2002, c’est le début des travaux du bassin d’orage à Ixelles et aussi celui d’une mobilisation autour de deux enjeux : le réaménagement de la place (et les prémisses des concours d’architecture) et la prise en compte des rivières urbaines et des bassins versants (avec la création des États Généraux de l’eau - EGEB). IEB fut un des acteurs de cette mobilisation au sein de la Plateforme Flagey, avec un positionnement complexe et ambigu.
De longue date, IEB se présente comme une fédération de comités d’habitant·es, mais quelles sont les relations qui se tissent derrière cette idée de fédération ? IEB est-elle le porte-voix, le soutien, le stimulant à l’action des habitant·es ? Est-elle une interface visant à faciliter le dialogue entre comités et pouvoirs publics ?
En 2009, IEB tente de répondre à ces questions en analysant la mobilisation autour de la place Flagey et le rôle à géométrie variable qu’IEB y a joué. Mais dressons d’abord le contexte de la naissance de la Plateforme Flagey. [1]
La lutte contre les inondations en Région de Bruxelles-Capitale fait l’objet de nombreuses études concernant notamment les vallées de la Woluwe et du Maelbeek. La solution retenue pour éviter de saturer le réseau d’égouttage consiste à construire des bassins d’orage de grande capacité. Dès 1978, des discussions ont lieu pour savoir où placer le bassin qui doit accueillir les débordements orageux du Maelbeek. Sous les étangs, sous la place Flagey, ailleurs ? La place Flagey se retrouve finalement l’heureuse élue pour accueillir un bassin d’une capacité de 33 000 m³. La construction du bassin démarre en 2002. Au-dessus de celui-ci, un vide technique, dans lequel est prévu un parking de 186 places.
Des riverains s’inquiètent du montage peu démocratique du dossier. Ils remettent en question la construction du bassin d’orage partant du constat que les études d’impacts sur l’environnement sont insuffisantes. Ces personnes constituent, en 2001, le comité Flagey afin de sensibiliser le public à la problématique du projet et de susciter une mobilisation collective. [2] Ce mouvement fut stigmatisé par les autorités de la commune d’Ixelles qui y voyaient un manque de solidarité avec les populations moins nanties de la rue Gray qui subissaient les assauts de la rivière en crue. L’alternative était infernale : pour être solidaire avec les habitant·es qui subissaient les inondations, il fallait accepter un dossier mal ficelé qui pourrait occasionner des risques pour les biens des riverains du futur chantier. [3]
En février 2002, le collectif Parcours Citoyen insistera et organisera une première « Assemblée des gens du Maelbeek » : plus de cent personnes vont se réunir à La Cambre lors d’une soirée de rencontre intitulée « Eaux amies ou rivières ennemies ». Lors de ce moment d’éducation populaire, Riccardo Petrella signalera que le dispositif des bassins d’orage à Bruxelles et surtout celui de la Station d’épuration Nord en chantier devaient être vu comme un levier technique de la privatisation de la gestion de l’eau.
C’est dans ce contexte qu’aura lieu la première rencontre avec IEB, qui se soldera par un conflit et une absence de relation ultérieure qui durera environ deux ans. IEB s’était érigée en censeur de la légalité : pour la fédération, le permis du bassin avait été délivré sans contestation citoyenne juridique et toute contestation ultérieure était donc vouée à l’échec.
Tandis que les pouvoirs publics rejettent obstinément leurs demandes, les membres du comité Flagey vont alors déplacer leur combat sur la problématique de l’aménagement de la place. Ils ont imaginé faire participer les habitant·es, les commerçants et les associations à la définition de leur environnement via l’organisation d’un appel à idées pour l’aménagement de cette esplanade. Conscient de la nécessité de conclure des alliances afin de bénéficier de ressources et de soutien lui permettant d’atteindre ses nouveaux objectifs, le comité s’est tourné vers des acteurs compétents
La Plateforme s’est ainsi constituée, composée d’acteurs hétérogènes aux objectifs divers mais compatibles : Comité Flagey, Parcours Citoyen, Habitat et Rénovation, La Cambre et le CRAC, Disturb [4] et Elzenehof. La mise à disponibilité de ses compétences par rapport aux procédures d’enquêtes publiques et aux commissions de concertation a été rendue possible par l’intégration d’IEB.
Dans le même temps, certains poursuivirent toutefois la réflexion sur la recherche d’alternatives au bassin d’orage pour diminuer les risques d’inondation. Très vite, ils découvrirent que les dispositifs tels que les bassins d’orage en zone urbaine n’avaient plus cours dans des pays comme l’Allemagne ou la Hollande. Cette approche donnera naissance à la Plateforme Eau Water Zone en 2006, à Maelbeek mon amour en 2008 et enfin aux États Généraux de l’Eau à Bruxelles en 2010, tandis qu’Aquiris, l’entreprise gestionnaire de la Station d’épuration Nord, décidait unilatéralement d’arrêter le fonctionnement de la station en renvoyant les eaux usées directement dans la Senne.
L’Appel à idées lancé en août 2003 par la Plateforme pour le réaménagement de la place fut un succès. Il donnera lieu en septembre 2003 à une exposition de 96 projets en présence de près de 600 personnes ! Le dynamisme, la complémentarité des compétences, la créativité et la capacité d’organisation et de communication de la Plateforme ont permis de donner une visibilité au concours et une crédibilité vis-à-vis des pouvoirs publics avec une reconnaissance partielle de leurs revendications. Parmi celles-ci : l’élaboration de critères d’attribution des marchés publics concernant le projet d’aménagement de la place définis non plus uniquement selon des données techniques mais aussi sociologiques ; la mise en place de concours publics internationaux d’architecture ; la participation des habitant·es garantie plus en amont dans les processus de décision concernant l’aménagement de la place ; la mise sur pied d’un Point d’information citoyen sur la place pendant toute la durée du chantier.
Deux associations de la plateforme, (IEB et Habitat et Rénovation, se proposeront pour assurer la mise en œuvre du Point d’info : un lieu d’écoute et de transmission des demandes et réflexions des habitant·es et/ou usager·es. Mais dans les faits, il s’agira surtout d’assurer la communication des pouvoirs publics vers les habitant·es. La mise en œuvre du Point d’Info va en réalité marquer le début du désinvestissement et la transformation de la Plateforme.
En effet, l’existence du point d’information réduira le rôle jusque-là assuré par le comité Flagey : celui d’informer, de susciter la participation des riverains. Comme les membres du comité sont épuisés par plusieurs années d’activité intense, la naissance du Point d’info porté par les associations, va leur permettre de se désinvestir.
Dans le même temps, Habitat et Rénovation et IEB deviennent des alliés du « camp adverse », celui contre lequel s’est mobilisée initialement la Plateforme. Ils sont liés par des contrats aux autorités régionales et perdent donc leur capacité revendicative par rapport à ces autorités. Ils quitteront la plateforme qui se voit donc amputée d’une partie de ses ressources et déforcée.
La Plateforme ne permettra que partiellement aux habitant·es de mettre en valeur leur expertise et leur droit à la définition de leur environnement : l’expertise professionnelle des architectes dominera l’expertise d’usage revendiquée par les habitant·es. [5] Si les habitant·es représentaient la force qui a donné vie au projet, ils/elles semblent s’être en partie effacé·es derrière des institutions plus compétentes pour réaliser leur projet et être reconnues publiquement.
Les habitant·es ne verront jamais le cahier des charges terminé, alors qu’ils/elles étaient censées y participer jusqu’au bout. Le comité Flagey se retrouvera seul acteur potentiel à pouvoir revendiquer cette participation, les membres de la Plateforme les plus engagés dans la défense de la participation des habitant·es se situant momentanément hors de la Plateforme.
Alors que la Plateforme avait revendiqué que les trois projets finalistes du concours soient exposés aux habitant·es afin qu’ils puissent voter et exprimer leur préférence, les collectifs et institutions directement liées à l’urbanisme et l’architecture défendront avant tout la qualité du projet gagnant. IEB, censée défendre la participation citoyenne, ne réagira pas, étant liée par la convention avec la Région à propos du Point d’info. Les membres de la Plateforme ne réagirent pas non plus.
De façon générale, le fait de devenir un interlocuteur « légitime », à qui les autorités concèdent certaines choses, réduira le pouvoir contestataire vis-à-vis des revendications non entendues. Dans le même temps, l’incorporation de certains membres liés à la plateforme à l’élaboration du projet diminuera la capacité d’action de celle-ci. Par exemple, selon un membre du comité Flagey, la capacité critique de la plateforme lors de l’enquête publique concernant la construction de la cheminée du bassin d’orage se verra amoindrie du fait que le projet était réalisé par un enseignant de La Cambre.
Lors de l’inauguration de la place, en juillet 2008, des membres de la Plateforme rencontrent Pascal Smet, ministre de la mobilité et des travaux publics, dont l’attitude ouverte vis-à-vis du projet de « conférence permanente » les incite à relancer le projet. Ils essayent d’y incorporer de nouveaux partenaires afin d’élargir le réseau. IEB et Habitat et Rénovation réintègrent la plateforme où sont toujours présents Parcours Citoyen et La Cambre tandis qu’Atrium et Cosmopolis (le Centre de recherches urbaines de la VUB) les rejoignent. Disturb, qui n’a pas quitté officiellement la Plateforme, a pris un certain recul depuis qu’un de ses membres a pris la fonction de collaborateur dans le cabinet de Pascal Smet. L’idée d’un forum émerge à ce moment-là, dont l’objectif est d’interpeller les acteurs intéressés (habitant·es, usagers, associations) pour débattre de l’usage de la place Flagey. Les membres de la Plateforme estiment en effet ne pas avoir de légitimité pour prendre des décisions à ce propos. Début 2009, des réunions s’organisent donc régulièrement afin de mettre en place ce forum.
La reprise du débat autour de la question de l’usage de la place a redynamisé la Plateforme, mais les habitant·es y sont peu représenté·es. Parmi les groupes d’habitant·es, seul le collectif Parcours Citoyen l’a réintégrée. Ainsi, malgré la volonté des acteurs de la Plateforme de faire participer les habitant·es et usagers à la gestion de l’usage de la place de leur quartier, ceux-ci sont les grands absents de ce lieu de débat. Entre-temps, la Plateforme joue le rôle de contre-pouvoir, essayant d’éviter des prises de décisions unilatérales des pouvoirs régionaux et communaux concernant l’espace public, veillant à ce que des contrats entre ceux-ci et des acteurs privés n’aboutissent pas à une utilisation privée de la place.
Les relations entre IEB et les habitant·es/ comités ont varié au cours des différentes mobilisations autour de la place Flagey. La force motrice de la mobilisation a surgi d’habitant·es organisé·es — des classes moyennes au capital culturel et social élevé — regroupé·es en comités et de leur capacité à augmenter leurs ressources en suscitant des alliances externes. Ils ont fait appel à IEB.
La coopération d’IEB a pu être un facteur facilitant la mobilisation, mais avec une grande inconstance. La variation du degré de coopération d’IEB a indubitablement été liée au nouveau rôle qu’elle a choisi d’assumer dans le cadre de la « gouvernance » qui s’est instaurée dans les politiques de la Région bruxelloise ainsi qu’à sa dépendance financière à cette dernière.
En jouant la carte de médiateur de la participation citoyenne au service de la Région, la fédération a perdu une partie de son autonomie nécessaire dans les prises de position conflictuelles vis-à-vis de cette institution, ainsi que de la commune dirigée par le président de celle-ci. Ce double engagement d’IEB a fragilisé les alliances avec les habitant·es mobilisé·es, diminué sa crédibilité et sa reconnaissance externe et provoqué des tensions internes au sein de la fédération.
En 2009, IEB fera son bilan et posera les choix qui s’imposent pour redonner vigueur à son positionnement comme contre-pouvoir prospectif. L’association mettra fin à plusieurs conventions instrumentalisantes la liant à la Région et subira en retour une diminution conséquente voire une perte de ses subsides régionaux. Ce qui n’empêche pas la structure, avec son demi-siècle d’existence, d’être une force urbaine critique agissante.
Pour aller plus loin :
[1] Lire l’article de Christine Acheroy et Claire Scohier, « IEB et les mobilisations citoyennes : les cas des quartiers Midi et Flagey », in Bruxelles en Mouvements, n° 227, octobre 2009.
[2] Lire Comité Flagey, « La ville pour qui, par qui ? Le cas Flagey et son Appel à idées », in Les cahiers de la Cambre architecture n°3, pp. 22-29.
[3] Lire Dominique Nalpas, « Toutes les eaux des ruisseaux vont à la mer », Bruxelles en mouvements n°247-248, avril-mai 2011, p. 16.
[4] Ce collectif de jeunes architectes et urbanistes révoltés par le cadenassage du milieu urbanistique, va avoir un impact rapide à travers la popularisation des concours d’architecture (notamment via la Plateforme Flagey et son appel à idées en 2003), avant de se limiter à être un nom derrière lequel ses fondateurs – entre-temps devenus urbanistes, maîtres d’œuvres, fonctionnaires ou élus – pourront continuer à exprimer leurs idées. Ayant défendu de nouvelles pratiques architecturales et urbanistiques, Disturb disparaîtra des radars une fois que des institutions comme l’Agence de développement territorial (ADT, 2008) et le Maître architecte (2009), dont il revendiquait l’existence, seront créées par la Région.
[5] Plateforme Flagey, « L’architecture comme médium de la participation citoyenne », in Les cahiers de la Cambre architecture n°3, p. 64.