Les tours ont fait couler beaucoup de béton à Bruxelles. Aujourd’hui elles font couler beaucoup d’encre. Quelques décennies après leur érection, on peut constater des changements de toutes sortes : relookage, reconditionnement, démolition... mais aussi de nouvelles formes de spéculation. C’est l’heure des questions : qu’en faire, les garder, les raboter, les faire disparaître, continuer d’en construire, mais où ? [1]
BEM 49, mars 2001
Du quartier Nord à la Porte de Ninove, les tours ont la peau dure à Bruxelles. Préférés aux opérations de démolition-reconstruction [2], qui sont par bien des exemples des non-sens écologiques, et comme pour en gommer la mauvaise réputation, les projets de construction de colosses en béton, rebaptisés « émergences », continuent d’être développés [3] . Quant à la rénovation [4] de ces hauts vestiges modernistes, elle irrite lorsque, malgré l’offre pléthorique existante, elle produit toujours plus de bureaux. Souvenirs d’une époque pas si révolue.
Les premières tours de Bruxelles vont voir le jour dans les années 50-60. Sous l’influence du modernisme et de l’essor économique, la ville doit se transformer. Elle sera assainie de ses taudis, elle sera en partie rasée et reconstruite selon des principes rationnels. Les nouveaux projets, bien souvent démesurés, seront basés sur trois objectifs principaux.
À savoir :
Aujourd’hui les perspectives ont bien changé et pour preuve, le PRD de 1995 reprend l’entièreté du Pentagone en zone d’intérêt culturel, historique et esthétique. La Ville de Bruxelles, dans son Plan Communal de Développement de 1999 a déclaré les bâtiments élevés incompatibles avec la forme de la Ville. « Il s’agit de grands blocs monofonctionnels dont l’esthétique et l’implantation sont peu adaptées à un centre historique : tours, murs rideaux, regroupements parcellaires... Ils créent dans le tissu urbain des ruptures d’autant plus problématiques qu’ils se trouvent concentrés dans une partie du Pentagone. » (PCD, 1999, vol.2a. p.55). Il n’empêche que la situation héritée du passé n’est pas facile à gérer, et les choix à faire ne sont pas simples, car aujourd’hui se pose la question du devenir de ces tours. À l’heure des questions, plusieurs options ont déjà été prises : certains immeubles ont fait l’objet d’un rhabillage (Tour du Midi, Berlaymont, Charlemagne, P&V...), la tour bleue des AG a été démolie en 1992, le Centre Rogier est sous le coup d’un permis de démolition, la tour du Cadastre fait l’objet d’un projet de déshabillage-remodelage, la tour du Lotto en est à son troisième projet... Quant à la tour Philips, il est prévu qu’elle soit rasée à l’échéance de son bail en 2066.
Les tours sont associées à la tertiairisation de la ville. Les comités d’habitants ont lutté contre les projets mégalomanes, comme le World Trade Center au quartier Nord, et contre l’implantation de tours isolées cassant l’échelle et le patrimoine des quartiers. Ils ont dénoncé l’urbanisme qui divisait la ville en zones spécialisées : les lieux de travail d’un côté et l’habitation de l’autre avec des voies de communications pour circuler entre les deux. Ces plans ont démoli des quartiers, expulsé leurs habitants et favorisé en général la fuite vers la périphérie. Ces tours ont accru la quantité de bureaux dans le centre. Ensuite, elles ont contribué à raser des îlots chargés de valeur patrimoniale, que ce soit la Maison du Peuple à la place Stevens, ou à la place de Brouckère avec la tour Philips et le centre administratif de Bruxelles-Ville.
Comme l’équipement des tours a prodigieusement vieilli, que leurs aménagements intérieurs ne sont plus porteurs sur le marché (des bureaux) et que les canons du design ont changé, les promoteurs veulent désormais « rénover » des carcasses vieilles de 40 ans. Pour faire simple, ces bâtiments obsolètes représentent du terrain à bâtir vertical, virtuellement extensible, que les promoteurs veulent rentabiliser en y reconstruisant davantage de surfaces de bureaux et en y ajoutant des parkings. On démolit, on gonfle le volume mais la tour reste dans le paysage urbain et défigure. En effet, dans les projets qui font l’actualité, les tours subissent soit un rehaussement soit un tassement avec élargissement de leurs bases.
Depuis les années 50-60, le marché a changé. À l’époque, les entrepreneurs connus achetaient des maisons pour démolir et construire du bureau, de préférence dans les zones où cette affectation n’était pas encore reconnue. Cette activité alimentait l’entreprise générale de construction. Aujourd’hui, le plan de secteur et le PRD ont
consacré les zones de bureau. L’immobilier est devenu un « produit financier » qui s’apprécie en fonction de son rendement, celui-ci est le résultat du rapport entre le coût d’investissement et les recettes des loyers. La problématique des tours devenues vieilles s’apprécie pour leur propriétaire en fonction de ce critère de rendement. La suppression de plusieurs étages ou la suppression des tours est un désastre financier. Seule une autorité publique forte et courageuse peut imposer une telle opération, si elle offre en même temps une compensation.
Les comités d’habitants du Pentagone s’estiment menacés par les nouveaux projets. Ils se sentent lésés car « le centre historique ne devrait tolérer aucun dépassement de hauteur par rapport aux gabarits traditionnels ». Dès lors, les habitants qui ont vécu ces années noires ne peuvent s’empêcher de clamer que « Les tours sont une erreur historique, il faut les démolir » et surtout proscrire leur multiplication. Selon eux, trois tours mériteraient la pioche des démolisseurs : le Lotto, la tour Stevens et le Hilton.
« Pour garder le charme historique du centre, les autres tours devraient être diminuées mais aussi affectées en partie au logement pour ramener la population que les bureaux ont fait fuir. »
Pour autant que les pouvoirs publics s’engagent à élaborer des solutions, la diversité des situations fait que le sort des tours se jouera au cas par cas selon le contexte de chacune. Parmi les critères, il s’agit de savoir si elles sont nuisibles à leur environnement et si elles ont des qualités intrinsèques.
Les projets de démolition et de reconstruction laissent présager des résultats bien pires que les bâtiments existants. Dans la logique du développement durable, la reconversion qui permettrait d’éviter d’énormes chantiers de démolition serait préférable. Pour tous les comités d’habitants, les pouvoirs publics ont donc pour tâche d’empêcher les projets incompatibles avec l’échelle urbaine.
Certaines villes ont apporté d’autres solutions aux problèmes de leurs tours. La construction en lisière de ville, comme à Atlanta ou à la Défense à Paris concentre et donne une cohérence aux gratte-ciels. À La Haye, par contre, c’est à la recréation d’un tissu urbain qu’on assiste. Le quartier moderne des années 50 est complètement dévolu aux grands gabarits avec un effort d’harmonie architecturale mais aussi de mélange des fonctions. Ainsi, la mixité des activités et de l’habitat anime un quartier qui fonctionne comme tout quartier urbain. À Bruxelles, la logique de gestion de fonctions multiples est quasi inexistante, c’est pourtant l’une des innovations les plus originales pour ramener des habitants dans le centre. Le projet de reconversion de l’ancien immeuble de la RTT rue des Palais en est la preuve.
Mais peut-être faut-il soulever quelques autres questions avant de faire un choix :
Reste la question de ce qui remplacera les bâtiments rasés, transformés, remodelés, rhabillés, revus, corrigés à la lumière des techniques et des tendances contemporaines... Quelles espèces de « choses » serons-nous capables d’inventer à la lumière de l’expérience vécue ?
Michel Renard, permanent au Rassemblement pour le Droit à l’Habitat, présente la problématique des logements sociaux.
L’ensemble du parc des logements sociaux, dont ceux qui sont installés dans les tours, vont faire l’objet d’un cadastre technique. Il apparaît dès à présent qu’il faudra des budgets colossaux pour les rénover.
Certains immeubles sont tout à fait obsolètes (déperdition énergétique, matériaux de faible qualité, équipements défaillants, etc.). Certains logements ne disposent même plus d’eau chaude. À l’époque de leur construction, les travaux se faisaient sans souci pour la qualité, ni pour les coûts énergétiques. Le chauffage ne coûtait pas cher. Même si l’on souhaitait détruire ces bâtisses insalubres (par exemple, au Rempart des Moines), il serait difficile de reloger d’un coup les nombreuses familles qui habitent les 320 logements.
Cela rappelle que dans le débat il n’y a pas que les aspects esthétiques, fonctionnels ou urbanistiques, le coût humain compte aussi. D’un point de vue financier, il serait préférable d’éviter la démolition des tours de logements sociaux. La hausse des prix, à l’occasion de la reconstruction, serait un facteur dissuasif pour le maintien des occupants actuels. On peut craindre que la politique préconisée par la Ville de Bruxelles dans son Plan Communal de Développement (réduction de la hauteur des tours dans le Pentagone) ne conduise aussi à la destruction de barres de logements sociaux, afin de réaliser un « nettoyage social ». Ceci dit, la majorité à Bruxelles-Ville a changé. Cette réflexion veut rappeler que l’on ne peut écarter la problématique « logements sociaux » de celle des tours.
[1] N’ont été gardés du texte publié à l’époque que les morceaux qui offrent un reflet pertinent avec l’actualité.
[2] Tour Rogier, bientôt les immeubles KBC (voir avis IEB) et Remparts des moines.
[3] La Silver Tower sort de terre au quartier Nord et les tours Moebius s’y voient déja, trois tours sont prévues dans le PAD porte de Ninove (voir avis IEB), etc. etc.
[4] Projet Zin (voir avis IEB).