Nous l’abordions dans un article précédent du BEM [1], la promotion de l’économie de la fonctionnalité semble une piste intéressante pour répondre au défi environnemental. De même, l’alliance emploi-environnement, professée par les gouvernements fraîchement constitués, apparaît à la majorité comme une option vertueuse pour sortir de la crise. Mais qu’en est-il des conséquences sociales de ces pistes ?
BEM 226, octobre 2009
Des grands sommets internationaux sur le climat aux appels des scientifiques à changer de paradigme économique et productiviste, le discours dominant en est encore à désirer réduire le coût écologique de la croissance. Qu’importe les contradictions du modèle et ses conséquences sociales, nous devrions avoir une confiance aveugle en une sortie de crise bénéfique tant du point de vue économique, social qu’écologique. Au delà de la prêche capitaliste, il en revient à considérer que le changement climatique peut être considéré comme une crise, dont la résolution mènerait à un paisible retour à la normale.
Pour rappel, le principe de l’économie de la fonctionnalité est de substituer la prestation d’un service à la vente d’un bien. Le système de voiture partagée est l’un des exemples les plus connus de ce principe. À prestations sensiblement égales, une voiture Cambio remplace en moyenne trente voitures individuelles, réduisant d’autant la production automobile et sa consommation en ressources naturelles. Voilà une tendance qui doit faire froid dans le dos des actionnaires de l’industrie automobile et des 80 000 travailleurs employés en Belgique dans ce secteur. C’est que l’économie de la fonctionnalité n’est pas forcément productrice de richesses, elle est par contre économe en ressources et augmente le taux d’utilisation de celles-ci. Mais peut-on penser que les nouvelles activités générées (assurances, entretiens,réparations, animation du réseau, augmentation de l’usage des transports en commun, moyens de locomotion doux de substitution...) compenseront les pertes d’emplois causées par la chute drastique de la production automobile ? Cette question en pose bien d’autres, qui donnent envie de disséquer un peu plus le système dans lequel nous baignons.
Selon Denis Stokkink [2], économiste à l’ULB, on a pu constater, depuis le XIXe siècle, une succession de cycles de croissance dans l’histoire économique, qui durent plus ou moins 25 ans. Nous serions pour l’instant dans un cycle de croissance qui a commencé aux alentours de 1990 et qui présente les caractéristiques économiques communes à tous les cycles de croissance : financiarisation de l’économie, internationalisation des échanges et augmentation de la productivité en même temps qu’une augmentation des inégalités sociales. Chaque cycle de croissance étant aussi lié à une innovation technologique : vapeur, électricité... Cette fois, ce sont les technologies de l’information et de la communication (TIC). Mais ce que dit D. Stokkink, c’est que ces cycles de croissance alternent avec des cycles de dépression qui durent également à peu près 25 ans. Entre ces cycles, il y a généralement des ruptures, des tensions économiques et sociales, des craquements qui prennent le plus souvent la forme de guerres... Faut-il donner crédit au côté un peu déterministe de cette analyse qui décrit les cycles capitalistes comme « naturels » ? Il ne nous appartient pas à ce stade de la réflexion de trancher. Mais pousser ce raisonnement à son terme voudrait dire qu’avant d’envisager le prochain cycle de croissance, peut-être permis par les nouvelles technologies du capitalisme vert, il faudrait passer par une phase de stagnation, voire de décroissance. Voilà une perspective qui confirmerait en tout cas notre intuition à propos des effets possibles sur le champ social de l’économie de la fonctionnalité.
D’autres spécialistes analysent l’histoire du capitalisme sous un angle différent. Chaque cycle long serait, selon eux, caractérisé par une combinaison particulière de « règles » sociales et institutionnelles, de conditions technologiques, etc.
Le tout formant un « régime d’accumulation » modifiant les modalités sous lesquelles les capitaux en concurrence recherchent la maximisation du profit. Les contradictions fondamentales de l’économie capitaliste prendraient, dans chaque régime d’accumulation, une forme spécifique. Au-delà de leurs diversités, les régimes d’accumulation d’avant la seconde guerre mondiale auraient par exemple tous été, en l’absence de mécanismes assurant une progression suffisante des salaires, caractérisés par une tendance structurelle aux crises de surproduction. Adopté sous la menace de troubles sociaux à la fin de la deuxième guerre mondiale, le régime de consommation de masse, basé sur une forte intervention régulatrice de l’État, qui améliore les conditions des ouvriers, crée la sécurité sociale et plus tard indexe les salaires, permet aux forces productives de consommer ce qu’elles produisent.
Jusqu’à la fin des années soixante, la productivité augmente au même rythme que l’accumulation du capital dans les outils de production. Après, la machine se dérègle, elle n’arrive plus à empêcher durablement la chute des taux de profit liée à l’accumulation de plus en plus lourde d’équipements (et aux dépenses qu’elle engendre), sous la contrainte de la concurrence. À partir des années 80, les profits se rétablissent, non par la relance de la productivité, mais par la modération salariale. Mais ceci ne conduit pas à une croissance suffisante des débouchés, malgré une large reprivatisation des marchés publics.
Conséquence : la faiblesse des opportunités ouvertes à l’investissement productif conduit à une réorientation des profits vers l’investisse- ment spéculatif, provoquant une forte montée du chômage. Laquelle, à son tour, permet d’amplifier les pressions sur les salaires. En résumé : quelles que soient leurs formes, les contradictions subsistant au sein de chaque régime d’accumulation comprennent donc intrinsèquement, dès le départ, les germes repérables de sa future crise. Par contre, le passage à un nouveau régime d’accumulation dynamique supposerait une véritable rupture, une nouvelle trouvaille de l’histoire, si l’on peut dire, nullement automatique, dépendant entre autres de l’état des rapports de forces au sein de la société, et capable d’articuler de manière cohérente de nouvelles technologies et de nouveaux gisements de productivité avec des régulations adéquates. À défaut, les innovations technologiques seraient à elles seules bien incapables d’initier davantage que de petites variations cycliques, comme récemment celle portée par les TIC (technologies de l’information et de la communication) par exemple.
Selon Michel Husson, statisticien et économiste français travaillant à l’Institut de recherches économiques et sociales, il est permis de douter fortement que le modèle du capitalisme vert imaginé aujourd’hui par différents gouvernements puisse constituer le socle d’un nouveau cycle de croissance longue. L’économiste avance notamment que l’intensité [de la consommation] énergétique ne pourra baisser que jusqu’au point où cette baisse constitue une menace pour le taux de profit, même si les objectifs environnementaux nécessiteraient d’aller au-delà. En d’autres termes, il n’est pas sûr que l’optimum du taux de profit corresponde à une économie d’énergie suffisante pour garantir une réelle maîtrise de l’environnement. De plus, pour pérenniser un dispositif qui serait socialement juste, il faudrait postuler que les gains de productivité obtenus dans les technologies vertes compenseraient non seulement les coûts initiaux (la taxe verte et les investissements en équipements) mais permettraient aussi d’assurer une croissance correspondante des débouchés salariaux au détriment des rentes financières. Ce qui est très loin d’être démontré !
On remarquera à la lecture de ce dossier que l’on voit cohabiter dans la ville des logiques économiques qui ne sont pas réellement débattues sur la place publique. Aujourd’hui, une réalité de la politique économique, c’est de créer des centres commerciaux périphériques pourvoyeurs d’une part d’emplois peu qualifiés [3] au détriment éventuel des impératifs environnementaux ou même sociaux. Demain, les pouvoirs publics sont prêts à parier toutes leurs billes sur le développement du capitalisme vert, qui mériterait au minimum une réflexion approfondie sur ses implications sociales. Le problème n’est pas simple, car les intérêts sont antinomiques.
Heureusement des citoyens, localement [4], s’organisent pour préparer l’après-pétrole, car si l’on peut se sentir dépourvu face à des mécanismes qui nous dépassent un peu, rien ne nous empêche, par nos pratiques quotidiennes, ici et maintenant, de couper quelques-uns des fils qui font de nous les marionnettes du capitalisme mondialisé…
[1] BEM 215-216, p. 14-15.
[2] Interview parue dans Esprit Libre, Magazine
de l’Université Libre de Bruxelles, juin 2002.
[3] À condition que les emplois créés ne soient pas le résultat de la relocalisation de commerces de proximité ou d’autres centres commerciaux.
[4] Notamment via des initiatives comme
« Villes en transition ».