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La parcelle et le territoire : de la démocratie à la démographie

Depuis une cinquantaine d’années, des îlots entiers du Quartier Léopold sont regroupés en une seule unité foncière. Cette transformation de nature structurelle, en réduisant sans cesse le nombre des propriétaires, concentre entre les mains d’une élite la décision sur le projet de ce qui est en train de devenir le quartier européen de Bruxelles.

Le Quartier Léopold, qui ne veut pas devenir qu’européen, a été dessiné et loti au milieu du XIXe siècle au moment où la Belgique se constituait en État‑nation. Sa transformation après la seconde guerre mondiale est surtout caractérisée par le regroupement des unités foncières en parcelles de plus en plus grandes. Par ailleurs, l’augmentation des gabarits et les nombreuses modifications portées aux alignements d’origine sont accompagnées par une transformation sociologique radicale : un quartier de logement bourgeois devient une zone dévolue presqu’exclusivement aux activités administratives et aux institutions européennes.

Le quartier et la parcelle

Par ce processus de « délotissement », l’îlot entier tend à devenir la parcelle de référence. Certaines institutions européennes occupent déjà plusieurs îlots contigus et le Projet Urbain Loi laisse à penser qu’une des rues emblématiques de Bruxelles pourrait un jour accueillir la seule Commission. Pourquoi ne pas imaginer alors une évolution du quartier tout entier vers la propriété immobilière unique ? Dans un quartier qui est en train de devenir européen, mais qui ne veut pas oublier qu’il s’appelait Léopold, un processus de nature structurelle, concentre le foncier dans les mains d’un nombre de plus en plus restreint d’acteurs économiques et institutionnels.

Cette situation urbaine, pour le moment inédite, pose la question de la participation citoyenne dans l’élaboration de la ville européenne. Cela se passe ici dans un territoire d’où les habitants ont été chassés notamment par les pouvoirs publics mais où les enjeux démocratiques sont si importants puisqu’il s’agit d’y élaborer aussi une autre manière de vivre ensemble sur tout le territoire européen. Que penser alors de la destinée européenne de Bruxelles quand, sur son terrain, le visage de cette destinée est façonné par quelques promoteurs immobiliers ?

Le terrain Van Maerlant et les géants aux pieds d’argile

L’îlot Van Maerlant se situe dans le creux de la rue Belliard, à la charnière entre le système léopoldien en damier et le tissu vernaculaire de la vallée du Maelbeek. Il commande en grande partie l’intégration du centre administratif avec le tissu urbain diversifié de la ville et, de ce fait, le rapprochement tant agité entre la grande institution et le citoyen.

En 2010, l’îlot était l’objet d’un permis d’urbanisme pour la réalisation d’un complexe de bureaux, de logements conventionnés et majoritairement de logements libres. Cet été, les Bruxellois étaient conviés à une nouvelle commission de concertation, le promoteur désirant revoir à la hausse la surface de logements libres pour répondre à ce boum démographique dont on nous parle tant.

Lors de cette commission, nous nous sommes fait expliquer que l’ancien promoteur du terrain Van Maerlant avait fait faillite suite à la crise financière de 2008. Cela laisse à penser que lorsque l’îlot devient la parcelle et que les marchés financiers deviennent à ce point instables, tout projet d’envergure se fragilise. De fastidieux papillons s’agitent à New-York, le grand investisseur fait la culbute, et c’est tout l’îlot qui se fige. Il nous a été expliqué après cela que le coût de construction du nouveau projet de logement avait augmenté puisque le nouvel acquéreur a dû payer au prix fort un terrain qui aurait déjà été acheté trop cher par son prédécesseur. En s’appuyant sur un discours « densificationiste » inabouti et sans cadre urbanistique préalable, le nouveau projet propose des gabarits augmentés bien au-delà des limites réglementaires pour compenser en réalité les conséquences financières de la première défaillance. Alors que la situation économique, en particulier le marché du crédit, est encore plus volatile aujourd’hui qu’il y a 4 ans, n’aurait-il pas été plus prudent d’anticiper de nouvelles dégringolades ? Qui sait ce qu’une nouvelle faillite, de nouveaux surcoûts, un nouveau promoteur, un nouveau programme compensatoire et de nouvelles tours d’ivoire assises sur des discours incertains peuvent produire quand nous ne pouvons plus promouvoir la ville dense comme un espace plus ouvert au débat de tous les citoyen ?

Kann die stadtluft noch frei machen ? [1]

Il y a une quinzaine d’années, l’Association du Quartier Léopold a pu observer la tentative d’une grande entreprise de construction française de pénétrer le marché du bureau bruxellois. Elle s’est à l’époque cassé les dents face à une concurrence locale encore prospère. Cela ne doit plus être le cas aujourd’hui puisque pour réaliser le projet Van Maerlant, on nous a annoncé son retour. Si nous lisons bien l’évolution du paysage qui se dessine chaque jour de manière plus précise, plus les parcelles se regroupent, moins il y a d’investisseurs, plus le marché se formate à l’aune des colosses internationaux, moins il s’adresse aux entreprises locales.

Dans ces conditions, nous pouvons imaginer que tout ce qui n’atteint pas la dimension de l’îlot entier, un jour, n’aura plus grand-chose à dire ou à faire dans la ville.

Par le monopole qu’il induit, le regroupement du parcellaire léopoldien serait-t-il donc le signe d’une dérégulation ? Il fragiliserait déjà l’économie locale en s’adressant préférentiellement aux marchés internationaux, il fragiliserait déjà le pouvoir public en lui extorquant la maîtrise du foncier et par conséquence le contrôle sur la forme urbaine, il fragiliserait aussi les pratiques démocratiques en concentrant la propriété dans la main d’un nombre sans cesse plus restreint de porteurs de projets, il fragiliserait enfin les principes même de l’État de droit en installant la confusion entre le promoteur et le pouvoir délivrant.

Décidément les luttes urbaines d’il y a 40 ans n’ont rien à envier aux luttes urbaines d’aujourd’hui et notre quartier européen qui ne veut pas oublier qu’il s’appelait Léopold semble se maintenir à l’avant garde du pire. Doit-on construire la façade internationale de Bruxelles sur de tels phénomènes ? En avons-nous vraiment envie ?

Dans un quartier où plus de 25% des superficies de bureaux disponibles sont inoccupées, faut-il densifier en construisant toujours plus de bureaux et toujours plus haut ?

Dans une ville qui manque de logements sociaux et pour laquelle on nous annonce une hausse démographique significative des populations les plus pauvres, faut-il vraiment densifier en construisant du logement de luxe ?

Dans un territoire soumis à la pression d’une économie mondiale qui se fragilise, faut-il nécessairement miser sur « le très grand et l’ailleurs » au risque de perdre la maîtrise de notre territoire ?

Dans une capitale qui s’imagine européenne au sein des salons dorés, peut-on accepter que les populations les plus fragiles soient rejetés toujours plus loin pour faire place nette aux pieds des tours d’ivoire ? Peut-on simplement envisager de nous laisser entraîner doucement, à notre insu et sans combattre par ce qui est de plus en plus gros, par ce qui vient de plus en plus loin, par ce qui peut repartir quand cela lui chante, et nous laisser avec tout ce qui n’a pas marché ?

Processus de délotissement, croissance démographique, démocratie européenne, tension sociale, crise économique, enjeux environne-mentaux : tout cela converge sur l’îlot Van Maerlant dans un quartier qui se veut emblématique, dans une ville-région qui se pose tant de questions et dans un pays en train de se défaire (l’Europe serait-elle en train de se défaire également ?). Et nous nous contente-rions d’approuver en passant, à la légère, sans y toucher, ce qui n’est qui nous dépossède si brutalement !

Et alors, la participation ?

À défaut de pouvoir nous adresser à la diversité des citoyens, si nous nous réduisons à n’élaborer le territoire urbain qu’à partir de l’entente mesquine avec de bien solitaires promoteurs, et si aux enjeux de la démocratie urbaine nous nous contentons de répondre par le chiffre réducteur de la démographie, alors il faudra sans doute nous résoudre à la défection de la ville et peut-être même du projet politique qui devrait d’une certaine manière s’incarner à Bruxelles.

NON, la participation n’est pas l’exercice vain que l’on prétend dans les salons de velours. Il se pourrait même que la participation soit à l’acte démocratique ce que la révolution copernicienne fut au modèle géocentrique, d’abord parce que nous ne nous baignons jamais deux fois dans la même démocratie et que nous devons alors veiller sans cesse à adapter nos pratiques, ensuite parce que mettre en œuvre la participation c’est finir par comprendre que face aux enjeux d’une économie massivement mondialisée, le contrôle démocratique sur les choix de société est en train de s’affaiblir.

Une manière pratique de mettre en œuvre la diversité, par conséquent la participation, et de requalifier l’espace urbain aurait été de relotir l’îlot Van Maerlant, mais on a préféré le grand large. Pour en revenir au PRAS, le réduire à la question démographique, c’est, d’une certaine manière, promouvoir le chiffre au détriment du phénomène social, c’est peut-être aussi noyer subrepticement la dimension démocratique du territoire urbain dans les élucubrations d’un savoir technique excluant et d’un pouvoir financier irresponsable.

De l’hubris et de la Dexia


« Regarde les animaux qui sont d’une taille exceptionnelle : le ciel les foudroie et ne les laisse pas jouir de leur supériorité ; mais les petits n’excitent point sa jalousie. Regarde les maisons les plus hautes, et les arbres aussi : sur eux descend la foudre, car le ciel rabaisse toujours ce qui dépasse la mesure. »

Hérodote






L’« hubris » est une notion grecque que l’on peut traduire par « démesure ». C’est un sentiment violent inspiré par les passions et plus particulièrement, par l’orgueil. Elle recouvrait des violations comme les voies de fait, les agressions sexuelles et le vol de propriété publique ou sacrée.

La « dexia » est le mot également grec qui dénomme la « main droite », celle qui indique la
direction, celle qui donne la bien venue, celle qui prend des engagements, celle qui assure
et qui rassure. Dexia est aussi une banque qui a failli. Et pourtant le mariage a été si beau en
1996 quand nous avons privatisé ce qui finançait nos collectivités locales et quand nous les avons
unis devant les mânes de la compétition mondiale. Il en va du terrain Van Maerlant comme de la 
banque Dexia, ce qui a été public et qui a été privatisé à fait « pchit » et nous pouvons payer les pots
cassés. Un peu plus loin que le terrain Van Maerlant, en descendant la chaussée d’Etterbeek, au
croisement de la rue de la Loi, un autre terrain à la croisée des chemins et d’autres propriétaires
démesurés : Dexia et Atenor. Il y a des dieux grecs qui doivent en perdre leur latin, la fiction qui se
fait dépasser par la triste réalité et un quartier européen qui ne sait plus ce qu’il fait ni où il va.

par Marco Schmitt

Bas-les-PAD


[1L’air urbain rend-il encore libre ?