Inter-Environnement Bruxelles
© IEB - 2021

La vague publique de l’Open Data

[ télécharger l'article au format PDF]

Depuis quelques années, les autorités urbaines surfent sur la vague de l’Open Data. Transparence, ouverture à tous et participation citoyenne deviennent Terre promise. Éclairages au large de la Ville de Bruxelles.

© Alexandre Orban - Ateliers urbains - 2014

Un raz-de-marée d’informations. Entreprises et autorités publiques qui se revendiquent des « smart cities » sont au moins d’accord sur une chose : le développement d’une ville intelligente passera par la production en masse de données, les Big Data. La mise en place de compteurs et de capteurs aux coins et recoins de nos lieux de vies permettrait enfin d’optimiser le chaos urbain. Les questions autour de l’usage des données qui en découlent sont multiples (propriété des données, vie privée, etc.). Une réponse se retrouve régulièrement dans les politiques publiques se déclarant des « smart cities » : l’Open Data ou « l’ouverture des données ».

Open Data : KÉsako ?

Les définitions de l’Open Data ou « l’ouverture des données » sont nombreuses. Elles s’accordent cependant pour désigner une mise à disposition de données par un organisme à des utilisateurs, pour les consulter mais également les « réutiliser » en les manipulant, les transformant ou les agrégeant à d’autres informations. L’Open Data est souvent accompagné d’une licence ouverte qui conditionne de manière variable l’utilisation et la réutilisation des données.

La définition reste relativement large et ses applications peuvent se différencier sur au moins trois éléments :

1. L’émetteur : la propriété des données est-elle publique ou privée avant son ouverture ?

2. L’accessibilité : est-ce que les données sont ouvertes à tous ou seulement à des usagers spécifiques ?

3. La gratuité : l’accès aux informations a-t-elle un prix ?

On peut ainsi se retrouver avec des cas de figure variés sous l’appellation d’Open Data : du partage d’informations financières entre entreprises à l’intégration de données entre administrations, en passant par l’ouverture de données d’organismes publics à la population.

Appropriation publique d’un glissement linguistique privé

En deux mots, l’Open Data consiste à mettre à disposition des informations à tout un chacun via une plateforme web et d’en autoriser la réutilisation sous certaines conditions (voir encadré). La création du terme Open Data est liée à l’émergence des licences dites ouvertes (ou Open Source) dans la Silicon Valley (USA), au détriment des licences libres préexistantes. Ces dernières étaient le fruit d’un mouvement social de libération de l’informatique, porteur d’une remise en question radicale des intérêts privés derrière les brevets informatiques et de leurs effets négatifs sur la créativité et l’innovation. Des personnalités influentes et proche du monde entrepreneurial (telles que Tim O’Reilly) ont vu un intérêt économique à la récupération des principes techniques du libre tout en évacuant sa dimension profondément critique. L’appellation Open Source, citée pour la première fois par Christine Peterson en 1998, s’imposera au monde de l’entreprise à coup de larges campagnes de communication [1].

Suite à cela, des autorités publiques ont commencé à s’approprier ce subtil glissement linguistique dès le début des années 2000, le gouvernement américain en premier : « gouvernement ouvert », « eGovernment » ou encore « Gouvernement 2.0 » sont autant d’appellations censées revaloriser l’image de dirigeants (p. ex. Barack Obama) auprès de l’électorat et favoriser les partenariats avec le monde patronal. L’Open Data fait également partie de ce nouveau vocabulaire. En parallèle, certaines organisations internationales sans but lucratif ont également soutenu la généralisation de l’Open Data auprès d’administrations à de multiples niveaux. L’Open Knowledge Foundation, lança ainsi une licence sous le nom « Open Data » applicable aux bases de données. L’Union Européenne, quant à elle, encouragea les États membres à s’impliquer dans l’Open Data, via la directive 2003/98/EC .

En Belgique, le Gouvernement fédéral suit avec un peu de retard. Il crée en 2011 deux plateformes Open Data [2] et, sous l’impulsion du Ministre Alexander De Croo (Open VLD) et du secrétaire d’État Théo Francken (N-VA), lance une stratégie fédérale de développement de l’Open Data en 2015. Les 3 régions ainsi que plusieurs villes (p. ex. Gand, Anvers, Bruxelles, Courtrai) sont aujourd’hui impliquées dans des initiatives similaires.

De manière générale, l’Open Data émanant d’autorités publiques est peu remis en question.

Il est régulièrement présenté comme un gage de transparence, d’ouverture à tous et de participation citoyenne. Qui pourrait être contre la mise à disposition pour chacun d’informations censées appartenir à la collectivité ? Cependant, un minimum d’esprit critique pousse à aller au delà des beaux discours en examinant ce qui est concrètement proposé et à qui cela profite. L’exemple de la plateforme Open Data de la Ville de Bruxelles est représentatif d’enjeux et de contradictions que cette nouvelle vague porte avec elle.

Ouvert aux touristes

L’Open Data à la Ville de Bruxelles a réellement commencé à se développer en 2012. En cette année d’élections communales, l’échevinat de l’Informatique revient à Mohamed Ouriaghli (PS), qui va utiliser ses nouvelles compétences pour faire de l’ouverture d’informations publiques un nouveau cheval de bataille. En 2014, il déclare que « l’ambition de la Ville de Bruxelles et de son Colllège des Bourgmestre et Échevins est de faire de Bruxelles une ville numérique de premier plan au service de tous. Cette volonté est clairement indiquée dans le programme de la législature. L’Open Data est un outil numérique qui y contribue. » [3]. Une première version de la section Open Data du site web de la Ville de Bruxelles sortira quelques mois plus tard. Des soucis de compatibilité avec certains appareils et son manque de facilité d’usage en limiteront le succès. En 2014, la commune paye pour une nouvelle version plus pratique de sa plateforme web et dotée d’un nouveau visuel plus attrayant. Coût : 8 000 euros payés à OpenDataSoft [4], entreprise française spécialisée dans l’Open Data.

La couleur est annoncée lorsque l’entreprise présente le projet bruxellois sur son propre site web au travers d’une petite infographie révélatrice, mettant en scène un stéréotype de « hipster » : « Ce weekend, Quentin (le hipster en question) et OpenDataSoft découvrent Bruxelles. Quentin a été chargé par nos développeurs de préparer le programme. Au menu : food-trucks saucés, des héros de bandes dessinées, un film de Kubrick, le marché des Antiquaires… Bref, un parfait week-end entre copains. » [5] L’objectif ? Permettre à des visiteurs de découvrir la capitale – ou sa version petite-bourgeoise – en utilisant uniquement les données Open Data locales. Plus besoin de guide, la tablette ou le smartphone suffisent. Difficile de ne pas voir la promotion touristique ciblée derrière la démarche.

Transparence sélective

D’ailleurs, à y regarder d’un peu plus près, la richesse en informations sur la plateforme Open Data de la Ville reste limitée. Et la sélection semble bizarrement correspondre avec un kit d’informations de survie pour un city-trip dans le centre bruxellois. On passe d’informations utilitaires sur la mobilité (p. ex. STIB, Cambio, Zen Car, parkings), les « besoins humains » (p. ex. urinoirs, pharmacies) et la consommation (p. ex. distributeurs bancaires, enseignes commerciales, hôtels) à du culturel (p. ex. patrimoine, musées) et aux nouvelles technologies (p. ex. espaces wi-fi), en passant par certaines curiosités (p. ex. liste des prénoms des nouveaux-nés dans la Ville de Bruxelles par année !). Les chalands internautes sont canalisés vers la face « fun » de son territoire.

Mais pour ce qui est des informations jugées moins attractives, elles sont tout simplement ignorées. Différence d’âge moyen de mortalité entre communes, nombre de ménages en attente d’un logement social ou encore surface du bâti vacant : c’est toute la version criante de la réalité qui est omise – délibérément ou non – et qui s’éloigne un peu plus de l’imaginaire collectif des visiteurs, et plus largement des citoyens.

Ecosystème d’exploitation

Au-delà de la consultation, les informations en Open Data sont également susceptibles d’être gratuitement réutilisées, transformées ou agrégées à d’autres ressources. Tout un chacun est ainsi censé pouvoir participer à la vie en ville dans son rôle de citoyen en s’appropriant ces données pour des usages personnels, académiques… ou commerciaux.

Fin 2014 s’est tenu un hackathon, une forme de compétition du développement informatique, fruit d’un partenariat entre la Ville de Bruxelles et la Région. L’objectif pour les participants était de développer une application avec les données Open Data de la Ville. Une quarantaine de développeurs sont restés plusieurs jours d’affilée à travailler d’arrache-pied pour tenter de satisfaire au mieux les membres du jury : la Ville, la Région et Brussels Entreprises Commerce and Industry (sic). Au-delà des questions d’efficacité et de transparence, l’événement visait également à « stimuler l’innovation et la collaboration entre des écosystèmes de développeurs et les acteurs privés ou publics locaux. » [6] Quelques lignes plus loin, la verte harmonie sociétale laissera place à des mots moins fades : « Il (l’Open Data) offre un potentiel d’innovation et d’exploitation économique pour des entreprises existantes ou en devenir et, par là, de création d’emploi. »

Concernant le modus operandi, c’est principalement via la création d’applications que la réutilisation de l’Open Data est censée participer à un développement économique. La commune attire des entreprises de l’information qui créent des interfaces pour smartphones et autres objets connectés, en exploitant les données ouvertes. Il n’en faut pas beaucoup plus pour convaincre les autorités publiques de l’intérêt économique de l’Open Data, dont les ambitions sont alimentées par des estimations pharaoniques provenant du secteur industriel [7].

Parmi les trois lauréats du hackathon de 2014, le prix du prototype montrant le plus grand potentiel d’exploitation économique – décerné par BECI lui-même – est revenu au projet « PubliCity ». L’application rend possible l’attribution d’une note aux publicités par les promeneurs connectés. De quoi laisser rêveurs pour les perspectives de participation citoyenne…

Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras

Soyons clair, derrière l’Open Data peuvent se dessiner des intérêts forts différents et se révéler des réalités tout aussi différentes. À l’instar de la technologie en général, c’est un outil qui dépend fortement de son utilisateur humain. Il n’est donc pas déterminé à servir de publicité touristique. Si l’exemple de la Ville de Bruxelles nous montre que, sous des beaux principes et de belles promesses, l’Open Data public peut servir des objectifs de valorisation territoriale, d’attractivité et de marketing urbain, il ne fait aucun doute qu’il puisse également avoir une utilité pour la collectivité.

Reste aux autorités publiques à passer la seconde pour que l’Open Data devienne un outil démocratique effectif. En décembre dernier, le député bruxellois Alain Maron et trois autres signataires des partis Ecolo et Groen ont déposé une proposition d’ordonnance au parlement bruxellois afin de généraliser l’Open Data aux différents niveaux de pouvoir et légiférer sur les conditions d’ouverture. Instituer que « la mise à disposition devient donc la règle, le refus l’exception » [8] est certainement une bonne idée. Cependant, les questions de quelles informations communiquer et pourquoi resteraient du ressort des niveaux de pouvoir impliqués. On voit dès lors mal, à ce stade, comment l’ordonnance pourrait empêcher l’Open Data de tourner au vinaigre publicitaire.

Alexandre Orban
étudiant Université Libre de Bruxelles


[1MOROZOV E. « Le trafiquant de mèmes. Les discours insensés de Tim O’Reilly, ‘inventeur’ de l’OpenSource et du Web 2.0 », Agone 2015/HS (Hors série), p. 137-174.

[2Data.gov.be : http://data.gov.be et Public Sector Information.

[3Communiqué de presse de Mohamed Ouriaghli du mardi 8 avril 2014, intitulé « L’Open Data ou le partage et la transparence des jeux de données de la Ville de Bruxelles », disponible sur www.bruxelles.be.

[4Créée en 2012, la jeune société a déjà vendu ses services à la mairie de Paris, à Veolia ou encore à la SNCF.

[5Site web d’OpenDataSoft : https://www.opendatasoft.com, visité le 23 février 2016.

[6Communiqué de presse de la Ville de Bruxelles du 17 octobre 2014, disponible également sur www.bruxelles.be.

[7La fédération des industriels technologiques Agoria estime le potentiel économique de l’Open Data public en Région bruxelloise dans un article au titre révélateur de l’ampleur des attentes : « L’Open Data pourrait générer 180 millions d’euros et créer 1 500 emplois en Région bruxelloise », Agoria.be, 2 juin 2015, www.agoria.be.

[8Proposition d’ordonnance visant à l’établissement d’une politique de données ouvertes (Open Data) déposée par Alain Maron, Bruno De Lille, Zoé Genot et Barbara Trachte au Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale, le 17 décembre 2015. Disponible sur weblex.irisnet.be.