Inter-Environnement Bruxelles
© IEB - 2021

La part des lucioles

Au mois de juin l’année dernière, sur les douces collines de mon paysage italien originel, sous les noisetiers inquiets de la maison d’Adam au paradis, entouré de mes amis, j’ai pu observer à nouveau le doux ballet des lucioles.

© Philippe Meersseman - 2015

D’abord 10, puis 20, puis 40 et pour finir une myriade de lucioles « qui faisaient des bosquets de feu dans les bosquets de broussaille, et nous les envions parce qu’elles s’aimaient, parce qu’elles se cherchaient par leurs vols amoureux et lumineux ».

« Au début des années 60, à cause de la pollution atmosphérique, et surtout, à la campagne, à cause de la pollution de l’eau (fleuves d’azur et canaux limpides), les lucioles ont commencé à disparaître. Ce fut un phénomène foudroyant et fulgurant. Après quelques années, il n’y avait plus de lucioles... Ce ‘quelque chose’ qui est intervenu nous l’appellerons donc la disparition des lucioles. » Ces mots font partie d’un article intitulé « le vide du pouvoir en Italie », écrit dans le Corriere della Sera par Pier Paolo Pasolini le 1er février 1975, il y a 40 ans. La disparition des lucioles était une manière d’exprimer la transformation rapide et radicale du paysage social et politique d’une Italie en pleine mutation juste avant les années de plomb.

Ce Bruxelles en mouvements se retourne sur les 40 années qui se sont écoulées depuis la création d’IEB, une manière de se souvenir de ce qui avait enchanté les nuits des étés prometteurs d’alors, de se rappeler de ce qui nous portait et qui nous porte encore, de ce regard que nous avions sur un devenir toujours plus lumineux et de toutes ces initiatives associatives qui étaient autant de lucioles pour éclairer notre chemin. La marchandisation de la chose publique, la surconsommation des territoires et l’éviction des populations les plus précaires les font disparaître au profit de « l’aveuglante clarté » des temps nouveaux, absorbées par les projecteurs des grands stades et des clinquants shopping, captées par les caméras installées dans les espaces publics dynamisés et dans les prisons privatisées, effacées par des politiques qui dépolitisent et les loisirs qui doivent faire consommer. Sous les milles feux des territoires mis en concurrences, les lucioles auraient disparu des lieux où elles se plaisaient tant. Comme Pasolini, nous nous inquiétons de l’effacement progressif de nos lucioles face aux puissants phares d’un marché mondialisé aux aguets et aux lumières vacillantes d’une démocratie affaiblie. Malgré le flatus vocis [1] des sempiternelles proclamations et des promesses stéréotypées, nous en sommes arrivés aujourd’hui, nous aussi, à nous interroger sur ce quelque chose qui s’est passé et qui fait qu’à Bruxelles, comme ailleurs, le rapport à la démocratie locale a profondément changé.

Contrairement à ce que nous aurions pu attendre de nos dirigeants élus, la crise financière de 2008 ne nous a pas donné collectivement les moyens de nous émanciper d’une économie financiarisée à l’excès, ravageuse de nos paysages institutionnels et de nos modes de vie.

De nos jours, les systèmes de pouvoir auxquels nous avons délégué les politiques urbaines sont aussi passés sans que nous nous en rendions compte de la « phase des lucioles » à la « phase de la disparition des lucioles ».

Nos civilisations européennes en mutation en sont arrivées à un tel point que ce qui nous constituait en sociétés démocratiques est en train de s’éroder pour répondre au pragmatisme ambiant qui passe sous silence nos inquiétudes et nos espérances déçues. Nous pourrions nous complaire dans le regret de ce qui n’aura pas été. Nous pouvons aussi avoir la nostalgie de ce que nous aurions pu devenir. Se rappeler de cela aujourd’hui, ce n’est pas seulement se lécher inutilement les plaies, mais c’est aussi prendre conscience qu’en continuant de nous engager, nous portons le regard plus loin que le pragmatisme à courte vue des économistes sous influence. Alors que le ciel est en train de s’assombrir, les mille et une lucioles de nos activités créatrices et résistantes font ressortir leurs mille et une lumières.


[1Paroles sans conséquences.