans lesquels le foot est parfois secondaire, et le développement de projets d’entraînement plus conséquents via la formation de nouvelles équipes et de nouveaux clubs. Les propositions visent parfois à concilier les genres sur le terrain en valorisant des tournois avec des critères de mixité, alors que d’autres s’adressent uniquement aux femmes et aux minorités de genre. Enfin, certaines de ces initiatives sont subsidiées et institutionnalisées alors que d’autres sont plutôt féministes, militantes et issues de collectifs de lutte. Dans ce cas, les tournois, les matchs et les équipes peuvent aussi offrir des espaces de résistance contre les inégalités de genre et les relations structurelles de pouvoir qui persistent dans les contextes sportifs, en tentant de proposer une pratique féministe du football.
« Quand l’autre équipe féminine qui partage notre terrain a un match prévu au moment de l’entraînement, le nôtre est soit annulé soit déplacé. On n’arrive pas à obtenir deux créneaux d’entraînement alors que tous les clubs masculins qui jouent à notre niveau ont droit à deux séances. Si on veut s’entraîner plus pour espérer monter d’une division, on va peut-être pouvoir jouer sur deux terrains différents. » [Joueuse en P2 à Schaerbeek]
Derrière cette visibilité accrue, le foot féminin se frotte pourtant encore à des problèmes persistants et solidement ancrés qui limitent son développement. En effet, la pratique peine toujours à obtenir la même reconnaissance et les mêmes ressources que le football masculin. À nouveau, ceci se joue à différents niveaux. En rue, sur les terrains publics ou dans les agoras, les joueuses ont encore parfois du mal à trouver leur place et à occuper les terrains, confrontées à des comportements sexistes et masculinistes. Dans les tournois mixtes, les quotas de joueuses imposés le sont trop souvent de manière symboliques et ne suffisent pas à garantir une véritable égalité sur le terrain. À l’école, en primaire et en secondaire, le football figure rarement au programme des cours de sport des filles alors qu’il est presque systématiquement proposé pour les garçons et qu’il continue à prendre beaucoup de place dans les cours de récréation, impactant largement nos sociabilisations différentielles à ce sport. Et dans les ligues officielles ou amatrices, les équipes féminines, confrontées à la pénurie d’équipements sportifs, subissent fortement les difficultés d’accéder à des terrains, ce qui demeure un obstacle majeur à leur entraînement. Parfois, elles sont amenées à se partager, à plusieurs, les terrains et se voient reléguées à des créneaux horaires peu favorables. Ainsi, elles sont moins soutenues, sur le plan matériel et financier, que les très nombreuses équipes masculines qui côtoient les clubs [5]. Enfin, à la télé, les compétitions masculines restent largement plus diffusées et médiatisées. Ce constat est renforcé par le fait que le football masculin de haut niveau semble être peu réceptif aux revendications queer, souvent pointé par des accusations d’homophobie et/ou de pinkwashing, et est régulièrement touché par des faits d’agressions et de violences sexuelles. Ceci rappelle la récente agression commise publiquement par Luis Rubiales, président de la Fédération de football espagnol, envers Jenni Hermoso, l’une des joueuses, lors de la remise de médailles en 2023 [6].
Le foot féminin se frotte pourtant encore à des problèmes persistants et solidement ancrés qui limitent son développement.
Malgré sa popularité, sa légitimité et sa visibilité croissantes, le football féminin continue donc de faire face à des obstacles structurels qui limitent sa progression par rapport à l’importance dominante du football masculin, qu’il soit amateur ou professionnel [7].
Mais l’essor du football féminin semble mettre en tension d’autres rapports sociaux, eux aussi profondément ancrés dans les espaces urbains. En effet, la pratique entre parfois en conflit avec une culture footballistique, certes masculine, mais aussi populaire. Ceci est d’autant plus marquant que les récentes vagues de valorisation du football féminin prennent particulièrement racine dans des milieux blancs, bourgeois et hautement diplômés.
L’animatrice nous propose de réfléchir et discuter autour d’une série d’images. L’une d’entre elles représente un terrain de foot. De la discussion, une phrase ressort : « en tant que femmes, on ne se sent pas à l’aise de traverser cet endroit ou d’y rester. C’est clairement un espace dont nous sommes exclues ». Les autres participantes approuvent et l’une d’entre elles commente le personnage représenté à l’avant-plan. Il s’agit d’un jeune qui porte une chaîne autour du cou, un sweat-shirt et une casquette sous laquelle on distingue un dégradé. Elle dit « celui-là, il me fait peur quand même ». [Atelier « (Dé-)genrer la ville » Charleroi, octobre 2023] [8]
En ville, les terrains de foot sont proportionnellement nombreux par rapport aux autres équipements sportifs et sont peu inclusifs en termes de genre. Ils apparaissent alors comme l’un des symboles par excellence d’un espace public dominé par les codes de la masculinité. Mais ne penser ces espaces qu’en termes d’oppression de genre ne permet peut-être pas d’y lire les autres dynamiques de pouvoir qui s’y jouent. Ainsi la phrase « C’est clairement un espace dont nous sommes exclues » n’invite pas à discuter de quels autres espaces les groupes – bien souvent jeunes et racisés – qui fréquentent ces terrains sont eux-mêmes exclus. Par ailleurs, lors des parties de foot mixtes – en tournois ou dans les parcs – la critique des comportements compétitifs et physiques cache parfois aussi la stigmatisation de joueurs bien précis, racisés ou associés à des milieux plus populaires.
Les récentes évolutions du football féminin révèlent les rapports de force et de pouvoir imbriqués dans cette discipline sportive, largement désignée comme étant masculine. Défiant et se heurtant aux normes sociales établies, les joueuses de foot s’organisent et se mobilisent pour pouvoir jouer et diffuser la pratique, même si le football masculin reste encore fortement dominant. Mais la féminisation du foot soulève aussi un certain nombre de questions sur d’autres relations de pouvoir qui se jouent dorénavant autour du ballon.
Les terrains de foot sont proportionnellement nombreux par rapport aux autres équipements sportifs et sont peu inclusifs en termes de genre.
[1] Cf. encadré « Brève histoire du foot féminin ».
[2] La BBFL : https://www.bbfl.be/
[3] « L’astérisque que vous pouvez voir à côté du terme “filles” renvoie au terme inclusif utilisé dans les milieux militants : FINTA, qui regroupe les Fxmmes, Intersexes, Nonbinaires, Trans et Agenres » (Place aux Filles, 2024).
[4] Les Brousailles : facebook.com
[5] C. WARY, La Saison des Roses, éd. Flblb., 2019.
[6] A. BOHUON, F. CASTAN-VICENTE, « Loin du but : l’(im)possible féminisation du football ». Les sports modernes, in Press, 1. hal-04315162.
[7] M-S. ABOUNA, « Internet et mise en visibilité du football féminin en France : entre avancées et paradoxes », Communiquer, 22 | 2018, p. 49-66.
[8] Atelier réalisé dans le cadre de ma thèse de doctorat portant sur les pratiques et habitudes socio-spatiales des femmes issues des classes populaires.