Porter son attention sur les traces de la colonisation à Bruxelles mène logiquement à la statue du roi Léopold II, propriétaire sanguinaire du Congo, au boulevard portant son nom, ou à d’autres lieux commémoratifs dans la ville. Et si l’héritage colonial se situait plus près encore de notre intimité ? Par exemple sur nos papilles gustatives, lors du dépôt d’un morceau de ce célèbre chocolat belge…
Notre gourmandise d’enfant des années 1980 s’en souvient encore : arriver de Charleroi et poser le pied en gare du midi assurait de s’emmitoufler dans d’exaltantes effluves de chocolat. L’agréable odeur s’échappe alors de l’usine de l’entreprise Côte d’Or, située à l’arrière de la gare et domiciliée au numéro 38 de la rue Bara. D’actualité dans le quartier depuis 1906, le titillement olfactif disparaît en 1990 avec le déménagement de l’usine. Le marché colossal du chocolat nécessite en effet des transformations aux installations de l’entreprise, impossibles sur ce terrain. En outre, ce dernier venait d’acquérir un degré certain de rentabilité, par la décision prise en 1987 de réaliser en ce quartier la halte d’une ligne de Train à Grande Vitesse. Aujourd’hui, c’est en se dirigeant à vélo vers Charleroi, le long du canal, que l’on peut profiter du vent favorable chocolaté, à la hauteur de l’usine transférée à Hal.
Parcourir le centre de Bruxelles aujourd’hui permet de le constater : en notre vingt et unième siècle ultra-touristique, le chocolat est un argument de poids dans cette ville, jusqu’à être revendiqué comme élément patrimonial national. Fontaines de chocolat coulant pour allécher les groupes autour de la Grand-Place, boutiques bourgeoises dans le quartier du Sablon, omniprésence de la praline au sein des Galeries Royales Saint Hubert, etc. En y ajoutant les tonnes de chocolat vendues en supermarchés, épiceries et autres night-shops, nous sommes face à des sommes colossales engendrées annuellement à Bruxelles par cette douceur gustative. Le chocolat est partout !
Des origines coloniales lointaines
Aussi fou que cela puisse paraître aux estomacs contemporains, en des temps pas si lointains la plupart des belges menaient leur vie sans jamais avaler de chocolat. À Bruxelles, on attribue le début de la « démocratisation » de la vente de ce produit à Jean Neuhaus, pharmacien. En effet, pour atténuer le goût désagréable de certains médicaments, il décide dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle de les enrober d’une fine couche de chocolat. Son officine, installée depuis 1857 dans les Galeries Royales Saint-Hubert – déjà ! –, fait alors le plaisir de ses clients. De fait, la boutique devient alors également un magasin de « bonbons » contre la toux, les maux d’estomac, etc. La famille Neuhaus se convertira plus tard dans la production de pralines.
L’arrivée de la fève de cacao en Europe est cependant beaucoup plus lointaine… Depuis ses origines, la découverte du chocolat est liée à une entreprise coloniale, lorsque des bateaux européens débarquent sur les côtes de l’actuelle Amérique latine. Le début de la préparation des fèves de cacao pour la consommation humaine date des environs de l’an 600, au sein de la civilisation Maya. Le fruit du cacaoyer est alors utilisé comme monnaie d’échange, dont les fèves servent à préparer une boisson amère très appréciée. Quelques siècles plus tard le peuple Toltèque, dirigé par Quetzalcoatl – selon la légende ‘grand maître’ du cacao –, considère le breuvage comme une boisson divine, assurant la santé et la force à celui qui l’ingère. Lors de son dernier voyage en 1502, Christophe Colomb débarque sur l’île de Guanaja, l’actuel Honduras, et « les indigènes qu’il rencontre lui offrent des bijoux et lui font goûter un curieux breuvage, rouge, épais, mousseux, amer et épicé. Sans le savoir, il est le premier européen à découvrir le ’tchocoatl’, boisson à base de cacao. Cependant, cette boisson ne le séduit pas et il n’y attache aucune importance. » [1]
En notre XXIe siècle ultra-touristique, le chocolat est un argument de poids dans cette ville, jusqu’à être revendiqué comme élément patrimonial national.
Au cours de de la colonisation de l’Amérique latine, pendant que les populations locales connaissent massacres et pillages de leurs richesses, la boisson va connaître plus d’attention. Les colons espagnols, manquant de vin, se mettent à la consommer en y ajoutant progressivement du sucre ou de la vanille. Depuis le Mexique, la première cargaison de fèves de cacao débarque sur le continent européen en 1585, et la boisson ’tchocoatlée’, elle, va devenir la favorite de la Cour d’Espagne et de la grande bourgeoisie locale, avant de s’étendre à celles des pays limitrophes.
D’un continent colonisé à l’autre
Progressivement, les fèves de cacao sont introduites sur d’autres terres au climat favorable, plus proches des régimes politiques européens. Retournons vers l’îlot aujourd’hui rasé, situé entre la rue de France et la rue Bara, aux portes de l’usine enchanteresse de notre enfance. De ses hangars sortent durant des décennies d’innombrables camionnettes chargées de chocolat Côte d’Or. Loin d’être la seule marque présente à Bruxelles, elle est cependant la plus connue et la plus emblématique de cette industrie en Belgique. [2] Les trois mots qui la désignent sont entrés dans notre langage quotidien, mais pourquoi donc nomment-ils ces douceurs chocolatées ?
À l’époque du dépôt de la marque, en 1883, une grosse quantité des fèves de cacao provient d’une région d’Afrique de l’Ouest, sous le joug et la violence coloniale des britanniques, dès lors bénéficiaires des profits de ce commerce. Ce territoire, planté de cacaoyers, est alors désigné par les mots Gold Coast, littéralement la « Côte de l’Or », un nom provenant simplement des nombreuses mines d’or, exploitées successivement dans l’Histoire par les colons britanniques, allemands, hollandais et français. Aujourd’hui encore ce territoire – le Ghana – fait partie du Commonwealth, une organisation intergouvernementale composée de 53 États, pour la plupart d’anciens territoires de l’Empire Britannique. [3]
Outre les trois mots de la marque Côte d’Or, un autre élément est entré dans notre quotidien : son logo, qui représente depuis plus d’un siècle l’identité puissante de la marque, son image dans l’inconscient collectif. L’entreprise de chocolat a choisi un animal, parmi les plus fascinants, mais pas précisément membre d’une espèce domestique belge : un éléphant. La trompe triomphalement relevée, il exhibe ses attributs défensifs, à l’origine d’un autre commerce colonial, dévastateur pour cette noble espèce animale. Dans ce coin ouest de l’Afrique, ce commerce donnera son nom au voisin du territoire de la Côte d’Or : la Côte d’Ivoire.
L’exploitation du sol du Congo fera de la Belgique l’un des plus gros producteurs mondiaux de chocolat.
Si le chocolat débarque en Belgique au dix-septième siècle, lors de l’occupation espagnole, il ne sera longtemps accessible qu’aux classes aisées de la population. Bien plus tard, au cours du dix-neuvième siècle, il sera présenté sous forme solide et finira par devenir une véritable industrie. Les prix baissent et la classe ouvrière peut alors s’en payer les bâtons. Cette industrialisation mène progressivement à la situation actuelle d’omniprésence du produit, en barres de piètre qualité ou en pralines de luxe, accessible pour un prix modique ou au contraire hors de prix… Mais avant de pouvoir alimenter l’ampleur des désirs en Belgique, l’industrie chocolatière va connaître une spectaculaire accélération grâce à l’entreprise coloniale.
Avènement du célèbre chocolat… congolais
Bruxelles a connu sur son territoire plusieurs « expositions universelles », manifestations internationales dont le but est pour chaque pays de présenter ses réalisations et avancées, notamment techniques, au reste du monde. Elles font parties des grands événements laissant des traces urbanistiques nettes dans l’agglomération bruxelloise.
Aujourd’hui, la plus connue de ces expositions est la dernière, tenue en 1958, qui nous a laissé le monument symbole qu’est l’Atomium. Elle faisait suite à une autre manifestation de 1935 tenue sur le même site, qui nous a laissé, elle, les différents Palais d’exposition du plateau du Heysel, d’inspiration Art Déco. Une précédente exposition s’était tenue en 1910, sur un terrain non urbanisé choisi entre différents sites proposés : le plateau du Solbosch, où se trouve l’actuelle Université Libre de Bruxelles et les quartiers environnants. En échange de ce choix porté sur Ixelles, cette commune a dû céder une partie de son territoire à la Ville de Bruxelles, qui est alors chargée de tracer une artère reliant l’avenue Louise à la chaussée de la Hulpe. Ce fait historique explique la forme étrange, pour sa partie sud, de la principale des dix-neuf communes de la région bruxelloise.
Ces événements internationaux, en plus de présenter les réalisations industrielles et commerciales de la Belgique, mettent également en avant ses réalisations coloniales. Cela nous mène, à reculons, à la première exposition universelle bruxelloise, tenue en 1897 simultanément sur deux sites : le parc du Cinquantenaire et le Domaine de Tervuren, sur lequel le pavillon du Prince d’Orange est rasé pour construire le Palais des colonies. [4] Autre trace urbaine, les deux sites sont alors reliés par une nouvelle ligne de tram et une nouvelle artère, l’avenue de Tervuren. Sur le second site est présentée la section coloniale de l’exposition, consacrée à « l’État indépendant du Congo », à l’époque propriété personnelle du Roi. L’avant-propos du guide de cette manifestation expose clairement le projet, ayant groupé autour des importantes collections de l’État « celle des particuliers auxquels il a fait appel pour rendre tangible au public, dans son ensemble, l’œuvre coloniale des Belges, telle qu’elle se présente aujourd’hui ».
À Bruxelles, grâce aux fèves congolaises, un héritage colonial dans l’espace public est donc présent… partout.
Les visiteurs y boivent du cacao, en partie fabriqué avec des fèves fournies par d’autres puissances coloniales. Le rédacteur du guide de l’exposition, bien conscient de l’importance d’une industrie en cours d’explosion populaire, nous présente l’origine de l’introduction du cacaoyer sur le territoire de la colonie. « En 1887, le lieutenant Liebrechts, alors commandant de la station de Léopoldville, vit un jour un arbuste qui attira de suite son attention par son port si différent de celui des essences environnantes. Intrigué, il le fit soigneusement dégager des herbes envahissantes et constata non sans surprise la présence d’un gros fruit attaché directement au tronc ; l’arbuste était un cacaoyer qui, avec quelques caféiers et des arbres fruitiers, témoignait des efforts faits du temps de Stanley pour introduire au Congo des plantes nouvelles. Est-il besoin d’ajouter que le fruit fut religieusement cueilli et les graines semées. C’est là l’origine des quatre-vingt milles cacaoyers adultes qui peuplent à l’heure actuelle les plantations du Haut-Congo. » [5]
Par un déplacement subreptice de feuillage, voilà donc lancée sur le sol congolais l’industrie du chocolat belge ! Grâce aux cieux cléments des territoires privatisés par Léopold II, les cultures vont se déployer et permettre l’envoi des fèves de cacao en abondance vers la métropole. Le guide de l’exposition effectue un rapprochement avec d’autres grains précieux. « Le Congo sera dans un siècle une grande colonie à café, comme le Brésil l’est à l’heure actuelle. […] nous pouvons augurer qu’à une époque peu éloignée, le Congo prendra un rang honorable parmi les exportateurs de la précieuse denrée. Déjà à la fin de 1897 il sera à même d’en fournir une certaine quantité, […] dans dix ans la colonie suffira aux besoin de la Belgique. Il en sera de même pour d’autres produits d’une importance également considérable : le cacao et le tabac, qui peuvent être rangé avec le café parmi les produits-types des grandes cultures coloniales. » [6]
Si la « grande colonie » imaginée dans ce guide pour 1997 laisse songeur, par ces mots nous constatons que cette industrie est clairement basée sur le pari colonial. Durant les décennies suivantes, l’exploitation du sol du Congo fera de la Belgique l’un des plus gros producteurs mondiaux de chocolat. En 1900 le poids moyen de la consommation, par belge et par an, est de 370 g, en 1913 elle est de 830 g et en 1924 de 1 100 g. « Dans les pays méditerranéens, agricoles (Espagne, Italie), la consommation reste faible ; dans les pays industriels, elle dépasse vite le kilogramme annuel. Ici, pour des légions d’enfants citadins à qui l’on prodigue des soins enfin mieux éclairés, le chocolat est devenu partie intégrante de la ration alimentaire normale. » [7] La consommation baisse quelque peu par la suite, pour descendre à 910 g en 1938, jusqu’à 820 g en 1951. Cependant, les quantités restent suffisantes pour maintenir des prix bas, et permettre à l’industrie de se développer, jusqu’à aujourd’hui où la consommation belge moyenne, sur une année, dépasse les huit kilos de chocolat par individu.
Une question reste en suspens au sujet des précieuses fèves : dans quelles conditions sont-elles cueillies, rassemblées, emballées, acheminées… ? Le travail au Congo belge est loin de s’exécuter dans l’harmonie humaine et fraternelle. Si le discours officiel de Léopold II, encore défendu aujourd’hui par une partie de la population belge, évoque une œuvre civilisatrice et émancipatrice, l’exploitation contrainte des êtres humains est en réalité au rendez-vous, accompagnée d’une extrême cruauté et de la torture. Nous en tenons un exemple sordidement célèbre dans la pratique des mains coupées par l’administration belge : pour justifier chaque balle tirée – extraite de cette façon du budget de la colonie – le fonctionnaire doit ramener une main de l’indigène tué, car récalcitrant au travail forcé.
Le but de cette pratique « administrative » est d’éviter que le possesseur d’une arme en profite, par exemple, pour tuer un animal pour son intérêt personnel. Cette technique a entraîné de nombreuses atrocités, car après avoir utilisé les armes pour braconner ou pour d’autres visées personnelles, les Belges prélevaient des mains sur des vivants pour justifier les balles tirées. De nombreuses photos existent de ces africains amputés, une pratique dont nous ne connaîtrons sans doute jamais le nombre exact de victimes. Ce fait, comme les autres méfaits coloniaux, sont encore et toujours officiellement tus par les autorités politiques belges…
À Bruxelles, grâce aux fèves congolaises, une forme d’héritage colonial dans l’espace public est donc présente… partout. Avant de croquer la tête du Manneken-Pis en chocolat, n’oublions jamais ce qu’a laissé le Congo sur le bord de la route menant à ce statut de « patrimoine national ». L’amertume est une caractéristique intrinsèque des fèves de cacao, elle laisse également des traces prononcées lors du passage sur notre langue… Le goût amer de la douceur.
[1] « L’arrivée du chocolat en Europe », Dossier pédagogique, Côte d’Or, p. 9.
[2] Aujourd’hui, si l’entreprise appartient à des capitaux étrangers, l’intégralité de la production du chocolat Côte d’Or se réalise toujours en Belgique.
[3] Ce mot anglais vient de la contraction des mots « wealth », signifiant richesse, et « common », signifiant commune. Le Commonwealth met en place, entre autres, des programmes de coopération pour soutenir les membres dans une série de domaines ; il a également servi d’aide aux pays membres en guerre. Les chefs de gouvernements se retrouvent tous les deux ans, pour des réunions clairement héritières des conférences impériales et coloniales. Depuis 1971, les réunions ne se tiennent plus systématiquement à Londres, et le président en exercice est le chef d’État du dernier pays organisateur. En 2018, la réunion s’est tenue à… Londres, faisant de Theresa May l’actuelle présidente. La position de cheffe du Commonwealth, elle, est assurée par Elisabeth II, depuis son accession au trône britannique le 6 février 1952.
[4] Le succès de l’exposition mènera à la création du premier musée du Congo dans le Palais des colonies, en 1898. Il devient vite trop étroit et entraîne l’érection du bâtiment actuel, entre 1905 et 1908, renommé « Musée du Congo Belge » dès son inauguration en 1910. Après l’indépendance du Congo, le musée s’appelle « Musée Royal de l’Afrique Centrale ».
[5] Chapitre « Les grandes cultures », in Titre II « Le Congo économique », « Guide de la section de l’État indépendant du Congo à l’exposition de Bruxelles-Tervuren », publié sous la direction du commandant Liebrechts, président du Comité exécutif et du lieutenant Masui, Secrétaire général, Bruxelles, 1897, p. 463.
[6] Idem, p. 449.
[7] Georges VIERS, « Le cacao dans le monde », Les Cahiers d’Outre-Mer n°24, sixième année, octobre-décembre 1953, p. 329.