Le marché privé n’a jamais réussi à loger toutes les personnes qui en avaient besoin. En partant de ce simple constat, il s’agit ici de questionner le bienfondé d’un système qui consiste à accepter que le sol soit une possession privée plutôt qu’un bien commun. Il s’agit de prendre le problème à sa racine [1].
Être locataire revient à verser mensuellement à un individu, une entreprise ou une institution, de l’argent. Argent lui-même issu dans l’immense majorité des cas, du salaire que l’on tire des heures que l’on passe à travailler, de l’assurance chômage ou de revenus d’intégration sociale (et donc dans ces deux cas : de la collectivité). Propriétaire bailleur pauvre, pensionné·e qui ne survivez que grâce au loyer que vous tirez de votre grenier, poursuivez votre lecture, il ne s’agit pas ici de parler de propriétaires, ni de votre maison, mais bien de propriété. Du fait que les logements et les terrains se vendent et se louent. C’est-à-dire d’une construction sociale acceptée de toutes et tous, une construction sociale qui s’inscrit dans un système complexe. Il ne s’agit pas de morale, il s’agit de politique, au sens où il s’agit d’un choix de société, d’une forme de société qui n’a pas toujours existé.
Cependant, nous sommes en 2019 à Bruxelles, et comme presque partout, le sol et les logements se vendent et se louent sur un marché, le marché immobilier. Et si tout le monde n’a pas accès à un logement de qualité c’est bien parce que le logement remplit une double fonction : une fonction capitaliste et une fonction vitale [2]. Ces deux fonctions sont antagonistes, car tandis que se loger est une nécessité pour vivre (et mieux vivre en étant bien logé est encore mieux), l’investissement immobilier répond lui à une autre logique : celle de maximiser les profits, donc dans notre cas, de louer le plus cher possible ou de spéculer sur la valeur d’un bien pour le revendre plus tard et tirer d’un coup un maximum de bénéfices (les deux sont bien entendu combinables).
Quoi qu’il en soit, être propriétaire de son logement est une situation qu’à peu près tout le monde recherche ou souhaite [3], car être propriétaire c’est être « en sécurité » au niveau résidentiel, mais aussi éventuellement « s’assurer une bonne fin de vie, parce que les pensions baissent ». Cette pensée partagée par tous et toutes n’est pas sans implications et ne vient pas de nulle part. Il nous semblait important de dérouler le fil de l’histoire, car ce belge qui a « une brique dans le ventre » est le résultat d’une histoire, dont le produit est qu’aujourd’hui 60 % des ménages belges sont propriétaires (mais seulement 40 % des ménages bruxellois).
Les Belges ont une brique dans le ventre mais ne sont pas né·e·s comme ça
Un peu d’histoire donc. Au XIXe siècle, un consensus « à la belge » entre les partis libéraux et sociaux-chrétiens amène le jeune État à choisir de régler (partiellement) [4] la question du logement ouvrier par des aides à l’accès à la propriété, plutôt que par une création massive de logements sociaux (comme ce fut le cas par exemple en France ou en Grande-Bretagne). Quels intérêts trouvent les différentes sensibilités politiques dans cette solution ? Pour les sociaux-chrétiens, soutenir l’accès à la propriété et soutenir des transports en commun bon marché (les abonnements de train seront très tôt subsidiés) permet de maintenir une partie des ouvrièr·e·s dans les campagnes. En effet, les villes sont vues comme des lieux dangereux dans lesquels les ouvrièr·e·s mènent une vie immorale et s’éloignent de la religion. De surcroit, en ville, ils ont tendance à se syndiquer, ce qui n’arrange pas les affaires de la classe patronale, dont le parti libéral représente les intérêts. Par ailleurs, pour les libéraux, permettre et pousser l’accès à la propriété est également une façon de « développer un esprit capitaliste » chez la classe ouvrière. Comme le diront les dirigeants américains : « les ouvriers qui paient un crédit ne font pas grève » [5]. Faire accéder les ménages des classes laborieuses à la propriété, c’est leur faire accepter de travailler pour rembourser leur dette, dans des conditions éventuellement difficiles, tout en ayant l’impression de « bien s’en sortir ».
Prôner l’accès à la propriété en dehors des villes a été d’autant plus facile lorsque l’automobile s’est généralisée, menant à la situation que l’on connaît aujourd’hui. La Belgique est un pays dense, dans lequel une partie importante de la population vit en périphérie des villes, et dans lequel la majorité de la population est et aspire pour diverses raisons à être propriétaire. Quant à l’idéal de la propriété comme moyen de faire accepter le système capitaliste, cela a peu changé en réalité. En 2006 Guy Van Hengel, alors ministre bruxellois des finances, déclarait ceci au parlement bruxellois : « le fait que le gouvernement fasse l’impossible pour inciter les Bruxellois à devenir propriétaires de leur logement, doit être une volonté partagée par tous. C’est une forme de ce que je pourrais appeler “l’incitation au capitalisme populaire”, auquel nous incitons les Bruxellois… ».
Quant aux Bruxellois·es trop pauvres ou trop réfractaires à ce « capitalisme populaire », ils et elles ne peuvent se reposer sur l’espoir d’accéder au logement social, qui compte pour moins de 7 % du parc immobilier à Bruxelles [6].
Exclusif : tout le monde ne sera pas propriétaire
Malgré ces efforts (essentiellement des défiscalisations lors de l’achat de la première maison), tou·te·s les belges ne sont pas propriétaires, et tou·te·s ne le deviendront pas. Pourquoi ?
Parce que pour devenir propriétaire, il n’y a que deux façons de procéder : soit il faut avoir suffisamment d’argent pour acheter « cash » une maison, et donc faire partie de la population la plus nantie, celle qui tire sa richesse de l’héritage. Soit il faut emprunter de l’argent, le plus souvent à une banque, c’est-à-dire qu’il faut s’endetter [7]. Comme chacun le sait, les banques prêtent aux riches à des taux plus avantageux qu’aux moins riches, qui eux-mêmes sont privilégiés parce que les banques ne prêtent pas aux pauvres.
Ah ? Mais pourtant les subprimes, cette histoire USA là, c’était pas la faute des pauvres et des banques ? Si, précisément et cela va nous permettre de développer ce que nous avancions : tout le monde ne peut pas être propriétaire, parce que tout le monde ne peut pas devenir propriétaire. En effet, sur le marché de l’emploi de nombreuses personnes n’auront jamais un salaire suffisant pour leur permettre d’assurer leur survie ET le remboursement d’un prêt hypothécaire ET les obligations qui incombent lorsque l’on est propriétaire (taxes fiscales, réparation du toit, etc.). Et lorsque les banques étasuniennes se sont mises à prêter massivement à des gens pauvres, est arrivé un moment où une part importante de ces derniers ont commencé à avoir du mal à rembourser, le tout entraînant la crise que l’on sait (pour des raisons de montages financiers). Ainsi, si les ménages de classe moyenne s’endettent et peinent parfois à rembourser leur prêt, ils sont amenés à le renégocier. Cependant, pour les ménages des classes populaires, le risque principal c’est de se sur-endetter, c’est-à-dire d’arriver à une situation dans laquelle on ne peut plus s’en sortir. Et vu l’évolution des plus bas salaires (ils baissent), l’instabilité sur le marché du travail (multiplication des CDD), les temps partiels subis, les réductions du salaire indirect (transports en commun, remboursement des soins de santé, école gratuite, etc.), cette situation ne fait que s’aggraver. Dans le même temps, les valeurs immobilières augmentent (loyers, prix de vente des maisons, appartements et terrain), et avec elles la peur de se retrouver à la rue, donc on fait des sacrifices pour devenir propriétaire à tout prix, donc on s’endette, donc...
Petits et grands propriétaires, une alliance contre nature
Reprenons, sur le marché immobilier les individus sont en concurrence, les pauvres peinent à se loger dans des conditions décentes, et tout le monde ne pourra pas être propriétaire. Pourquoi alors est-il impossible de remettre en question la propriété privée du sol et des bâtiments ainsi que ses conséquences ?
Tout d’abord, comme nous l’avons évoqué, la généralisation de l’accès à la propriété privée par des ménages « petits propriétaires » (occupant euxmême leur logement, ou encore louant une petite unité et tirant de cette rente un revenu indispensable à leur vie), impliquent que de très nombreuses personnes se sentent concernées par la « propriété privée », elles adoptent dès lors les intérêts des « classes propriétaires », des grands propriétaires, alors que leurs intérêts objectifs ne sont pas ceux-là. Ainsi, l’augmentation des prix de l’immobilier peut apparaître comme une « bonne chose » pour qui a acheté sa maison. Voir de nouveaux projets urbains arriver dans le quartier, savoir que les appartements ont « pris de la valeur », que leur quartier « monte » peut être rassurant.
Mais qu’en sera-t-il lorsque leurs propres enfants voudront à leur tour s’installer et que les parents occuperont toujours la maison ? Leurs propres enfants vont à leur tour subir les difficultés inhérentes à un marché immobilier qui « monte », c’est-à-dire dont les valeurs augmentent plus vite que les salaires et que l’inflation : leurs enfants vont payer cher pour se loger. Ceux à qui ce marché et ses logiques profitent totalement sont les propriétaires rentiers, les gros propriétaires, ceux dont l’avenir des enfants est déjà assuré.
Comme tout le monde se sent concerné par la propriété (ne serait-ce que parce que tout le monde espère devenir propriétaire), il est facile de nous faire croire que la protection de la propriété privée nous concerne toutes et tous. Ce qui explique qu’il soit difficile de parler des mesures qui contraignent cette dernière : gel ou blocage des loyers, taxes sur les plus-values immobilières, taxation réelle des loyers, etc. Il apparaît à toutes celles et ceux qui sont propriétaires, seront propriétaires (parce qu’ils et elles feront tout pour l’être ou hériteront), que toutes ces mesures les contraignent ou les appauvriront.
Or, précisément, nous sommes toutes et tous individuellement confronté·e·s au besoin d’être en sécurité, bien logé·e·s, dans un espace sain qui nous aide à nous reposer, à y recevoir les personnes qui nous sont chères. Nous sommes toutes et tous désireux de ne pas craindre les lendemains, de nous rassurer en somme. Et parce que nous sommes toutes et tous face à ces besoins, il s’agit bien d’une question collective. L’existence de multi-propriétaires, qui ont intérêt globalement à faire monter les prix, nuit en fait au droit au logement de toutes les autres catégories de population, et nous met en concurrence les un·e·s avec les autres.
Faut-il le rappeler, il y a assez de logements et chambres à Bruxelles pour loger tou·te·s les Bruxellois·es [8]. Il y a plus qu’assez de logements en Belgique pour loger toutes les personnes qui s’y trouvent. Le facteur limitant, ce n’est pas le nombre de logements, c’est l’accès au logement, ce n’est que cela.
[1] Ce texte est fortement inspiré de A. ROMAINVILLE, « L’impossible droit au logement », Lava, 2018.
[2] D. HARVEY, A tale of three cities, tribunemag.co.uk, 2019.
[3] Au moment d’écrire cet article je viens moi-même de signer un compromis d’achat, c’est dire.
[4] Notons bien que dès le XIXe siècle il ne s’agira pas de trouver une solution décente à tous les ouvriers, mais à une partie d’entre eux. Loger toute la classe ouvrière dans des conditions de salubrité acceptable ne sera en réalité jamais réellement mis en œuvre par l’État.
[5] D. HARVEY, Les villes rebelles, Buchet/Chastel, 2015.
[6] Monitoring des Quartiers, IBSA [ https://monitoringdesquartiers.brussels ].
[7] Par ailleurs, soutenir l’accès au crédit hypothécaire est un moyen de soutenir les activités bancaires. En effet, les banques ne gagnent pas tant d’argent que cela en prêtant, mais bien en faisant des produits financiers à partir des prêts hypothécaires (voir Ces investisseurs qui vous veulent du bien, p. 17-19).
[8] En 2019, selon les données de l’IBSA, on trouve à Bruxelles un peu plus de 551 000 ménages, pour un peu plus de 579 000 logements. Pour la Belgique les chiffres sont respectivement de 4,948 millions de ménages et de 5,514 millions de logements. Or, des logements peuvent être occupés par plusieurs ménages (cohabitation, accueil des parents, etc.).