IEB et sa sœur le Brusselse Raad voor het Leefmilieu (BRAL) ont toutes deux 40 ans. Cet anniversaire commun a été l’occasion d’un échange croisé entre deux administrateurs, Sarah Hollander et Marco Schmitt, et deux travailleurs, Hilde Geens et Claire Scohier.
Les origines, l’évolution convergente, complémentaire ou divergente de leur prise de position, le rôle qu’elles ont eues au sein du riche tissu associatif bruxellois, leurs modes d’action et leur place dans les luttes urbaines ont déjà été développés dans un article paru en néerlandais dans le dernier numéro de l’Alert, publication du BRAL. À notre tour de revenir sur cet échange vivace et d’en tirer quelques conclusions.
BRAL et IEB : des jumeaux ?
Le BRAL et IEB ont toujours été considérés comme des jumeaux mais de nature hétérozygote. Nés dans le même terreau bruxellois des années 70, nourris à la fois par une préoccupation environnementale croissante (1er rapport du Club de Rome en 1972), par les contraintes énergétiques apparues lors de la première crise pétrolière en 1974, mais aussi par les luttes urbaines des Bruxellois face à la destruction massive de leur cadre de vie, ils ne sont toutefois pas issus de la même matrice. Alors qu’IEB émerge de la fédération nationale Inter-Environnement, le BRAL trouve son origine dans la rencontre entre plusieurs mouvements flamands à Bruxelles : la mouvance environnementale et les membres de l’Agglomeratieraad van de Nederlandstalige Brusselse Jeugd (ANBJ), ancêtre de Jeugd en Stad (JES). Le BRAL défend alors la participation de la population néerlandophone de Bruxelles à la politique de l’environnement urbain. À l’époque, les Bruxellois flamands étant insuffisamment relayés au niveau des structures politiques de l’agglomération, s’engageaient avec vigueur dans le secteur associatif et les comités. Ils finiront par se fondre pour donner naissance au BRAL, en marge des réseaux militants francophones de la ville. Le BRAL choisira ensuite d’intégrer la structure fédérative nationale Inter-Environnement. Le pendant néerlandophone d’IEB à Bruxelles n’est donc pas le résultat de la scission d’une cellule primaire.
Mais les préoccupations des deux structures convergent néanmoins. Tandis que les thématiques environnementales sont clairement le moteur de réflexion et d’action du Bond Beter Leefmilieu (BBL) et d’Inter-Environnement Wallonie (IEW), cet enjeu est plus périphérique chez les Bruxellois, certes désireux de maintenir des espaces verts menacés par l’urbanisation, mais surtout préoccupés par la question urbaine : préservation du patrimoine et du tissu urbain face à la pénétration des autoroutes urbaines, résistance à la spéculation immobilière et à l’envahissement des quartiers centraux par les tours de bureaux.
Le BRAL et IEB fonctionnent alors grâce à l’énergie bénévole militante. Ils comptent tout au plus un ou deux salariés assistés d’objecteurs de conscience. Chacun a ses sphères et modalités d’action propres et fonctionne en parallèle sans grande concertation. Mais ils vont se retrouver côte à côte pour obtenir une large consultation publique sur le Plan de secteur [1]. Les modalités de leur naissance et une certaine proximité idéologique font émerger des préoccupations similaires et des prises de positions relativement analogues.
Fédération, mouvement, groupe de pression ?
Les différences d’organisation entre les deux entités apparaissent dès l’origine. Le moteur d’IEB est d’abord dans la présidence et l’assemblée générale (AG) composée pour l’essentiel de comités de quartier. La structure fédérative est marquée, l’objectif premier étant clairement de créer un lieu de débat et de prise de position commune aux différents comités sur certains enjeux transversaux. Même si un glissement des lieux de décision s’est opéré par la suite vers le conseil d’administration (CA), l’équipe et le secrétaire général (SG), IEB a toujours tenté de rassembler régulièrement, si possible mensuellement, tous les membres de la fédération pour des mises en débat sur des politiques urbaines.
Le BRAL s’identifie plus comme un groupe de pression : c’est l’équipe et le conseil d’administration qui donnent le ton, qui définissent la vision à laquelle leurs membres doivent adhérer. L’AG se réunit moins, au minimum deux fois par an pour les points statutaires et deux autres fois autour de discussions thématiques. Cette structure plus souple fournit au BRAL une réactivité plus importante liée à une facilité à définir un point de vue rapidement sans mise en débat préalable vers la base. « À part le dossier sur le périphérique Sud dans les années 1970, nous ne nous souvenons pas de grands dissensus au sein du BRAL. On a toujours été plus consensuel. » Alors qu’IEB est régulièrement confronté à la conflictualité au sein de ses membres.
La nature des membres reflète également cette différence identitaire. Le BRAL n’a aucun souci, depuis l’origine à accueillir des membres individuels même si le pouvoir subsidiant exigera 2/3 de membres sous forme de comités de quartier ou d’associations pour éviter de financer « un petit club d’intérêts ». Cette ouverture aux membres individuels a longtemps été refusée à IEB en raison de sa posture fédérative. Depuis deux ans, un quota de 10 % de personnes non affiliées à un comité est autorisé. Cette entaille à la position de principe fédérative vise notamment à préserver l’expertise précieuse de Bruxellois engagés dont les associations ou comités se seraient dissous.
La première ou la seconde ligne ?
Le BRAL et IEB ont un ancrage territorial plus défini que les fédérations sœurs IEW et BBL en raison de l’étendue physique plus restreinte de leur sphère d’action. Une grande partie de leur travail se réalise sur des quartiers déterminés en lien avec les comités. Néanmoins, les deux entités ont une volonté d’articuler les enjeux locaux des quartiers aux intérêts régionaux et fonctionnent d’ailleurs peu, en principe, avec des antennes de quartier même si diverses tentatives historiques ont été menées tant par le BRAL que par IEB (voir l’exemple des Boutiques urbaines). Ces expériences se sont généralement clôturées par la création en bout de course d’une nouvelle structure associative. Ainsi les Boutiques urbaines ont donné naissance au Centre urbain et l’activité du BRAL à Saint-Josse a donné naissance à la Maison de la rénovation urbaine.
La difficulté à travailler en première ligne s’explique notamment par un manque de moyens humains pour répondre aux exigences d’un travail ancré territorialement dans la durée. Ainsi dans les années 80, le BRAL et IEB bénéficieront de contrats TCT (troisième circuit du travail), ancêtres des contrats ACS (agents contractuels subventionnés). Il s’agit de contrats à durée déterminée. Le BRAL passe à ce moment de 3 à 12 travailleurs et en profitera pour lancer des missions spécifiques de première ligne sur des territoires déterminés comme le projet Chicon Ville à Haren. Revers de la médaille, à la fin des financements, le BRAL repassera à 2 travailleurs et se verra dans l’impossibilité de poursuivre le travail entamé. Son CA décidera à l’époque de ne plus accepter ces contrats précaires et choisira de s’appuyer sur des relais locaux pour alimenter son travail de seconde ligne axé sur les enjeux globaux territoriaux. Au milieu de années 90, grâce à des financements de la communauté flamande (VGC) et de la Région, le BRAL pourra à nouveau s’investir dans un travail de terrain. Mais en 2005, la VGC supprimera les subsides du Stedenfonds. Le BRAL devra une fois encore se retirer vers la seconde ligne et réorienter ses activités sur des thématiques plus généralistes telles que les quartiers en transition ou les zones leviers du PRD.
Aujourd’hui, la volonté des deux structures d’aller à la rencontre d’un public peu représenté par la figure des comités de quartier les amène néanmoins à tenter de réinvestir certains quartiers par un travail de terrain. Au BRAL, cela s’exprime par un travail sur la qualité de l’air dans les quartiers centraux en lien avec les maisons médicales. IEB expérimente, de son côté, de nouvelles pratiques comme la mise sur pied du Forum Abattoir à Cureghem ou la démarche de recherche-action dans le Vieux Molenbeek.
Bureau d’étude, modérateur ou contre-pouvoir ?
Avec la création de la Région, les dossiers vont devenir plus complexes et les compétences nécessaires pour les suivre plus techniques. La logique des revendications initiales et les principes généraux qui les sous-tendaient ne seront plus suffisants pour influencer les politiques. Complexification oblige, les administrations publiques se professionnalisent et s’appuient toujours plus sur le travail des bureaux d’étude. La prise en main des grands enjeux urbains par des mandataires politiques assistés par des experts devient plus importante, générant peu à peu une prise de distance avec l’habitant bruxellois et les associations. Les deux fédérations suivent un chemin similaire de professionnalisation.
Pour combler le fossé qui s’opère par l’émergence de cette « expertise urbaine », l’idée de « faire participer les citoyens » fait son chemin et la nouvelle gouvernance parle de plus en plus de co-production. C’est ainsi qu’en 2005, dans le cadre des procédures d’adoption des schémas directeurs sur les zones d’intérêt régional (ZIR), le BRAL et IEB se voient confier la mission d’animer les procédures de participation sur Tour et Taxis, la Gare de l’Ouest, le quartier européen… Les ZIR deviennent le cœur de l’activité de service que les deux associations rendent à la Région. Ce type de missions fut initialement proposé par le BRAL au gouvernement en imaginant que par ce biais le point de vue des Bruxellois aurait un plus grand poids dans le développement des zones stratégiques. Avec IEB, le BRAL pensait être en mesure de jongler entre leur rôle de médiateur et la nature critique et revendicatrice de leur positionnement d’origine.
Dans les faits, la proximité instituée de ce fait entre les associations et le pouvoir politique, ne permettra pas une meilleure défense des habitants face aux pouvoirs publics et surtout face au poids des investisseurs. La proximité avec l’institué a assujetti l’instituant. IEB décidera de mettre un terme à ce type de mission en 2009, ne préservant qu’une seule mission de service : « Quartier Vert ». Elle demandera aux pouvoirs subsidiants d’être reconnue pour ses métiers de base que sont la diffusion de l’information, l’analyse critique des politiques publiques urbaines et leur mise en débat au sein de ses membres, le suivi des enquêtes publiques, l’implication dans les conseils d’avis… De son côté, le BRAL poursuivra encore certaines missions spécifiques notamment sur Tour et Taxis ou en organisant les formations Pyblik concernant les espaces publics à l’attention des administrations et des concepteurs.
Ce repositionnement des deux structures à l’égard de la Région fera l’objet de longues réflexions prenant la forme d’une année expérimentale pour IEB et d’un processus d’introspection au BRAL en 2009. IEB s’embarque à partir de là dans une redéfinition de sa structure pour amplifier la dimension collective de ses positionnements et organiser ses lignes d’action à partir de la philosophie de l’éducation permanente et la posture du contre-pouvoir. En mettant la question sociale au centre de ses préoccupations, IEB fait de la gentrification des territoires populaires qui bordent le canal une thématique structurante de ses activités. De son côté, le BRAL adopte un plan d’action s’étalant sur plusieurs années jusqu’en 2018 et défend son identité de mouvement urbain. Ses nouveaux chevaux de bataille sont l’économie sociale et circulaire, l’impact social des défaillances de la qualité de l’air et les initiatives citoyennes qui font la ville.
Dans les deux cas, on observe une volonté de transversalité des réflexions pour lutter contre la fragmentation technicienne. Afin d’envisager les enjeux territoriaux d’aujourd’hui de manière plus globale, les deux entités sont en train de déborder les cadres disciplinaires dans lesquelles elles s’étaient installées en se calquant sur les compétences techniques des différents ministères auxquelles elles avaient à faire.
IEB et le BRAL s’attaquent en outre désormais aux ressorts économiques du territoire urbain qu’elles cantonnaient jusque-là au maintien du patrimoine industriel et à l’analyse du marché de la fonction tertiaire et du bureau. Sans doute l’emprise de la logique du marché sur le développement urbain, s’exprimant notamment au travers de la mise en œuvre du Plan de Développement International (PDI), n’est pas étrangère à ce nouveau souci des associations de repenser une économie plus au service du territoire, de ses habitants et de ses travailleurs et de penser la ville pour sa valeur d’usage plutôt que pour sa valeur marchande ? Questionnements amenant le BRAL et IEB à travailler avec les syndicats, notamment par le biais de plateformes traitant tantôt du logement, tantôt des centres commerciaux ou encore du transport public.
Bruxelles notre amour
Aujourd’hui IEB et BRAL sont confrontées chacune à leur manière à une double précarisation de la population bruxelloise : d’abord sur le plan économique par la diminution des revenus de ses catégories les plus faibles (mais pas seulement), mais sans doute aussi dans leur capacité à se faire entendre par leur représentation politique. Et ce d’autant plus que les enjeux territoriaux se définissent de façon de plus en plus technique et incompréhensible pour le commun des mortels. La démocratisation des processus urbains, à l’origine de la création du BRAL et d’IEB il y a 40 ans, doit rester leur leitmotiv, avec une attention marquée à la population bruxelloise fragilisée dans son ensemble.
Si l’accompagnement des politiques locales à partir de la création de la Région a été une manière de développer les activités du BRAL et d’IEB, la spécialisation qui en a découlé nous a éloigné non seulement des groupes sociaux les plus précarisés, mais probablement aussi de notre propre tissu associatif. Par la spécialisation de nos compétences, n’avons-nous pas contribué à marginaliser les habitants que nous étions censés défendre ?
Les tensions qui traversent nos histoires parallèles de faux jumeaux sont inévitables et nourrissent la vitalité de nos fédérations. Assumer les conflits d’une part et affronter les enjeux spécifiques de nos démocraties contemporaines d’autre part nous est constitutif, cela nous interroge sans cesse et légitime nos démarches. « Stadt Luft macht frei », l’air de la ville rend libre, notre attachement au territoire Bruxellois nous émancipera demain comme il en a été capable hier pourvu que nous sachions regarder plus loin que les tristes tropismes que l’on nous sert chaque jour davantage et faire renaître les lucioles tapies dans l’obscurité.
[1] Voir l’article « Les cadres mouvants qui épuisent nos démocraties territoriales ».