Jean-Baptiste Godinot — 8 février 2012
L’homme ne sait pas créer de matière, et pourtant, nous vivons dans des sociétés matérialistes, où les objets et la marchandise sont maîtres, où la consommation est devenue une religion dominante. Ce que nous nous plaisons à appeler richesse est mesurée à l’aune des biens accumulés. Mais comment fait l’homme pour produire toutes ces choses alors que lui-même ne peut pas créer de matière ? L’homme transforme la matière qu’il puise dans les ressources naturelles en outils d’abord, en biens ensuite, en marchandise enfin.
L’économie dans la nature
Nos sociétés matérialistes de consommation sont donc directement, irrémédiablement et particulièrement dépendantes de la nature. Pour y voir un peu plus clair, rien de tel que tenter de dessiner à très gros traits le tableau de l’activité humaine sur la planète, en identifiant les mouvements de la matière, puisque l’homme en fait un usage inconsidéré. L’économie, d’un point de vue macroscopique [1], fonctionne comme une énorme machine [2].
L’ensemble des bulldozers, tracteurs, foreuses, camions, trains, véhicules, grues, alimenté par de l’énergie tirée du pétrole, du gaz, du charbon, de l’uranium, etc., est devenu une puissance tellurique. Toute cette machinerie extrait des milliards de tonnes de ressources de terre chaque année. Elles sont ensuite transformées en marchandises, avec d’autres machines — industries de transformation, de conditionnement, en tout genre — qui tournent elles aussi à l’énergie et émettent des quantités considérables de pollutions et déchets en tous genres. à terme, les marchandises ainsi produites deviennent à leur tour des déchets.
Le processus économique n’est donc pas un cycle, mais un arc d’extraction des ressources - transformation - rejet de déchets. Notre économie est traversée par un flux de matières et d’énergies devenu gigantesque. Il excède très largement les capacités de régénération de la terre qui produit les ressources et absorbe les déchets, mais dans une certaine limite seulement. Cette énorme machinerie économique commence à caler. Une pénurie de ressources est observable à l’entrée du processus économique et une saturation à sa sortie. La saturation à la sortie c’est, par exemple, le bouleversement climatique (trop de gaz à effets de serre émis par les activités humaines), la pollution des sols et des eaux. La pénurie à l’entrée, c’est le manque progressif de nombreuses ressources que nécessitent nos activités économiques : citons, entre-autres choses et dans le désordre, les terres arables, le poisson qui peut être assimilé à un stock, presque tous les métaux, et logiquement les énergies fossiles qui sont celles qui font tourner la quasi-totalité des machines nécessaires au processus économique [3].
Parmi ces énergies fossiles, une est particulière : le pétrole. Il n’existe aucune autre forme d’énergie naturellement aussi concentrée et facilement accessible sur terre. Un litre de pétrole brûlé dans un moteur représente un travail équivalent à celui que 10 individus produisent en pédalant comme des malades pendant 24 heures [4] (essayez un peu de jouer au litre de pétrole pour voir).
Pic du pétrole
L’exploitation industrielle du pétrole débute au 19e siècle et va depuis crescendo. Depuis 2004, l’humanité consume environ 87 millions de barils de 159 litres de pétrole par jour, soit l’équivalent du contenu de 4 600 piscines olympiques qui partent en fumée quotidiennement pour faire tourner la machinerie économique.
Depuis 2004, car cela fait maintenant 7 années que, grosso modo, la production pétrolière mondiale stagne. Aurait-on atteint le maximum ? C’est une hypothèse plausible, qui rencontre les analyses des géologues qui parlent du pic du pétrole. La théorie du pic du pétrole est née du cerveau du géologue M.K. Hubbert [5], qui annonçait en 1956 que la production pétrolière américaine atteindrait un pic en 1970 pour ensuite décliner inexorablement, à un taux prévisible. Inutile de dire que l’Oncle Sam s’est amplement moqué de cette prévision de Cas-sandre, de catastrophiste, d’oiseau de malheur, d’individu négatif, de pessimiste, de rétrograde, de cette peur de l’avenir, de ce manque de foi dans le génie humain et la science, de cet appel au retour aux cavernes, etc. Manque de chance, M.K. Hubbert avait raison : le pic pétrolier des États-Unis a été atteint en 1970.
Depuis lors, de nombreux géologues ont pour-suivi ce genre d’études et ont appliqué les formules affinées à l’ensemble des champs pétrolifères et ressources pétrolières connus. Il n’existe pas d’accord absolu sur la date précise du pic pétrolier mondial, les géologues indépendants prédisant un pic aux alentours de 2010, certaines compagnies pétrolières vers 2050, toute la panoplie intermédiaire étant disponible sur le marché. Et puis tout à coup, surprise dans les chaumières, c’est l’Agence Internationale de l’Energie (AIE) qui a pour ainsi dire mis tout le monde d’accord. Cette agence qui défend les intérêts des pays industrialisés, après avoir nié la possibilité du pic avec une constance qui frisait la compulsion, a finalement déclaré fin 2010 que le pic pétrolier pour les pétroles conventionnels [6] avait été franchi en… 2006 !
Pourtant, selon l’AIE, fin 2010, il n’y avait toujours pas vraiment d’urgence. Voyez le graphique ci-dessous, qui vaut tous les aveux du monde. Après la barre verticale qui est la fin du plateau de production (regardez de près, le pic a un peu la forme d’un plateau), les champs de pétrole actuellement exploités déclinent. La pente de la courbe foncée est déterminante parce que la vitesse à laquelle disparaissent les capacités de production joue un rôle considérable sur notre capacité à les remplacer. Si les nouvelles capacités ne compensent pas les pertes de production, il n’y a plus assez de pétrole en vente sur le marché, et badaboum. Or dans le schéma de l’AIE, le déclin est très rapide : en 2035 il y a un manque d’environ 40 millions de barils par jour à combler ! Cela fait l’équivalent de 4 fois la production totale de l’Arabie saoudite à trouver et à mettre en production d’ici là.
Autant rêver ? Mais non nous dit l’AIE en 2010 : on va en trouver autant (en clair dans le schéma AIE) et en plus on pourra continuer à croître en transformant encore plus de gaz et en extrayant toujours plus de pétroles rares (schistes bitumineux, pétrole offshore profond, etc.). Pas un seul géologue ne croit à ce scénario qui est parfaitement invraisemblable, surtout lorsqu’on le compare à la réalité des découvertes de nouveaux champs pétrolifères depuis 1930, ci-dessous [7].
D’ailleurs pas plus tard que le 20 octobre dernier, l’AIE déclarait que « sans changement de cap complet [en matière de comportement et de politique énergétique] le monde se dirige vers un avenir terrible » [8]. C’est rassurant de vérifier une théorie, n’est-ce pas ?
Non, non, rien n’a changé ?
Avez-vous entendu parler du pic du pétrole à la télé ? à la radio ? Dans la bouche de nos représentants politiques ? Peut-être une fois ou l’autre, avec un petit peu de chance. L’enjeu est pourtant colossal, puisqu’il s’agit de rien moins que la disparition du soubassement de notre civilisation industrielle. Serait-on reparti comme dans les années 60, quand à peu près tous les économistes, politiciens et commentateurs, de gauche et de droite, brocardaient le géologue Hubbert qui les empêchait de penser en rond ? En fait, les temps ont changé (ceci est un scoop). Bien que les dirigeants de tous poils se refusent largement à prendre en charge ce problème majeur, on peut dire sans se tromper qu’ils sont aujourd’hui au fait de l’enjeu.
En Belgique, les trois parlements régionaux ont chacun adopté une résolution sur les pics du pétrole et du gaz, qui insiste sur l’urgence de prendre des mesures fortes pour éviter le pire du choc [9]. De nombreuses entreprises ou consortiums privés ont réalisé des études approfondies sur cet enjeu, comme par exemple la Lloyd’s of London/Chatham House, ou le UK Industry Taskforce on peak oil & energy security [10]. Les armées états-unienne et allemande ont aussi averti du danger majeur que le pic du pétrole représente pour la sécurité. La Joint Force Command des USA écrivait ainsi en 2010 : « en 2012, les surplus de capacités de production pétrolière pourraient avoir entièrement disparu, et pas plus tard qu’en 2015, le déficit de production pourrait avoisiner 10 millions de barils par jour ». La Bundeswehr estimait quant à elle le pic aux alentours de 2010 et jugeait que ses effets se feraient sentir 15 à 30 ans plus tard. Parmi ceux-ci, des pénuries des biens de première nécessité dont la nourriture et de manière plus générale : « à moyen terme le système économique global et toutes les économies nationales de marché pourraient s’effondrer ».
Pourtant, face à l’ampleur du défi, on n’observe aucune réorientation significative des politiques publiques qui permettrait d’atténuer le choc. C’est bien à ce niveau (politique) que les réorientations doivent être initiées vu la nature du problème qui est transversal, multidimensionnel, macroscopique. à l’inverse, on observe plutôt une fuite en avant catastrophique si l’on en juge par les guerres du pétrole qui se multiplient (Irak, Soudan, Lybie) et la dévastation accélérée de la nature pour accès à de nouveaux gisements qui ne constituent pourtant aucunement une solution (schistes bitumineux, offshore profond) énergétique mais de véritables désastres sociaux et écologiques.
La classe politique tente de maintenir en équilibre un édifice (et ses strapontins) qui repose sur une ressource qui va commencer à disparaître. Cela est concevable si l’on en juge par la nature de la crise qu’implique le pic du pétrole : il ne s’agit pas d’un simple accident de l’histoire mais de la faillite de notre mode de développement basé sur l’illusion de la croissance (économique) infinie alors que les ressources sont limitées, et la double exploitation de l’homme et de la nature qu’elle implique. Comment attendre d’un système qui repose sur des prémisses illusoires de trouver la solution aux problèmes qu’il crée lui-même ?
Cela nous laisse cependant avec un petit souci sur les bras : que fait-on pour se préparer à l’ère de l’énergie de plus en plus chère et à la raréfaction de l’accès au pétrole ? De toute évidence, il faut inventer de nouvelles solutions, de nouvelles façons de voir les choses et de les entreprendre.
En bataillant ferme pour parvenir aux décisions politiques qui changeront la donne, et sans attendre Godot, il est possible de s’inspirer de nombreuses solutions pratiques et pratiquées notamment dans le mouvement des villes en transition pour faire avec moins de pétrole. Une clef : construire des systèmes résilients, qui dans le cas de communautés humaines, sont ceux qui ont « la capacité de ne pas disparaître ou se désorganiser au premier signe d’une pénurie par exemple de pétrole ou de produits alimentaires mais, au contraire, de répondre à ces crises en s’adaptant » [11].
Ce n’est pas la fin du monde
L’humain a cette fâcheuse tendance à réduire le réel à ce qu’il peut en percevoir, ce qui le mène souvent à se prendre pour le centre du monde — critique à laquelle n’échappe pas même celui qui l’énonce. Tout ce qui est trop éloigné de lui dans le temps, l’espace ou les symboles a cette magique disposition à ne bientôt plus franchir le seuil de la conscience. C’est une agréable et confortable façon de se débarrasser des problèmes et de l’altérité, mais c’est aussi prendre le risque de violents retours de manivelle réelle. Il semble que notre époque et les humains qui l’habitent jouent un jeu particulier en cette matière. Il se trouve même des individus pour clamer la supériorité de nos sociétés d’opulence sur toute autre forme d’organisation humaine !
Un bref aperçu visuel, ci-dessus, de l’histoire du point de vue de la matière-pétrole est à ce titre éloquent. Voyez à quoi ressemble la consommation de pétrole par les machines humaines au cours d’une très brève histoire du temps (2000 ans avant et après aujourd’hui) [12]. Devinez où nous sommes ? Inventons quelque chose de mieux, en gardant à l’esprit que la fin d’un monde, ce n’est pas la fin du monde.
[1] À l’inverse du point de vue microscopique qui se concentre sur le petit, le macroscope revient à regarder l’ensemble.
[2] Serge Latouche, La mégamachine. Raison techno-scientifique, raison économique et mythe du progrès. Essais à la mémoire de Jacques Ellul, La Découverte-MAUSS, 2004.
[3] Il va de soi que le processus économique repose également sur le travail humain. Nous nous focalisons ici sur la dimension matérielle et énergétique de cette économie, qui est caractérisée par une double exploitation : de la nature et des hommes. Oublier l’une ou l’autre de ces dimensions empêche de comprendre ce qui est en train de se passer.
[6] Exemple : le pétrole de Lybie, d’Irak, du Darfour, de Tchétchénie, pas les schistes bitumineux de l’Alberta canadienne qui vient de se retirer du protocole de Kyoto.
[8] http://petrole.blog.lemonde.fr/2011/10/20/vers-un-avenirterrible-sans-changement-de-capagence-internationale-de-lenergie/.
[9] Pour Bruxelles : Résolution du Parlement Bruxellois - Document A-446 (2008/2009) N° 1 à 3 : adoptée à l’unanimité en Commission le 9 décembre 2008 et à l’unanimité moins le Vlaams Belang et le Front National en plénière le 19 décembre 2008.
[12] Figure « The Flame in the Darkness », extrait de Strategic choices for managing the transition from peak oil to a reduced petroleum economy, Sarah K. Odland, master thesis, 2006.