En ville, toucher à un alignement d’arbres de voirie engendre des levées de boucliers et des mobilisations citoyennes. Au-delà de la sauvegarde de « quelques arbres », c’est la relation des habitants à une ressource qui leur paraît essentielle qui est en jeu : la nature. C’est ce qui distingue, pour les citadins,un alignement d’arbres d’un alignement de poteaux d’éclairage.
En quoi la nature en ville peut-elle être perçue comme essentielle ? La nature ne « sert », a priori, à rien : personne n’y loge, elle ne crée guère d’emploi, elle ne fournit guère de biens de consommation, ne fournit pas de service directement identifiable. Pire, plus un site est « naturel », moins on peut lui attribuer une fonction. Tenter de répondre à cette question de la fonction de la nature en ville, des attentes sociales à son égard, n’est pas simple dans notre mode de pensée et de prise de décision qui reste ancré dans un modèle avant tout utilitariste, productiviste et économiciste.
Pour quoi faire ?
C’est l’histoire d’une classe de gosses de 7 ou 8 ans venus du centre de Bruxelles faire un tour au Plateau de la Foresterie. Il leur a fallu 25 minutes de tram pour arriver au pied de ce site et y débarquer dans un autre monde. Dans l’enchevêtrement de branches, de fougères, de mousses et de hautes herbes, ils marchent en file indienne sur des chemins improbables. Certains se sont piqués aux orties, ils ont vu des champignons vénéneux, rouges comme dans un dessin animé, ils ont failli marcher dans une crotte de renard pleine de noyaux de cerises.
« Le canal ! » s‘écrie soudain l’un d’eux. Le fin filet d’eau serpente entre les herbes puis s’élargit en un marigot confus. Il y a un moment de flottement. Les enfants semblent chercher à comprendre. Il n’y a pas à proprement parler de rives ici, ni rien de linéaire. L’eau se glisse entre les herbes, sans partir sous terre, elle s’ouvre en une étendue d’eau libre boueuse qui se perd entre les roseaux et les joncs. Celui qui les accompagne interroge d’abord puis réalise que ces gosses n’ont pas de meilleur référent que le canal pour décrire le marais. Ils n’y a simplement pas, dans leur vécu quotidien, d’eau courante sans béton, goudron ou dalles par dessous, sans une vasque, une fontaine, une rigole pour la canaliser linéairement, pour lui dire où aller ou, surtout, où ne pas aller.
Un enfant qui grandit aujourd’hui au centre de notre ville ne rencontre pas d’orties, ne peut grimper à un arbre, ni ne glisse dans de la boue, n’a jamais vu un lézard, ni ne dévale des pentes terreuses sans escaliers ni rampes.
Est-ce essentiel, cette rencontre de l’autre, du « spontané », du non contrôlé, du non planifié, du non linéaire, du non « sécurisé », de l’altérité autonome ? Le fait qu’il y a peu de mobilisations citoyennes pour les alignements de poteaux d’éclairage, me laisse penser qu’ils se distinguent, en cela, des alignements d’arbres de voiries. Ce qui est en jeu dans la défense de la nature en ville, plus que la nature elle-même, c’est la relation à un autre, vivant autonome et qui échappe, lui, à l’artifice, au contrôle, à la linéarité de la ville.
En faire quoi ?
Dans un modèle de prise de décision utilitariste et productiviste, prendre en compte une « relation », un lien, à un autre spontané autonome, non identifiable à un service précis est pratiquement mission impossible. De manière symptomatique, de tels sites de nature « spontanée », les « friches », ne sont généralement perçus que pour le potentiel que représenterait leur disparition. Les cartes urbanistiques les représentent classiquement en blanc, un vide, une absence d’affectation. L’affectation « réserve foncière » est, à ce propos, explicite. Le terme de « friche » porte en lui-même cette ambiguïté et sera compris, le plus souvent, comme un espace à transformer. A l’inverse, on ne réaffectera jamais aucune autre affectation existante « légitime » en friche, cela prêterait même à sourire.
Le terme de « friche » porte en lui-même cette ambigüité et sera compris, le plus souvent, comme un espace à transformer.
Quoi faire ?
La nature en ville, comme ailleurs, est caractérisée par le fait qu’il s’agit des lieux où l’intervention humaine est la plus faible. A l’extrême, une friche ne nécessite, par définition, aucune intervention pour exister et elle peut apparaître comme l’expression la plus « naturelle », la plus spontanée et souvent la plus riche en biodiversité de la nature en ville. [1]
Cette absence d’intervention est une circonstance aggravante pour la prise en compte de la nature dans la ville. Dans la planification urbanistique, une « affectation » correspond à la définition des interventions possibles sur une surface. Donner un statut à ce qui ne nécessite pas, ou moins d’interventions est particulièrement difficile dans une ville planifiée urbanistiquement. Là réside le paradoxe de la « gestion » de la nature dans le ville : il s’agit de préserver ce que l’on ne gère pas, ou très peu.
Dès lors, typiquement, la « légitimation » d’un espace de nature de type « friche », lorsqu’elle advient, se fait par deux types d’« interventions », contradictoires. Soit par son aménagement, l’augmentation de son « accessibilité » et, en fait, la « dénaturation » du site et donc la disparition de son intérêt intrinsèque. Soit, à l’inverse, par la fermeture de l’accès et la prise en « gestion » par des experts de la biodiversité. Dans les deux cas, la relation du citadin à la nature sera perdue. Le récent projet d’aménagement du parc Walckiers est un bon exemple de juxtaposition de ces deux approches en un partage d’un site qui préexiste comme friche spontanée et peu gérée.
L’enjeu est donc d’inventer de nouvelles formes de légitimation de la nature en ville, plus précisément de légitimation de la relation du citadin à la nature. Il s’agira de garantir la pérennité de l’objet du désir : la nature spontanée. Et ce sans la dénaturer, ni la détruire mais tout en conservant la relation à cette nature et donc son accès, d’une manière non destructive.
Il y a donc lieu de développer la relation à ce que l’on ne gère pas, tout en le préservant. Il existe aujourd’hui pas mal de créativité en la matière. On pourrait regrouper de telles approches dans des logiques de « développement de (la relation à) la nature », en opposition aux logiques de simple « protection » de la nature. Le propos de cet article n’est pas de développer ces stratégies.
Faire avec quoi ?
On dit parfois que Bruxelles est une capitale verte. Ce qui caractérise les surfaces « vertes » de Bruxelles ce sont avant tout les parcs et jardins qui représentent 56% des surfaces vertes et dont 75% sont d’accès privatif (jardins et grands domaines, dont le parc Royal de Laeken).
Des sites de nature « spontanée » comme le plateau de la Foresterie ou le Walckiers, classiquement appelées « friches », représentent 7% des surfaces « vertes » de la ville. Et parmi elles, seulement 13% bénéficient d’un vague statut de protection. En une décennie, de 1998 à 2008, 20 à 25% des friches de la Région de Bruxelles-Capitale ont disparu. C’est un taux de disparition très rapide mais qui fut sans doute plus rapide encore dans la décennie 80, lorsque la plupart des grandes friches ont été affectées. C’est tout ce qui nous reste, il est plus que temps.
Faire avec qui ?
Les acteurs structurellement les plus actifs dans la sauvegarde de la nature à Bruxelles sont les naturalistes. Organisés sous forme associative de longue date – souvent depuis les années soixante – dans les communes de la ceinture verte, ils se sont regroupés dans une plateforme associative « Bruxelles-Nature » pour prendre en compte les enjeux régionaux.
Il est symptomatique que ces acteurs ne disposent d’aucune capacité professionnelle, ni d’aucun financement structurel notable.
C’est symptomatique en terme de reconnaissance et de prise en compte politique de ces enjeux par les acteurs de la gestion de la ville, décideurs politiques entre autres. [2]
D’autre part, cette absence de capacité professionnelle est également conséquente, et lier cela est pertinent pour articuler leurs discours en forme d’attentes sociales, et non d’absolu, face aux autres acteurs urbains professionnalisés.
Faire quoi ?
L’enjeu de la gestion de la nature en ville consistera donc à relégitimer la valeur sociale de la nature à hauteur des attentes sociales fortes des citadins. Il s’agit d’un exercice très difficile pour l’homme occidental que de légitimer ce qu’il ne contrôle pas. Cette relégitimation ne doit pas passer par une augmentation du niveau d’intervention sur la nature. Cela ne signifie pas qu’il ne faut rien faire, il faut travailler à rendre accessible et valoriser cette « altérite émergente », vers les citoyens en attente. Et sans la détruire.
Là commence un programme de travail passionnant si on veut s’en donner la légitimité et les moyens.
Geoffroy De Schutter
[1] Elle peut nécessiter des interventions pour se maintenir, ou en tout cas pour maintenir sa biodiversité. Mais cette intervention reste de l’ordre de la conservation d’une richesse émergente spontanée. Le « jardinage naturaliste » peut ouvrir un autre débat, que nous ne poserons pas ici.
[2] On peut aussi questionner à ce propos la relativement faible implication d’IEB dans ces enjeux ces dernières décennies. Et dont on peut penser que ce dossier augure d’un vrai changement.