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Le bail à durée déterminée : une avancée sociale ?

La suppression du bail à vie dans le logement social a fait l’objet d’un accord ce 20 juillet 2011 entre les partis de la majorité qui ont finalement accepté la note de principe déposée par le Secrétaire d’État au Logement, Christos Doulkeridis. Si le but poursuivi par cette mesure peut paraître a priori tout à fait défendable, ses effets réels et l’analyse de ses enjeux cachés nous révèlent une toute autre réalité.

Inscrite à l’accord gouvernemental de l’Olivier bruxellois, l’objectif de la mesure qui devrait entrer en vigueur dès janvier 2013 est double. D’une part, il s’agit d’éviter que des locataires bénéficient d’un logement public indéfiniment alors qu’ils ne répondent plus aux critères d’accès et d’autre part, il s’agit de forcer une rotation plus importante au sein du secteur du logement social et ce afin d’augmenter l’offre et d’espérer diminuer quelque peu la trop longue liste d’attente des candidats locataires (pour rappel plus de 38 000 à l’heure actuelle).

Attention ! Préavis possible après 9 ans...

... mais uniquement pour les nouveaux locataires. Précisons les choses d’emblée, rien ne change pour les personnes qui bénéficient déjà aujourd’hui d’un logement social. Celles-là tombent sous le régime de leur bail actuel qui est un bail à vie et sur lequel il semble difficile de revenir. Les autres, par contre, verront leur situation réexaminée tous les 9 ans avec le danger éventuel de se voir intimer l’ordre de quitter le logement qu’elles occupent, soit que leurs revenus sont devenus trop importants, soit que leur situation familiale ne justifie plus le nombre de chambres dont elles disposent.

Pratiquement, même s’il n’y a pas encore d’accord sur l’ensemble des modalités, voici en substance ce que prévoit la note adoptée cet été. Tous les 9 ans, on réexamine la situation des ménages bénéficiant d’un logement social. S’il s’avère que la moyenne des revenus engrangés par un ménage au cours des 2 dernières années de la période en cours devait être supérieure au revenu d’admission, celui-ci serait prié de quitter les lieux. Un seuil de dépassement se situant entre 110 et 150% serait toutefois toléré. Ce point fait néanmoins encore fortement débat au sein de la majorité.

Si le cabinet Doulkeridis se veut rassurant en évoquant la possibilité de proposer aux ménages qui auront reçu leur préavis un logement public plus adapté à leur situation financière, entendez un logement moyen de type acquisitif (SDRB ou autre), aucune proposition concrète n’est à ce stade réellement sur la table. Face au flou et au manque de garantie en la matière, il est fort à parier que les ménages expulsés n’auront probablement d’autre choix que de trouver à se reloger sur le marché privé. Après 9 ans de loyers modérés, l’atterrissage risque d’être dur pour certains... Il en irait de même pour les ménages dont la composition familiale aurait évolué et qui disposeraient dès lors de trop de chambres. Ils se verraient imposer leur mutation dans un logement plus petit et correspondant mieux à leurs « besoins » réels du moment.

Au nom de l’éthique ?

Cette approche des problèmes politiques et sociaux est bel et bien dans l’air du temps, mais elle cache mal l’incapacité des pouvoirs publics à mettre en œuvre des politiques et des programmes qui répondent véritablement aux besoins de la population. Le secteur du logement social bruxellois n’échappe pas à cette logique. Il tend à masquer son impuissance, voire son inertie, derrière un voile éthique qui peut, de prime abord, sembler difficile à remettre en question. Face à la crise du logement que connaît Bruxelles depuis maintenant de trop longues années et à une des conséquences de celle-ci, à savoir l’allongement des listes d’attente pour l’obtention d’un logement social, il semble juste et normal de donner la priorité aux plus démunis, à ceux qui sont le plus dans le besoin. Pourtant, cette approche ne permettra ni de résoudre les problèmes sociaux auxquels sont confrontés une partie croissante des habitants de notre ville, ni de s’attaquer aux véritables causes de la crise du logement que sont le déficit de logements publics et en particulier de logements sociaux (7,5% du parc de logements) ainsi que la non régulation du marché locatif privé.

Comme dans bien d’autres exemples de politiques de discrimination positive, la fin du bail à vie dans le logement social est un aveu d’impuissance des pouvoirs publics. Malgré les annonces en grande fanfare du ou plutôt des Plans Logement successifs, malgré les moyens financiers importants mis à disposition, malgré des terrains publics encore disponibles, la construction de nouveaux logements sociaux piétine à Bruxelles depuis 1980.

Incapable d’augmenter l’offre de logements de manière significative, la Région n’aura de cesse de restreindre les possibilités d’accès à son parc immobilier, jusqu’à en limiter aujourd’hui la durée d’utilisation dans le temps. Ceci conduit inéluctablement à une plus grande précarisation du secteur du logement social qui perdra ainsi les loyers versés par les locataires aux revenus les plus élevés, mais aussi à une plus grande précarisation des bénéficiaires qui n’auront plus la garantie de pouvoir bénéficier d’un logement décent tout au long de leur vie.

La démission des pouvoirs publics

Il y a, par ailleurs, un changement profond de paradigme. à l’origine, le logement social avait pour vocation de produire massivement du logement décent et abordable. Il participait en cela d’un véritable projet de société, une société où les pouvoirs publics étaient un acteur central et où ils exerçaient une influence importante sur le secteur du logement. Aujourd’hui, tout semble indiquer que les acteurs publics ont perdu toute ambition en la matière. L’accent des politiques actuelles est mis sur la création de logements moyens acquisitifs sur lesquels, à moyen terme, les pouvoirs publics perdent tout contrôle. Les projets de logements sociaux, pour leur part, semblent avoir bien du mal à sortir des cartons. Même au sein du Plan Logement, à l’origine uniquement destiné à booster le logement social, le logement moyen acquisitif a, au fil du temps, pris une place de plus en plus importante. Les pouvoirs publics se sont transformés en simples opérateurs du marché dont le seul mérite est de faire effectivement augmenter le parc immobilier bruxellois.

Idées reçues et effets secondaires

Bien plus qu’une mesure à la marge ne concernant in fine qu’un nombre restreint de locataires (on parle de 4 à 5% s’il fallait se baser sur les chiffres actuels), la réforme du système de bail dans le logement social aura des conséquences non négligeables sur le terrain et pas toujours dans un sens souhaitable.

  1. Un effet d’éviction de certains ménages au profit d’autres. Dans un contexte où la précarité sur le marché de l’emploi est aujourd’hui toujours plus grande, il semble pour le moins délicat d’évincer des ménages simplement sur base de la mesure de leur revenu en un temps donné. Même si la proposition est de prendre en compte la moyenne du revenu sur les 2 dernières années de la période de bail, rien ne dit que la situation du ménage ne changera pas fondamentalement l’année suivante.
    Il y a là un réel risque d’injustice, car, qui aujourd’hui peut encore être assuré d’une situation professionnelle stable et pérenne ? Ceci pose par ailleurs la question de la légitimité des critères d’admission établis et du seuil de dépassement qui serait toléré. Ces facteurs sont nécessairement subjectifs, et s’il paraît normal d’accorder une priorité absolue aux ménages qui sont le plus dans le besoin, la conséquence inévitable de cette pratique est de déplacer la précarité qui pèse actuellement sur ces ménages vers d’autres ménages par le biais d’un mécanisme de « substitution ». Ceci montre à souhait que la seule issue valable est d’augmenter réellement le nombre de logements sociaux disponibles à Bruxelles.
     
  2. Les effets pervers pour les ménages occupants. Il existe un risque non négligeable que la mesure envisagée ne pousse les ménages bénéficiant d’un logement social à sortir du circuit du travail durant les 2 dernières années de leur bail, voire même de ne jamais y entrer et ceci afin d’éviter de perdre leur logement. En effet, au regard du coût de l’accès au logement sur le marché privé, le logement social offre un avantage tel qu’il est probablement plus intéressant de se contenter d’un revenu d’assistance qui offre par ailleurs un loyer encore plus bas, que d’accepter, avec tous les coûts que cela implique, (déplacements, crèches,…) un emploi et le maigre salaire qui l’accompagne. Le logement social, loin d’être le lieu d’émancipation imaginé au départ, deviendrait dès lors (s’il ne l’est pas déjà) un dispositif qui contribuerait à reléguer ses bénéficiaires au rang d’assistés dépendants exclusivement de l’aide publique. Par ailleurs, une partie non négligeable des ménages évitent de mentionner la totalité de leurs revenus aux sociétés de logements, sou-vent en omettant de déclarer les cohabitations de fait. Ce mécanisme pervers pour les finances du logement social est engendré au départ par des droits au chômage renforcé pour les personnes isolées (surtout si elles ont des enfants à charge). La mise en oeuvre du bail révisable aura pour effet de renforcer encore ce mécanisme et l’avantage pour les ménages qui « trichent » sera dorénavant triple : droits et revenus du chômage renforcé ; loyer moindre ; pérennité de fait du logement.
     
  3. La baisse des revenus des SISP et du secteur du logement. Cette situation, où seuls les ménages aux plus bas revenus resteraient donc encore locataires et où par ailleurs, les ménages n’auraient en réalité aucun intérêt à augmenter leurs revenus (ou à les déclarer), ne contribuera qu’à appauvrir un peu plus encore les sociétés de logements et à les rendre encore plus dépendantes des subsides régionaux. à terme, cette baisse de revenus aura un impact sur l’ensemble du secteur qui verra ses moyens financiers diminuer, ce qui réduira d’autant sa capacité à construire des logements supplémentaires ou tout simplement à entretenir le parc existant.

Plaidoyer pour une réforme du système...

Au regard des divers éléments avancés, on peut penser que l’instauration du bail révisable n’aura que peu d’impact sur le taux de rotation dans le logement social qui se situe déjà actuellement autour de 4 à 5% par an. Par contre, il risque d’avoir un impact négatif sur les ménages qui s’en sortent le mieux de même que sur les finances des Sociétés Immobilières de Service Public (SISP). Il risque d’induire par ailleurs de nouvelles formes d’inégalité entre locataires. Pourtant, une réforme du système est bel et bien nécessaire. En particulier, il y a lieu de modifier le système de calcul des loyers qui est aujourd’hui incohérent et qui mériterait d’être déplafonné. En effet, les locataires qui disposent de plus de revenus sont bien soumis à une cotisation de solidarité, mais celle-ci est plafonnée à 40% du loyer de base, alors qu’il serait normal que l’ensemble des revenus soient pris en compte. En outre, le calcul du loyer ne prend en compte que les 4 premières chambres du logement, ce qui ne pousse pas les familles bénéficiant d’un logement suradapté à quitter spontanément celui-ci.

Certains diront que les mesures incitatives ne vont pas permettre de résoudre toutes les situations jugées « problématiques ». On pourrait rétorquer qu’un système basé sur une incitation via une hausse des loyers offre l’avantage d’être plus juste ou en tous cas plus pertinent. D’une part, il offre la possibilité aux ménages concernés de juger eux-mêmes de la pertinence de quitter leur logement social ou non et ce en fonction d’une série de critères qui leur sont propres (évolution probable du revenu, de la composition familiale,...). D’autre part, les ménages qui posent le choix de ne pas quitter leur logement contribueront à augmenter les recettes locatives de leur SISP ce qui permet d’équilibrer les finances de celles-ci.

… et un retour du public

Insistons donc plutôt sur la nécessité d’augmenter le parc de logements sociaux de manière conséquente et d’en faire à nouveau un outil central de la lutte contre la crise du logement. Il y a belle lurette que nos responsables politiques ont tourné le dos à l’État Providence, mais doivent-ils pour autant continuer à en rejeter tous les acquis ? Aujourd’hui, on s’en prend au bail à vie dans le logement social, demain ce sera le chômage à durée indéterminée. Est-ce là une réponse aux problèmes et aux défis sociaux qui nous attendent ? Bien sûr que non. à ce propos, n’est-il pas remarquable que ce soient certains des plus fervents défenseurs de l’instauration d’une révision du bail dans le logement social qui opposent au niveau local la plus farouche résistance à un certain nombre de projets du Plan Logement ?

Thierry Kuyken