Les plateformes numériques actives dans le domaine des services ont aujourd’hui un impact tant sur le droit du travail que sur la manière dont évolue la ville. Ce numéro vous convie à un petit tour de la question à Bruxelles…
Dans la tradition créole haïtienne, le zombi est la victime d’un ensorcellement vaudou qui transforme un être humain décédé en un sujet docile et violent sous l’emprise d’un sorcier. Son imaginaire est lié à l’esclavage subi par les populations africaines déportées sur l’île d’Hispaniola. Les États-Unis, occupants de l’île antillaise au début du XXe siècle, introduisent cette figure dans le patrimoine culturel et le cinéma occidental. Dans l’« Invasion des morts vivants », film de 1966 de John Gilling, un riche châtelain pratique le rituel vaudou afin de réveiller les morts et de les faire travailler dans sa mine, évitant ainsi de devoir payer des salaires et de respecter tout horaire de travail. [1] « Dawn of the Dead » de Georges Romero, sorti en 1978, ne s’embarrasse plus d’une explication : des hordes de morts revenus à la vie s’attaquent aux vivants. Un petit groupe de rescapés parvient à se retrancher dans le centre commercial de la ville où, pensent-ils, l’abondance de produits leur permettra de survivre un temps.
Mauvais calcul. Très vite, les parkings déserts puis les allées commerciales vides se remplissent de ces corps putréfiés qui se traînent à la recherche de chair fraîche à consommer. Un des héros tente une explication : « C’est une sorte d’instinct, un souvenir de ce qu’ils faisaient avant. C’était un lieu important dans leurs vies ». Les morts-vivants reviennent sur le lieu de leur ancienne activité favorite, le shopping.
La figure du mort-vivant, symbole des dérives personnelles ou collectives de nos sociétés, rentre ensuite dans la culture populaire et est répliquée ad nauseam jusqu’à devenir un pur produit dépouillé de toute connotation subversive. Si le centre commercial, symbole du consumérisme effréné des années 70, semble avoir encore de beaux jours devant lui, en témoignent Docks Bruxelles et la multiplication de projets similaires en Région bruxelloise (Néo, The Mint, Crystal City…), un bon film de zombie devrait aujourd’hui composer avec la décentralisation des nouvelles façon de consommer introduite par l’« économie de plateforme ». [2] Ses pratiques dématérialisées permettent d’acheter d’un simple clic ou d’une pression sur l’écran d’un smartphone, et ne sont plus reliées à un lieu emblématique de la ville. Elles brouillent encore un peu plus les pistes entre consommateurs et consommés.
Trick or treat ?
Location immobilière pour Airbnb, transport de personnes pour Uber ou livraison de repas par coursier à vélo pour Deliveroo, pour ne citer que les exemples les plus connus, voici le type de services offert par ces nouvelles plateformes numériques qui entendent bousculer ou plutôt « disrupter » leurs secteurs économiques respectifs. Leur aura d’innovation, de modernité et de progrès technique permet ici l’ensorcellement sous le charme d’un sorcier-entrepreneur. Pourtant l’innovation y est toute relative : ces services se contentent de réorganiser l’offre et la demande et de prélever une commission sur tout échange marchand.
L’innovation majeure pour notre économie de marché réside en fait dans la possibilité de mettre l’appartement dont on est propriétaire ou locataire en (sous-)location sur de courtes périodes de temps, idem pour notre voiture personnelle. En somme, l’essor technologique permet de « transformer toute marchandise achetée, donc retirée du marché, toute marchandise ainsi devenue ‘capital mort’, en un objet qui se loue, et qui, par conséquent, ne quitte jamais la sphère marchande ». [3]
Si les services proposés ne sont pas révolutionnaires, ils ne sont pas non plus très rentables malgré des levées de fond très impressionnantes qui valorisent les entreprises à plusieurs milliards de dollars. Ainsi, Airbnb ne parvient à dégager quelques maigres bénéfices sur son exercice annuel qu’en 2016 soit 8 ans après son lancement alors qu’Uber, valorisé à plus de 60 milliards de dollars, est toujours largement déficitaire et creuse chaque année une dette abyssale.
Le « cœur de métier » de ces plateformes ne suffit donc souvent pas à dégager du profit et à rémunérer les actionnaires qui sont pourtant nombreux lors de l’introduction en bourse. Néanmoins, d’autres moyens existent pour satisfaire les spéculateurs et dégager des bénéfices.
Le premier consiste à développer de nouveaux services ou marchés de niche : Uber se lance dans le transport par hélicoptère quand Airbnb lance un service « experience » qui vous propose, en échange d’un surcoût, de passer une journée dans la vie de votre hôte. Une marchandisation des relations humaines qui n’est pas sans impact comme nous le verrons dans ce numéro.
Le second consiste à utiliser les ressources financières de la valorisation pour faire de la recherche dans les domaines technologiques de pointe. L’invention et son dépôt auprès d’un bureau d’enregistrement permettra de vivre de la rente d’un brevet, mais aussi d’espérer une hypothétique baisse structurelle des dépenses permises par la technologie. Elle permet également de conférer à l’entreprise une aura de modernité, de jeunesse et d’innovation, indispensable pour continuer à attirer les investisseurs. Uber s’est ainsi lancé dans la course au développement de la voiture autonome qui permettrait à terme de remplacer tous ses chauffeurs par des robots et de supprimer tout coût salarial. Nous revenons dans ce numéro sur la voiture autonome qui n’est plus cantonnée à l’imaginaire de la Silicon Valley et pourrait faire son apparition à Bruxelles plus vite qu’on ne le pense.
Le troisième dépend des services proposés et alimente le secteur de la recherche, c’est l’exploitation de la production d’informations et de données générées par les utilisateurs tant sur leurs habitudes de consommation que sur leurs déplacements géolocalisés (le Big Data). La récolte, le traitement et la mise en relation de ces données permet d’ouvrir un nouveau marché potentiellement très lucratif ou tout simplement très utile lorsque ces informations précieuses (sur les habitudes de déplacement par exemple) sont utilisées comme levier pour des accords avantageux avec les pouvoirs publics.
Cette production de données est un travail caché que nous produisons tous les jours à notre insu, à chaque clic sur internet, pression sur le smartphone, lorsque nous commandons ou laissons une note sur un site de commerce en ligne, nous produisons ce que le sociologue Antonio Casilli appelle du digital labor. Nous ne signons pas de contrat de travail, nous acceptons des conditions générales d’usage que bien souvent nous n’avons pas pris la peine de lire. Le travail fourni consiste en des gestes simples, répétitifs, insignifiants. Soit l’idéal du travailleur flexible.
En attendant que ces différentes stratégies payent, les plateformes tentent donc de limiter leurs frais. Puisque leurs coûts d’investissement sont réduits au minimum (il n’existe pas de stock et le matériel est à la charge des prestataires), il reste donc deux leviers. D’un côté, ces plateformes profitent de leur statut international pour déclarer leurs impôts dans les pays où la législation est la plus clémente et non dans le pays où les revenus sont générés. De l’autre, elles mettent en avant ce statut de travailleur flexible qui serait synonyme de liberté mais qui permet en réalité de détricoter le droit du travail. Mathieu Strale revient dans ce numéro sur l’impact qu’ont ces plateformes sur les travailleurs, y compris ceux exerçant dans d’autres domaines d’activités, et Douglas Sepulchre, membre du Collectif des coursier·e·s nous explique comment les livreurs à vélo s’organisent pour faire valoir leurs droits.
Le col blanc du vampire
Les transformations induites par ces plateformes ne se limitent pas au domaine du travail mais influent sur la manière dont la ville se pense et se construit. Au fil de l’histoire, les modes de productions et de consommations ont en effet pesé sur la forme de la ville et la construction urbaine a modelé en retour l’économie, dans un processus d’influence mutuel.
À l’époque industrielle, les villes se densifient. La longueur des journées de travail obligent les ouvriers à loger près des usines et leurs conditions de vie misérables n’empêchent en rien la productivité. La consommation des ouvriers n’est alors pas un enjeu important pour les producteurs. Puis, pendant les trente « glorieuses », le développement du temps de loisir et l’avènement de la société de consommation accompagne la péri-urbanisation des ménages. Les travailleurs s’installent de plus en plus loin des centre-villes et toute une série d’activités (transport, loisirs, repas, lessive…) qui étaient jusque là plutôt collectives et urbaines deviennent individuelles. Une aubaine pour l’industrie qui peut vendre en masse voitures, frigos, fours, télévisions et machines à laver.
L’émergence de l’économie de plateforme coïncide avec la revalorisation de la ville-centre et les phénomènes de gentrification qui y sont associés. Des entreprises basées sur les services peuvent profiter d’un rassemblement de leur clientèle grâce aux politiques qui promeuvent un retour en ville des classes plus aisées.
Elle accompagne et contribue aussi à l’avènement d’une ville plus duale, avec l’augmentation des disparités de revenus. Cette économie de plateforme n’est pas sans évoquer un retour de la domesticité, sous une version externalisée, où la présence des plus pauvres n’est souhaitée que pour ceux dont la fonction est de « blanchir les cols blancs » : les nettoyeurs, serveurs, porteurs, livreurs, chauffeurs… qui seraient bien incapables de payer les produits ou services qu’ils fournissent à l’élite cosmopolite, gagnante de la mondialisation.
Elle répond également aux préoccupations du « marketing urbain » et de la mise en concurrence internationale des métropoles. Pour renforcer son attractivité, Bruxelles compte ainsi sur une politique touristique qui lorgne du côté d’exemples étrangers comme Barcelone ou Amsterdam, une politique qui se trouve renforcée par le développement des vols d’avion low-cost et le succès de la plateforme Airbnb. Isabelle Marchal revient dans ce numéro sur le cas du Beer Temple qui se veut un atout de taille pour la politique événementielle de la Ville de Bruxelles à l’heure où les autres villes européennes citées en exemple commencent à faire marche arrière sur la question du tourisme.
Airbnb et ses concurrents échappent encore grandement à toute forme de régulation (sinon fiscale) et sont responsables de toute une série de nuisances et de tapages nocturnes qui laissent de nombreux riverains démunis face aux problèmes. Mais le développement conjugué du tourisme et de ces plateformes actives dans le domaine de l’hébergement est également beaucoup plus pernicieux, comme le montre Alice Romainville dans ce numéro, et contribue à faire augmenter le prix des logements. Et donc à rendre la ville encore plus duale.
Dans cette ville où se renforcent les inégalités, l’annihilation de la pensée critique est un outil essentiel du maintien de l’ordre public aussi bien que du succès de ces plateformes numériques. L’écran du smartphone, la nouveauté technologique à tout prix, le reflet clinquant des vitrines des nouveaux centres commerciaux, la course au divertissement permanent sont autant d’outils qui ensorcellent une population. Ils la condamnent aux errances zombiesques et à la consommation compulsive et irréfléchie qui, elle-même, mâche, digère et rejette une masse croissante d’individus précaires, tout en remplissant la panse d’une part de plus en plus restreinte de spéculateurs-vampires.
Thibault Jacobs, Alice Romainville
et Thyl Van Gyzegem
[1] Denis Dargent, Les zombies, dernier stade de l’horreur capitaliste, Agir par la culture.
[2] Sur l’emploi de ce terme plutôt que celui d’« économie collaborative », voir le lexique et l’article de Mathieu Strale : L’« économie de plateforme » : opportunité ou piège pour les travailleurs ?.
[3] E. Morozov, Le mirage numérique. Pour une politique du Big Data, Paris, Les prairies ordinaires. 2015, p. 35.