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La transition écologique est-elle soluble dans le syndicalisme ?

Dominique Nalpas, Claire Scohier – 15 octobre 2018

Cette question qui nous est posée [1] ici trahit un changement d’époque. Quelque chose est en train de changer dont la lecture nous est difficile et nécessite que nous tentions de comprendre l’histoire en marche. On sent les crises en tous sens et l’on se sent un peu démuni... désuni.

Il est parfois des événements qui font signes plus que d’autres et peut-être pouvons-nous retenir dans l’actualité quelques événements contemporains qui sont aptes à nous faire penser. Parmi ceux-ci, nous repérons la crise des réfugiés qui traverse l’Europe et le réchauffement climatique. Certes, il est bien d’autres crises dans tous les sens, mais ces deux-là semblent être bien complémentaires et, dans leur actualité, résument à elles seules toutes les autres.

La première s’apparente au renouvellement de la question sociale, dans sa lecture contemporaine, c’est-à-dire mondialisée. La seconde n’est autre que la question environnementale dans sa forme globalisée. Bref, deux événements auxquels personne sur notre planète ronde, tout d’un coup devenue petite, ne semble pouvoir échapper.

Ce chaos qui nous revient

Ces crises nous parlent de la finitude de la planète sur laquelle nous sommes et sur la fin de la possibilité de l’extension du modèle économique néo-libéral et de ses fameuses contradictions. On le sait, le capitalisme a une fâcheuse tendance à « externaliser » les questions qui dérangent, à botter en touche ce qui ne lui permet pas de valoriser les profits ou, dit autrement, ce qui crée des nuisances environnementales ou sociales. Mais aujourd’hui, ce type de négligence calculée [2] n’est plus possible. Comme une sorte d’effet boomerang, les conséquences négatives de ce que nous produisons, portées vers l’extérieur – ce chaos que l’on a toujours voulu ne pas voir – nous reviennent. Les désordres climatiques et la question des réfugiés nous indiquent que l’on ne peut plus croire à une extension sans fin de ce modèle, comme si notre bonne Terre était infiniment grande, aussi grande que tout l’univers.

Par ailleurs, ces deux questions sociales et environnementales ont partie liée et n’auraient jamais dû être séparées. Elles devraient faire cause commune car elles ont une cause commune qui, selon nous, se trouve être dans l’histoire de la dépossession/exploitation. Pour nous, cette histoire-là est une des clés de compréhension de notre époque. Portons, dès lors, un regard sur les temps longs de l’histoire des phénomènes de dépossession/exploitation qui sont parfaitement liés à la montée en puissance concomitante du capitalisme.

Pour une histoire de la dépossession/exploitation

Dépossession/exploitation et capitalisme sont les deux faces d’un même phénomène, d’une même médaille. On fait remonter au mouvement des enclosures, c’est-à-dire le mouvement de privatisation des sols pour créer une agriculture de rente face à une agriculture vivrière, ce que Marx a appelé l’accumulation primitive du capital. Les communautés primaires qui géraient en commun leurs terres se sont retrouvées désaffiliées, errant, vivant de la rapine et du vagabondage. Robert Castel voit en ses désaffiliés les proto-prolétaires, l’avant-garde du prolétariat, devenu ensuite les prolétaires requis comme main d’œuvre dans l’industrie avec l’exploitation que cela suppose et cette inégalité fondamentale dans les rapports de production. Pour Robert Castel, la question sociale commence avec ces désaffiliés au XVe siècle [3]. Les dépossédés de leurs ressources du Moyen Âge requis par les seigneurs dans le servage sont devenus par la suite les exploités dans le travail. Il y a une véritable continuité historique entre la privatisation des ressources (leur sortie du giron commun), leur (sur)exploitation et l’exploitation du travail et sa surexploitation par la colonisation.

David Harvey, un géographe radical anglais contemporain, montre comment les capitaux vont au XIXe être investis dans l’urbain [4]. Le Paris du Second Empire devient la capitale mondiale de la modernité nous dit-il. Ce sont les boulevards haussmanniens, les grands magasins, les théâtres de la rive droite, le mode de vie bourgeois, le consumérisme qui s’inventent. Cela reste encore nos bases culturelles d’aujourd’hui. Mais l’invention de ce mode de vie va aussi entraîner l’éviction des populations les plus précarisées qui vont perdre leur droit à la ville en étant reléguées vers les périphéries.

La dubaïsation des villes

De nos jours, toujours selon Harvey, l’urbanisation constitue une condition essentielle à la survie du capitalisme. Ce dernier, plus que jamais, a besoin de pouvoir faire absorber les surplus qu’il génère continuellement, or l’extension des villes permet cette absorption, comme au temps de Haussmann, plus même. L’urbanisation capitaliste, calibrant son exploitation du sol en termes de rentabilité financière, n’est autre qu’un processus d’accumulation par dépossession [5] à travers l’éloignement sans cesse grandissant des populations les plus modestes des centres-villes, nous dit Harvey. Et nos villes prises dans une compétition internationale pour attirer les capitaux, se sentent dans l’obligation de suivre ce mouvement que l’on pourrait qualifier de dubaïsation [6], en diminuant toutes les formes de résistance sociales, patrimoniales, environnementales.

Si Dubaï s’érige avec puissance, « hors-sol » et dans des temporalités à faire pâlir d’envie les bâtisseurs, chez nous, par exemple, les centres commerciaux ne cessent de s’accumuler tant à Bruxelles qu’en Wallonie, continuant d’alimenter les phénomènes de privatisation/dépossession de patrimoine commun tout en renforçant le consumérisme. La marchandisation de la ville accroît la rente en excluant ceux qui ne peuvent la payer.

Certains objecteront que cela va créer de l’emploi. Pas si sûr ! Quelle est la création nette d’emplois lorsqu’il s’agit seulement d’un déplacement de l’emploi ? Et de quelle qualité d’emploi s’agit-il dans un climat de concurrence insupportable ? Dans la foulée, cela perpétue la « tutelle » d’une culture consumériste et individualiste. Ce modèle incantatoire de la création d’emplois s’apparente à la campagne « Job, job, job », d’un premier ministre libéral associé à un mouvement nationaliste. Cela devrait nous alerter !

Car au même moment, ce sont aussi les terres industrielles qui sont une deuxième fois accaparées pour être recyclées en lieux d’attractivité immobilières pour construire du logement haut de gamme, des lieux consuméristes voire des marina pour plaisanciers et des bassins d’emplois historiques accueillant une main d’œuvre peu qualifiée disparaissent à vue d’œil [7]. La désindustrialisation en Europe, en Belgique et à Bruxelles va de pair avec ces formes de dépossession. La dépossession se joue dans le travail et sur nos territoires.

Et l’on voit aujourd’hui, nombre de travailleurs, dans une sorte d’attente passive qu’un repreneur industriel et financier vienne les sauver. Cette attente dans ce qui ressemble au messie est la marque même de la profondeur de cette dépossession et c’est là le plus grave. Nous sommes dépossédés de nos capacités de décider de nos devenirs et ce jusqu’au sein même des syndicats.

Tout indique que la notion de territoire doit être re-prise en considération par les syndicats. Selon Harvey, ces derniers devraient favoriser leur développement propre sur des bases géographiques au moins autant que professionnellement et sectoriellement car les questions de classe, bien que trouvant leur origine dans l’opposition capital-travail (et on voit que ce n’est plus vrai... elles trouvent l’origine dans l’opposition capital/travail-ressources), imprègnent l’ensemble des rapports quotidiens extra-professionnels. D’où la nécessité de ne pas laisser sur le bas de la route les précaires, ceux qui n’ont que leur force de travail pour assurer leur subsistance. Comme le formule Harvey, « si la lutte des classes ne se réduit pas au lieu de travail, alors les syndicats ne devraient pas s’y cantonner non plus [8] » et « c’est (donc) cette question que la gauche doit placer au cœur de sa stratégie politique dans les années à venir ».

L’expérience des communs comme parade à la dépossession

Ici et ailleurs, la réappropriation des ressources et des moyens de production sont devenus un enjeu central, dans une continuité de l’analyse que Marx faisait il y a plus de 150 ans, en définissant des droits d’autogestion non pas seulement au niveau de l’unité de production mais sur l’espace territorial où s’organise le travail et l’appropriation sociale des ressources. C’est dans un tel espace qu’une économie politique des travailleurs en tant que producteurs et usagers, habitants, femmes et hommes librement associés pour produire et gérer les ressources, en abandonnant toute forme de productivisme/extractivisme, en refusant la négligence calculée, qu’elle soit privée ou d’État et surtout en engendrant de nouvelles formes de collectifs.
L’expérience multiple des commons [9] peut nous y aider. Entre la Chute du mur qui condamne définitivement les formes d’économie centralement planifiées et la crise des subprimes qui jette le discrédit de la financiarisation de l’économie globalisée, un chemin se dessine peut-être. On assiste aujourd’hui à une résurgence des commons, dans l’espoir qu’une « force sociale spontanée » comme le nommait Proudhon se donne le droit d’exister [10]. Proudhon en effet avait réfléchi plus que tout autre en terme d’institution alternative à la propriété privée et à la propriété d’État. Elinor Ostrom [11], prix Nobel d’économie pour ces travaux à l’échelle mondiale sur la gestion des biens communs défend l’idée que des biens gérés en commun sont possibles sans nécessairement être gérés par des acteurs placés en surplomb tels que les États et autres pouvoirs publics (qui concentrent le pouvoir) ou par le propriétaire privé (qui ne voit somme toute que son intérêt). Parmi les exemples les plus connus de non dépossession de moyens de production sont ceux qui tournent autour du logiciel libre. Des réussites exemplaires sont connues de tous : Wikipedia, l’Open source, les créatives commons qui s’inscrivent dans un mouvement plus général de résistance à l’appropriation de biens informationnels, des savoirs et de la culture par l’établissement toujours plus nombreux de mécanismes privatifs du droit de la propriété intellectuelle (notamment les brevets et le droit d’auteur). Mécanismes qui ont été caractérisés comme les formes contemporaines d’enclosures [12].

Aujourd’hui, le mouvement des commons prend des allures mondialisées et l’on ne compte plus le nombre de projets locaux ou non, mis en réseau qui s’en réclament. En Italie, en Grèce, en Espagne ce mouvement ne cesse de se développer. Voyons le référendum italien sur l’Aqua Bene Comune [13] qui a amené Berlusconi à devoir reculer sur la privatisation des systèmes de gestion de l’eau et sur l’émergence en Italie de communes fondant nombre de politiques sur les biens communs (Naples, Bologne, Turin, notamment). Toujours sur la question de l’eau, la guerre de l’eau de Cocha Bamba en Bolivie a vu là aussi le refus de la privatisation du système de gestion de l’eau [14].

L’exemple du mouvement coopératif argentin est un cas exemplaire. La crise en Argentine a précipité ce mouvement et il est fort à parier que nos crises successives ici vont nous y amener aussi plus rapidement que l’on croit. La récupération des outils de production par les travailleurs dans une approche coopérative est une perspective emballante [15]. Nous pourrions multiplier à l’envi les exemples dans le monde.

À Bruxelles aussi avec le projet de recherche Commoning qui voit à peine le jour [16]. Sans oublier les Acteurs des temps présents et leur Marches des communs [17] ou le jardin de la plaine Jouret à La Louvière, une tentative modeste, mais réelle de commoning à partir de l’action syndicale.

L’alliance emplois et cycle du vivant

L’exemple de la gestion décentralisée de l’eau n’est sans doute pas inintéressante à Bruxelles. L’on voit par exemple qu’une gestion de l’eau qui ne soit pas seulement tuyautaire – dite linéaire –, et qui s’intègre dans le paysage urbain en utilisant l’eau de pluie comme ressource avec ce que l’on appelle les Nouvelles rivières urbaines [18], peut non seulement permettre aux habitants de cette ville de se réapproprier ces questions, de co-définir la ville, dans une gestion de l’eau en commun, mais aussi de créer de l’emploi pour des coûts de gestion moins élevés. Plusieurs études à Bruxelles l’ont montré [19]. L’exemple de la récupération et le recyclage de matériau est très intéressant aussi. Une agriculture paysanne serait productrice d’emplois jusqu’au cœur des villes. À Bruxelles, des études montrent qu’une telle agriculture plus coopérative créerait plus de 2 500 emplois. Autre exemple, la gestion des déchets : une gestion décentralisée des déchets organiques en opposition à leur incinération (79%) où biométhanisation (fortement demandeuse en capital et beaucoup moins en travail) et proposent de construire 5 600 stations de compostage coordonnées par une dizaine de co-gestionnaires et entretenues par plus de 1 000 maîtres-composteurs défrayés. « Si on investit dans la coordination et l’expansion d’un réseau de composts décentralisés, on donnerait une vraie chance à un système alternatif et plus écologique, dans le sens scientifique du terme. Ce serait en outre un investissement dans l’humain et dans l’emploi local au lieu d’un investissement dans le capital physique détenu par des multinationales qui ne sont pas toujours des partenaires faciles » [20] dit Stephan Kampelmann.

Mais se pose ici une question délicate pour les syndicats friands de la grande entreprise. L’histoire nous montre que le mouvement auto-gestionnaire a été d’autant plus vivace que l’usine était petite car les modalités de prises en charge et les techniques utilisées paraissent à portée de main des travailleurs.

Le temps long d’une écologie sociale

Nous sommes à un tournant historique, les crises que nous vivons aujourd’hui, celle des réfugiés/sans-papiers qui renouvelle la question sociale et celle du réchauffement climatique qui pose la question environnementale globalisée, ouvrent un nouveau cycle d’invention sur des temps longs, au même titre que le mouvement mutuelliste du XIXe siècle avait ouvert le cycle qui semble se refermer aujourd’hui par un détricotage « patient » de l’État-social. Et c’est pour beaucoup au mouvement ouvrier – ce mouvement des dépossédés de l’Histoire – que nous devons l’invention de l’État-social qui s’est institué dans le cadre de l’État-nation, mais rendu impuissant aujourd’hui. Bientôt nous serons même dépossédés de nos acquis sociaux.

Dans ce nouveau cycle – sur des temps longs aussi – le mouvement ouvrier doit retrouver une place. Et la question, dès lors, n’est pas de savoir si l’écologie est soluble dans le syndicalisme, mais de savoir si le syndicalisme ne sera pas dissout tout court par l’économisme s’il ne s’intègre pas à la transition écologique, s’il ne contribue pas au dépassement du productivisme et s’il ne s’associe pas aux autres laissés pour compte de l’histoire ?

Laissons à Bruno Latour la tâche de conclure avec cette question : « (...) pourquoi le mouvement social ne s’est-il pas d’emblée saisi des enjeux écologiques comme s’il s’était agi des siens propres, ce qui lui aurait permis d’échapper à l’obsolescence et de prêter main forte à l’écologisme encore faible ? Pourquoi l’écologie politique n’a-t-elle pas su prendre le relais de la question sociale ? » [21] Et en poursuivant : « En basculant d’un système de production à un système d’engendrement [22], on va pouvoir multiplier les sources de révolte contre l’injustice et par conséquent accroître considérablement la gamme des alliés potentiels des luttes à mener pour le Terrestre. »

par Claire Scohier

Inter-Environnement Bruxelles

, Dominique Nalpas

Co-fondateur de Commons Josaphat et de l’Appel à idées.


[1Inter-Environnement Bruxelles a été amené à proposer avec les trois syndicats bruxellois dans le cadre du programme Brise, des « séances de formation » aux délégués syndicaux dans le courant de l’année 2016. Les questions posées étaient celles-ci. Quels emplois pour demain pour une transition effective ? Faut-il réinventer l’emploi/le salariat ? La transition écologique est-elle soluble dans le syndicalisme. Le texte présenté ici est tiré des trois conférences données par D. Nalpas dans ce cadre.

[2Bruno Latour emploie ce terme dans Face à Gaïa : huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, 2015.

[3Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995.

[4David Harvey, Paris capitale de la modernité, Les Prairies ordinaires, Paris, 2012.

[5On doit Ce concept à David Harvey. Il se situe dans la droite ligne de l’accumulation primitive du capital, mais en lui trouvant des formes contemporaines et toujours renouvelées.

[6Voir à cet égard l’article paru dans le Bruxelles en mouvements 274, « De Manhattan à Dubaï, manuel de la petite ville mondiale. Ou de l’importance de libérer le sol ». 2015.

[7Voir ce qui se passe au niveau du bassin de Biestebroeck à Anderlecht depuis que les terrains ont changé d’affectation du sol : rubrique 313.

[8David Harvey, Le capitalisme contre le droit à la ville : Néolibéralisme, urbanisation, résistances, éd. Amsterdam, 2011

[9Nous utiliserons le mot commons le plus souvent dans son acception anglaise et nous en reprenons une définition proposée par Stengers et Gutwirth : « au cœur de tout arrangement du genre commons on retrouve l’auto-organisation et l’auto-régulation participative et bottom up ainsi que le pouvoir collectif de faire respecter les règles produites par l’ensemble des membres. »

[11Elinor Ostrom, La gouvernance des biens communs, Deboeck, 2010.

[12Il existe une grosse littérature anglo-saxonne à ce sujet, mais nous renverrons le lecteur à l’excellent article de Serge Gutvirth et Isabelle Stengers, Le droit à la résurgence des commons, bepress, VUB, Bruxelles, 2016.

[15Il y a une abondante littérature à ce sujet. Pour commencer, sur le site alimenterre.org.

[16Dont l’auteur de ces lignes est l’un des promoteurs... mais il n’y pas encore de publication à ce sujet, même si c’est officiel.

[18Voir le site des EGEB.

[19Voir étude Aquatopia.

[21Bruno Latour, Où atterir ? Comment s’orienter en politique. Paris, La découverte, 2017

[22Dans ce texte, B. Latour parle de production dans le sens productiviste. On pourrait sans doute dire que la production des commons, le commoning, la générativité des collectifs, c’est l’engendrement.