Thierry Kuyken – 5 décembre 2014
Alors que nous sommes toujours en attente du PPAS censé garantir un développement cohérent du site de Tour et Taxis, le propriétaire des lieux, la société « Project T&T », a introduit une nouvelle demande de permis pour la construction d’un immeuble de bureaux de 66 000 m². Le projet implique également le déplacement des zones de parkings provisoires vers le Nord du site et le changement d’affectation des zones de construction M7 et M8 situées du côté de la rue Picard.
« Le Méandre », tel est le nom du nouvel immeuble de bureau que « Project T&T » entend construire entre l’avenue du Port et l’immeuble du « grille-pain » fraîchement investi par « Bruxelles Environnement » (ex IBGE). Le projet comporte 66 573 m² de bureaux ainsi que 311 emplacements de parking en sous-sol. Il accueillera à termes l’administration de la communauté flamande à la recherche d’un nouveau lieu pour ses quelque 2 500 fonctionnaires.
La demande de permis porte également sur le déplacement des parkings provisoires dont le permis expirera fin 2017 et sur lesquels viendrait s’implanter le nouvel immeuble.
Par ailleurs, un changement d’affection des immeubles prévus du côté de la rue Picard, en zones dites « M7 » et « M8 », est également demandé suite à l’étude d’incidence. Le promoteur avait obtenu en 2009 un permis pour y construire deux immeubles de bureaux. L’entrée en vigueur du PRAS démographique qui modifie les quotas de bureaux et de logements exigés sur le site [1] l’oblige aujourd’hui à revoir le permis obtenu s’il veut pouvoir construire son « Méandre ».
L’odyssée d’un PPAS qui n’arrive jamais
Se pencher sur l’histoire permet bien souvent de mieux comprendre les mécanismes qui sont à l’œuvre aujourd’hui, surtout dans le cas de dossiers qui, comme celui-ci, s’étalent sur plusieurs décennies. Sans revenir en détail sur chacune des étapes de l’interminable saga de la réaffectation du site de Tour et Taxis, il n’est toutefois pas inutile d’en évoquer les éléments les plus saillants.
Acte 1. Suite à l’ouverture des frontières au niveau européen, les activités de douanes à grande échelle disparaissent de Bruxelles et les installations du site de Tour et Taxis perdent leur utilité première. En 2001, les sociétés de droit public qui sont alors propriétaires des lieux, à savoir, le Port de Bruxelles et la SNCB, décident de vendre l’ensemble à un promoteur privé. Première conséquence : les pouvoirs publics perdent la maîtrise du foncier à cet endroit et se voient contraints de rentrer en négociation avec le promoteur pour définir le nouveau projet d’aménagement des lieux.
Acte 2. D’entrée de jeu, le nouveau propriétaire des lieux, la société « Project T&T », marque son intention de rentabiliser son investissement au maximum et défend une vision du développement du site orientée « bureaux », marché qui est alors encore en plein essor à Bruxelles avec les conséquences que l’on sait [2]. Afin de limiter l’appétit de « Project T&T », le Gouvernement inscrit alors le site au PRAS en tant que ZIR [3] et lui fixe programme spécifique comportant des quotas au niveau des affectations avec un maximum de 25% de bureaux et un minimum 35% de logements. Par ailleurs, « Project T&T » aura l’obligation de réaliser un parc de minimum 1 hectare.
Acte 3. En 2004, un premier projet de PPAS est présenté afin de proposer une vision cohérente du développement du site. Trop orienté bureau, il est loin de faire l’unanimité et sera finalement rejeté par le Gouvernement.
Acte 4. Le Gouvernement lance dès 2005 un processus de concertation de tous les acteurs impliqués dans le devenir du site, y compris les habitants des quartiers voisins. Le schéma directeur Tour et Taxis est finalement adopté en 2008, au terme d’une longue et éprouvante procédure pour les habitants. Le projet proposé ne les satisfait pas au niveau des affectations et de la densité, mais ils ont obtenu une concession majeure de la part du Gouvernement et du promoteur : la réalisation d’un grand parc urbain de 10 hectares en plein au milieu du site.
Acte 5. Malheureusement, un schéma directeur n’a pas de valeur contraignante et la vision qu’il présente doit dès lors être traduite dans un PPAS [4]. Le Gouvernement lance donc dès 2009 l’élaboration d’un nouveau PPAS basé sur les prescriptions du schéma directeur qu’il vient d’approuver. Mais oh incompréhension ! Alors qu’il faut en principe 2 ans, fin 2014, le PPAS « Tour et Taxis » n’a toujours pas vu le jour et rien de son contenu ou presque n’a filtré vers le grand public. Aux dernières nouvelles, le projet devrait être finalisé et ensuite présenté pour cette fin décembre 2014. Trop tard ! Beaucoup trop tard…
Du temps perdu, mais pas pour tout le monde
De son côté, le promoteur n’aura pas hésité à mettre à profit le temps perdu par les pouvoirs publics. Parallèlement aux procédures en cours, « Project T&T » a effectivement introduit dès 2008 une demande de permis d’urbanisme unique pour la plus grande partie du site, la ZIR 6A [5]. Manifestement sensibles aux arguments avancés par le promoteur [6], les pouvoirs publics ont fini par délivrer en 2009 un permis partiel pour cette zone alors que le projet soumis par le promoteur s’écartait en plusieurs points du schéma directeur. Un premier coup parti qui ne manquera certainement pas d’entraver la réalisation du PPAS.
Depuis, « Project T&T » a introduit plusieurs demandes de permis modificatifs du permis partiel de 2009. Mais surtout, la société a introduit deux demandes de permis supplémentaires. Une première pour la construction du bâtiment qu’occupe aujourd’hui « Bruxelles Environnement » (ex IBGE), le fameux « grille-pain ». Et une deuxième pour la construction du « Méandre » qui nous occupe aujourd’hui. Ces deux immeubles sont placés de telle manière qu’ils rendent impossible la réalisation du parc dans le bas du site telle qu’elle était prévue par le schéma directeur et qu’ils bouchent les perspectives depuis le haut du site vers la ville. Un véritable coup de canif dans le consensus obtenu autour du schéma directeur.
Difficile d’imaginer dans ces circonstances ce qu’un PPAS pourra encore apporter. Le débat sur l’aménagement cohérent et pertinent du site ne pourra plus avoir lieu. De fait, à force d’accorder les différents permis demandés par « Project T&T », les pouvoirs publics se privent de leur capacité à planifier et à orienter le devenir du site. Ils privent également les citoyens de leur droit à intervenir dans ce processus et à revendiquer des aménagements qui soient en accord avec leurs besoins. Il n’y a plus aucune vision d’ensemble ! Du côté des habitants c’est clairement la désillusion…
Calquer les phases de réalisation aux contraintes du PRAS
Que le PRAS démographique force aujourd’hui le promoteur à réaliser plus de logements est une bonne chose en soi, encore faut-il voir de quels types de logements il s’agira, nous y reviendrons. Mais comment les pouvoirs publics vont-ils pouvoir faire pour que ces logements sortent effectivement de terre un jour ? Jusqu’à présent, force est de constater que « Project T&T » réalise avant toute chose, pour ne pas dire exclusivement, les phases de construction qui l’intéressent. Le permis partiel délivré en 2009 n’a pas encore donné lieu au moindre coup de pioche. Où sont les quelque 1 500 logements qui auraient dû sortir de terre ? A l’époque, la délivrance du permis avait été assorti de plusieurs conditions, dont le phasage des constructions. Le promoteur était contraint d’entamer son projet par la réalisation du parc et des logements situés du côté de la rue Picard. Mais en 5 ans, rien n’a été fait de ce côté. Par contre, le permis de bureau pour le bâtiment de l’IBGE, délivré bien plus tard, a lui été rapidement réalisé et, aujourd’hui, « Le Méandre » viendrait très bientôt s’ériger en partie sur la ZIR 6A [7], précisément dans la zone du site qui devrait être développée en dernier lieu selon le permis de 2009.
La réalisation du parc et des logements qui sont les aspects prioritaires tant pour la Ville que pour la Région risque bien de ne jamais démarrer. Pour preuve, la demande de conversion des immeubles de bureaux des zones M7 et M8 en logements ne faisait pas partie de la demande initiale du promoteur. Lors de la commission de concertation, « Project T&T » a d’ailleurs expliqué « avoir dû » rajouter la conversion de ces immeubles à sa demande de permis. Il y a fort à parier que si les pouvoirs publics ne prennent pas toutes les précautions nécessaires, ils se feront une nouvelle fois rouler dans la farine, car, soyons clairs, une fois le bâtiment du « Méandre » construit, ils n’auront plus aucun levier pour garantir l’exécution du reste du programme.
Stop aux parkings temporaires !
Les intentions réelles du promoteur se traduisent aussi au niveau des emplacements de parking. En effet, « Project T&T » dispose d’un permis provisoire qui court jusqu’en 2017 pour plusieurs centaines d’emplacements actuellement situés là où viendrait s’implanter « Le Méandre ». Le promoteur souhaite aujourd’hui déplacer ces parkings provisoires vers le haut du site, dans une zone encore non affectée, mais qui se trouve au milieu du futur parc… Pas vraiment un gage de tranquillité pour les futurs usagers de cet espace vert !
Par ailleurs, selon un arrêté du Gouvernement pris en 2009, le nombre maximum de parkings autorisés sur le site est de 3 500 emplacements une fois le site entièrement développé [8]. Le fait est qu’aujourd’hui, le site dispose déjà de ce nombre d’emplacements maximum si l’on cumule les emplacements définitifs et les emplacements provisoires. Une aberration alors que plusieurs dizaines de bâtiments doivent encore être construits. Pire, si l’on rajoute à ces parkings existants, tous les parkings en attente pour lesquels un permis existe déjà, on dépasse de loin les 4 000 emplacements.
Des logements, mais pour qui ?
Si le PRAS démographique impose à une série de zones des changements d’affectation en faveur du logement, comme c’est le cas pour le site de Tour et Taxis, c’est au regard des chiffres du « boom démographique ». Nous savons que l’augmentation de la population est principalement liée à l’arrivée de nouveaux ménages disposant de revenus faibles et au taux de natalité des ménages bruxellois issus des couches les moins favorisées de la population. Si nous voulons répondre au défi démocratique, c’est bien à destination de ce type de ménages que des logements supplémentaires doivent être construits.
Or, le projet du promoteur s’écarte en tout point de cette approche. « Project T&T » dit vouloir réaliser 30% de logements moyens [9], mais rien de social. Les logements qui sont aujourd’hui demandés en zone M7 et M8 sont eux de catégorie nettement supérieure, avec soit des lofts le long de la gare maritime, soit des appartements avec « vue sur parc ».
Ceci est totalement inacceptable pour Inter-Environnement Bruxelles ainsi que pour les habitants du quartier maritime qui sont en demande de logements abordables. Un pourcentage conséquent de logements sociaux doit être réalisé sur le site, comme dans tout projet immobilier d’envergure à Bruxelles ! Nous demandons donc qu’à titre de charges d’urbanisme soit réalisés 30% de logements sociaux sur le site. Si les pouvoirs publics veulent donner une réponse adéquate à la crise du logement, toutes les voies possibles et raisonnables doivent être utilisées et l’imposition de quotas de logements sociaux dans les projets immobiliers d’envergure en est une.
[1] Le PRAS en 2001 avait fixé des quotas pour la ZIR 6A : minimum 35% des logements et maximum 25% de bureau. Le PRAS démographique adopté en 2014 a changé ces quotas : minimum 50% de logements et maximum 15% de bureaux. Il n’y avait pas de quotas spécifiques pour la ZIR 6B (entrepôt royal et autour).
[2] La multiplication des projets immobiliers de bureau dans et autour de notre région a contribué à une saturation totale du marché du bureau qui présente depuis 2007 environ 2 millions de mètres carrés de surfaces inoccupées et très peu de nouveaux clients.
[3] Zone d’Intérêt Régional.
[4] PPAS : Plan Particulier d’Affectation du Sol.
[5] Le site qui est classé en ZIR est divisé en 2 parties : la ZIR 6A qui comprend la « Gare Maritime » et la plus grande partie du site vers le Nord-Ouest et la ZIR 6B qui comprend les installations le long de l’avenue du Port, dont les « Entrepôts royaux » et les « Sheds », bâtiments déjà rénovés depuis une dizaine d’année.
[6] Selon « Project T&T », la demande de permis de 2008 a dû être faite en urgence afin d’empêcher les anciens propriétaires du site de se prévaloir d’une clause suspensive qui se trouvait dans l’acte de vente et qui aurait permis d’annuler celui-ci, si aucun permis n’était en cours à cette date.
[7] La demande de permis se situe à cheval sur les ZIR 6A et 6B, ce qui finit de compliquer les choses, puisque les contraintes imposées sur ces deux zones sont différentes.
[8] Le nombre de 3 500 emplacements a été calculé dans le cadre de l’étude d’incidence pour le permis de 2009 et est calqué sur une occupation quotidienne du site de plusieurs milliers d’usagers en plus qu’actuellement.
[9] Des logements moyens selon la conception du promoteur et non en fonction de normes quelconques édictées par les pouvoirs publics.