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La géo-ingénierie au service du statu quo

À l’échelle mondiale, les émissions de gaz à effet de serre (GES) continuent d’augmenter et l’on peine à entrevoir le moment où la courbe s’inverserait. Dans ce contexte, certain·es tentent peu à peu d’imposer la géo-ingénierie ou ingénierie climatique comme une solution crédible face au réchauffement climatique.

De manière croissante, la technologie et ses solutions se présentent comme des outils censés nous permettre de gagner un temps précieux pour amorcer le virage de la « transition » énergétique. À l’heure où il est raisonnable de penser que le réchauffement global passera la barre des 1,5°C, la géo-ingénierie n’est-elle pas une bouée à laquelle certains s’accrochent pour profiter du business as usual ?

Blanchir les nuages, les faire pleuvoir sur commande, épaissir la banquise, capturer le CO₂ dans l’air ambiant ou encore bloquer les rayons du soleil, les propositions fusent pour modifier la météo et le climat.

Qui dit géo-ingénierie ?

Selon le Groupe International d’Experts sur le Climat, la géo-ingénierie désigne « un vaste ensemble de méthodes et de techniques visant à modifier délibérément le système climatique pour lutter contre les effets du changement climatique ». Ce qui est notable dans cette définition, c’est l’organisme qui l’a produite. Dès 2001, le réputé GIEC intègre certaines de ces méthodes dans ses rapports concernant la lutte contre le réchauffement climatique, ce qui leur confère une plus grande crédibilité. La captation du CO₂ fait l’objet d’un rapport spécial en 2005 [1] et est partie intégrante des modélisations décrites dans le « résumé à l’intention des décideurs » de 2023 [2] pour atteindre les objectifs de neutralité carbone en 2050.

Bien qu’imaginée dès le XIXe siècle, c’est à l’aube du XXIe siècle que la géo-ingénierie s’immisce dans les discours, et de manière plus prégnante encore ces dernières années. Son évocation à la COP 28 de Dubaï renforce sa position comme solution incontournable pour pallier les effets du changement climatique, non sans mise en garde des Nations Unies qui craignent un détournement des engagements pris lors de l’Accord de Paris. Désormais, la question n’est plus tant de savoir si mais plutôt comment et par qui ces techniques à grande échelle seront mises à profit.

Attrapez-les tous !

Dans l’ingénierie climatique à grande échelle – dont les effets sont planétaires –, deux grandes familles de techniques font actuellement l’objet d’investissements conséquents en matière grise et en capitaux. Aucune n’a actuellement atteint un stade d’aboutissement permettant une large mise en œuvre.

Une technologie est néanmoins estimée proche de la maturité par ses adeptes : la capture ou captation du CO₂. Elle vise à éliminer l’excédent de dioxyde de carbone dans l’atmosphère soit par extraction de l’air ambiant, soit en le captant directement à la source (à la sortie des usines). Le gaz est par la suite stocké ou réutilisé. Plusieurs possibilités s’offriraient pour la réutilisation : production de carburants synthétiques, recyclage en matériaux de construction… À ce stade de développement, ces procédés qui tentent de s’inscrire dans une démarche de circularité sont considérés comme trop énergivores pour être réellement intéressants.

Le stockage est donc privilégié à court terme. Le CO₂, préalablement liquéfié, est enfoui à grande profondeur dans des formations géologiques, d’anciens puits gaziers ou pétroliers. Ces dernières années, des projets pilotes ont émergé à travers le monde, y compris en Europe où la filière est en pleine expansion.

Plusieurs de ces programmes-tests se trouvent dans le Hainaut où Holcim (multinationale du ciment) a reçu, en 2022, un financement de 550 millions d’euros du Fond européen d’investissement pour développer une usine plus vertueuse, notamment via la captation du CO₂ de ses cheminées.

Si la capture du carbone semble plutôt bien maitrisée, c’est la suite du processus qui en est toujours au stade de la recherche. Dans le cas de cette usine, une fois capté, le gaz doit être acheminé vers une usine de transformation, liquéfié, puis expédié par bateau jusqu’en Norvège. Il sera ensuite stocké dans le sous-sol maritime via des pipelines. Le bilan énergétique de ce procédé est très élevé, mais une fois ce processus réalisable, Holcim pourra se targuer de produire un ciment à plus faibles émissions, se démarquant ainsi des autres cimentiers (à grand renfort de subventions publiques) [3].

Si l’Union européenne investit autant dans ces technologies, c’est qu’elle prévoit dans sa nouvelle stratégie de gestion du carbone, publiée par la Commission au début de 2024, de séquestrer 450 millions de tonnes de CO 2 par an d’ici 2050 [4]. La pratique a le vent en poupe, et le gouvernement du Royaume-Uni vient d’annoncer, début octobre 2024, la création d’un fonds de 25 milliards d’euros sur 25 ans, dédié à la recherche pour la capture et le stockage de carbone [5].

La nature, en mieux

Certains secteurs de la recherche se penchent sur une maximisation de la fonction d’absorption du carbone par le vivant. La fertilisation des océans en est un exemple. Le phytoplancton est un microorganisme, présent à la surface des océans, qui fixe le CO 2 par photosynthèse et l’entraine par le fond à la fin de son cycle. Sur un périmètre donné, du fer ou de l’azote sont déversés pour stimuler la croissance du phytoplancton, accélérant son absorption des gaz à effets de serre de l’atmosphère. Des expériences de « fertilisation des océans » ont été menées depuis les années 1990 notamment par la firme californienne Planktos. En 2008, celle-ci prévoit un ensemencement à large échelle dans les Galapagos. L’opération capote, faute de fonds, les associations environnementales ayant tiré la sonnette d’alarme et refroidi les investisseurs. Le projet germanoindien LOHAFEX, lui, a déversé 10 tonnes de sulfate de fer dans l’Atlantique sud sur une surface de 300 km 2, mais n’a pas pu passer à l’échelle supérieure car le gouvernement allemand y a mis un terme pour les mêmes raisons. Suite à plusieurs expériences, un moratoire sur la fertilisation des océans est prononcé en 2008 par la convention de l’ONU pour la biodiversité, motivé par la mauvaise capacité d’évaluation des risques pour les écosystèmes et le caractère marchand de certaines des expériences menées.

Jusqu’à la stratosphère

La seconde famille de techniques à large impact est la géo-ingénierie solaire ou gestion du rayonnement solaire. L’innovation phare est le « bouclier solaire », largement inspiré des éruptions volcaniques de grande ampleur, notamment celle du Pinatubo en 1991 (10 à 20 millions de tonnes de soufre sont crachées dans l’atmosphère et la température globale baisse de 0,5 degré durant plusieurs mois).

Le principe est de renvoyer les rayons solaires vers l’espace et d’atténuer de facto le réchauffement de la terre. La première piste est d’injecter, par avion ou par ballon, des aérosols (carbonate de calcium, oxyde de soufre) qui vont se répartir dans l’atmosphère et agir comme des miroirs durant un temps, avant de se disperser. Il faut ensuite recommencer, endéans quelques mois.

Outre un risque non encore identifié pour la couche d’ozone et l’équilibre climatique global, l’une des menaces majeures identifiées est qu’en cas d’interruption des injections, les degrés « gagnés » grâce à cette technologie soient rattrapés en quelques années. Un effet boomerang qui mettrait en péril des écosystèmes n’ayant alors aucune chance de s’adapter progressivement. De surcroît, un tel choix technologique s’impose aux générations à venir.

Faisant fi de tout principe de précaution, l’entreprise américaine Make Sunsets tente une expérience de petite ampleur en février 2023. Deux ballons gonflés d’hélium et de dioxyde de soufre (SO 2) sont lâchés dans l’espoir que leur contenu se libère dans la stratosphère [6]. Cette expérience, dont on ignore le succès puisqu’elle n’a pas fait l’objet d’études indépendantes, est l’une des premières en matière de géo-ingénierie solaire. La communauté scientifique internationale la condamne car elle est effectuée en dehors de tout cadre ou accord sur le sujet. Peu importe à la startup qui se revendique audacieuse face à l’adversité et vend sur son site Internet des « cooling credits » pour 9,95 $. Make Sunsets promet en échange la libération d’un gramme de « nuage » qui, selon ses propres dires, compenserait l’effet de réchauffement d’une tonne de CO₂ durant un an [7].

Une autre piste de bouclier solaire est étudiée par le MIT (Massachusetts Institute of Technology). Le projet Space bubbles [8] vise la création d’une « barrière de bulles » (des boucliers gonflables en silicium additionné de liquides ioniques et de graphène), destinée à être positionnée entre le soleil et la terre et à dévier 1,8% des rayons solaires avant qu’ils ne nous atteignent. Le projet annonce sur son site être capable d’inverser le réchauffement climatique actuel.

Le CO₂, ça rapporte

Les États-Unis, la Chine, l’Australie, les pays du Golfe et plusieurs pays d’Europe investissent massivement dans la recherche en ingénierie climatique. Avec le monde de la finance, les gros pollueurs (industrie pétrolière, cimenterie…) sont aussi des investisseurs de premier plan, tout comme les milliardaires de la Silicon Valley : Bill Gates, Richard Branson, Marc Zuckerberg, Elon Musk et bien d’autres encore qui participent à l’effort de développement de ces technologies échappant encore à toute régulation. Une manière de verdir leur image en se réservant des parts de choix dans un marché qui s’annonce juteux.

Ces solutions hautement technologiques pour freiner la catastrophe en cours sont encore soit trop chères, soit trop incertaines. Capturer et séquestrer une tonne de carbone coûterait 2 à 5 fois plus cher que le prix d’une tonne de carbone sur le marché européen d’échange de quotas (65 € environ). Quand le prix de ces quotas augmentera, la captation deviendra compétitive et réellement intéressante pour les investisseurs. On peut imaginer qu’un nouveau marché de quotas d’absorption carbone émerge alors, parallèle au système actuel et éponge les dettes environnementales des usines ou des états qui ne veulent ou ne peuvent baisser leurs émissions. Notons que certains des acteurs majeurs de l’innovation en captation du CO₂ et plus généralement en géo-ingénierie sont directement issus d’industries à l’origine du réchauffement climatique (pétroliers, cimentiers, milliardaires de la Silicon Valley…).

Un ensemble de méthodes et de techniques visant à modifier délibérément le système climatique pour lutter contre les effets du changement climatique…

Far-west technologique

La géo-ingénierie à grande échelle pose un insoluble problème de gouvernance en ce qu’elle s’impose à l’ensemble de la planète, de ses habitats et habitant·es qui forment un système complexe, interdépendant : un bien commun. Là où ces éléments (atmosphère, océans, soleil…) sont régis par différents acteurs aux intérêts souvent divergents, c’est une gestion décloisonnée que ces technologies requièrent.

Qui est, dès lors, légitime pour décider de l’usage d’une technologie ? À qui s’impose-t-elle ? À quel escient est-elle utilisée ? De nombreux enjeux géopolitiques et économiques sont soulevés et si des décisions étaient prises, elles risqueraient de refléter les rapports de force actuels.

Depuis plusieurs années, des activistes et associations environnementales, des groupes de scientifiques ou organes internationaux alertent sur la nécessité des accords globaux en vue de protéger la planète et ses habitant·es contre l’absence de gouvernance de ces technologies. Les impacts sont à la fois vastes et encore inconnus, mais les risques pour la biodiversité (réelle alliée dans la lutte contre les GES), l’accès aux ressources (notamment alimentaires), l’accroissement des inégalités sociales, etc., sont bien réels. Un accord international (et la tenue d’un large débat démocratique) est certainement souhaitable mais il est illusoire de penser qu’il serait ratifié et respecté par tous les pays pionniers de l’ingénierie climatique.

De surcroît, plusieurs éléments complexifient encore davantage la création d’une stratégie commune. Le fait que l’on puisse utiliser ces techniques sans que personne ne s’en aperçoive en est un ; la possible utilisation à des fins militaires en est un autre. Le manque de recul et d’études indépendantes sur les conséquences environnementales de leur utilisation est aussi un élément déterminant. Le plus souvent, ce sont les producteurs de ces technologies qui les réalisent, sans consensus sur les méthodes.

L’avènement de ces techniques constitue du reste une « fuite en avant » au détriment de la protection de l’existant et retarde l’implémentation de mesures indispensables pour endiguer le réchauffement climatique. La sphère scientifique est d’ores et déjà partagée entre l’obligation de mettre en œuvre ce type de solution pour atténuer les effets du changement climatique, et la crainte qu’elles ne poussent à l’inaction ou au renoncement à la lutte contre les émissions de GES.

Miroir aux alouettes ?

L’ingénierie climatique serait donc la soupape qui assurerait le temps nécessaire aux industriels pour changer leurs techniques, diminuer leurs émissions. Elle permettrait la mise en œuvre de processus vertueux nous délivrant de notre dépendance aux énergies fossiles en la remplaçant par des énergies renouvelables… C’est sans compter que dans l’histoire de l’énergie, il est plutôt question d’accumulation que de substitution. À l’échelle mondiale, la consommation énergétique ne cesse de croître et les nouvelles sources de production s’additionnent aux précédentes sans les faire disparaître.

La géo-ingénierie porte la promesse d’un découplage Lire p. 4 entre la croissance économique et celle des émissions de CO₂ qui pourrait rendre moins pressante la nécessité d’enrayer le réchauffement climatique.

Par ailleurs, la géo-ingénierie climatique ne s’attaque bien souvent qu’à une partie du problème lié au réchauffement climatique. Cela ne doit pas occulter les multiples autres défis qui nous attendent, ni le fait que le dérèglement du climat n’est pas le seul souci auquel nous allons devoir faire face (crises sociales, effondrement de la biodiversité…).

D’un point de vue social et de gouvernance, la direction prise actuellement par les recherches et les capitaux n’augure pas l’avènement d’une technologie d’intérêt général qui sera utilisée de manière concertée. Elle constitue dès lors un risque supplémentaire de reproduire et de renforcer les inégalités existantes.

par Maud Marsin

Chargée de mission, co-coordinatrice


[1Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), « Piégeage et stockage du dioxyde de carbone », rapport spécial, 2005 [https://www.ipcc.ch].

[2Intergovernmental Panel for Climate Change (GIEC), « Summary for Policy Makers », 2023, [https://www.ipcc.ch].

[3Déclic - le tournant, « Capter le CO₂, une solution magique ? », octobre 2024 [https://auvio.rtbf.be].

[8Massachussets Institute of Technology, Senseable City Lab, « Space Bubbles » [https://senseable.mit.edu].