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La dynamique fâcheuse de la transformation des boulevards du centre-ville en piétonnier géant

Jérôme Matagne et Mohamed Benzaouia – Juin 2015

La transformation du boulevard Anspach en piétonnier géant s’inscrit moins dans un projet de mobilité que dans l’ambition économique et commerciale de la Ville de Bruxelles. Elle aura dès lors des impacts sur les prix du foncier et des loyers ainsi que sur la structure commerciale existante. Or, la Ville n’accepte pas que son projet soit remis en cause, ni même d’en évaluer les impacts.

La vitrine flatteuse du piétonnier (qui peut dire qu’il est contre les piétonniers ?) cache évidemment des conséquences fortes en matière de mobilité. Il faut pourtant oser dire que ces conséquences sont fâcheuses : des petites rues historiques seront transformées en mini-ring ; 4 chantiers de parkings souterrains encourageront le trafic automobile ; la STIB sera refoulée hors de l’hyper-centre ou perdra ses sites propres ; les personnes à vélos sont repoussées parmi les autos. Toutefois, le piétonnier et le plan de circulation qui l’accompagne ne répondent pas prioritairement à des objectifs de mobilité mais bien à un projet socio-économique. D’ailleurs, la première fois que ce piétonnier nous a été présenté, il ne constituait qu’une partie d’un plan plus vaste de « revitalisation économique et commerciale ». Ce jour-là, il nous a été expliqué que la Rue Neuve avait perdu la place enviée d’artère commerçante la plus fréquentée du royaume au profit du Meir d’Anvers : la Ville ne pouvait l’accepter, elle se devait de réagir !

À quoi rêve-t-on ?

C’est donc obnubilée par le « benchmarking » concurrentiel que la Ville veut doper son attractivité (et donc aussi ses finances) en misant tout sur le « citymarketing ». Il s’agit d’une part d’attirer de grandes enseignes commerciales en leur offrant un nouvel écrin tout le long du boulevard Anspach. Et d’autre part, de créer un espace public vaste et assez dégagé pour accueillir en toutes saisons des événement phares, tels les plaisirs d’hiver et les robes de Lady Gaga. Les intentions du projet ne font pas de doute mais ses conséquences potentielles pour les habitants et les commerces restent bien plus nébuleuses. Si ces deux mécanismes rompent l’équilibre commercial et éjectent les commerces actuels, c’est tant mieux : ils ne correspondent pas à l’image chic et choc que la Ville a d’elle-même. Si ces deux mécanismes aboutissent à chasser les habitants actuels et à faire grimper les loyers, c’est tant mieux : la Ville compte bien « élargir son assiette fiscale » en attirant une nouvelle population branchée et fortunée qui payera des impôts – au contraire des prolos qui habitent aujourd’hui en plein centre.

Aujourd’hui, Bruxelles a une particularité qui est aussi une chance : les pauvres y habitent près du centre. Contrairement à beaucoup d’autres capitales où le niveau de vie des ménages diminue avec l’éloignement de la grand-place. Évidemment, ce principe caricatural souffre de beaucoup d’exceptions mais, à Bruxelles, les ménages les plus pauvres ne sont pas relégués dans des banlieues périphériques. Cela permet à ces ménages de bénéficier aisément des services, des facilités et de la vie sociale d’un centre urbain où il fait bon vivre – jusqu’à aujourd’hui. Évidemment, cette situation ne réjouit pas la Ville ni ses finances publiques, et le tapis rouge est déroulé aux « revenus contributifs » et aux « larges assises fiscales ». La Ville possède de nombreux immeubles sur le parcours du nouveaux piétonnier (environ 1/5 des immeubles entre De Brouckère et Fontainas). Déjà aujourd’hui, dans les bâtiments appartenant à la Ville, elle pratique des loyers élevés pour du logement public : les locataires doivent justifier d’un revenu équivalent à trois fois la valeur du loyer. Au final, l’opération risque de chasser les locataires les plus précaires pour les remplacer par un nouveau public « digne » de ces nouveaux espaces. Dès lors, IEB réclame un contrôle strict des loyers dans les logements qui appartiennent à la Ville ainsi que la mise à disposition de logements vraiment sociaux.

Welcome to Disneyland !

Dans l’esprit des édiles communaux, le boulevard Anspach, la place de Brouckère et l’esplanade de la Bourse sont réduits à des objets touristiques. Objets de marketing urbain, ils sont destinés à offrir suffisamment d’espace à des événements festifs de masse, tel les Plaisirs d’Hiver qui sont appelés à se décliner sous toutes les saisons. Il y a pourtant des riverains qui nous disent : « on ne peut pas vivre dans une kermesse ». Cette vocation touristique devrait changer complètement la nature des commerces des boulevards. Certains commerçants se sont d’ailleurs déjà vu signifier la non-reconduction de leur bail commercial par la Ville. Sans doute pour les remplacer, à terme, par des « grandes enseignes », si chères au cœur de l’Echevine du Commerce qui se demandait récemment « pourquoi le Pentagone ne pourrait pas être reconnu comme zone touristique alors que Maasmechelen Village l’est ? »… IEB préfèrerait que les critères d’intérêt touristique dépendent du patrimoine social et culturel de notre ville plutôt que de ses magasins.

Une rapide analyse des piétonniers existants en Belgique et à l’étranger montre que ce type d’aménagement a pour conséquences de renforcer la spécialisation des commerces en faveur des enseignes notamment liées à l’équipement de la personne et à faire disparaître les petits indépendants qui n’ont pas les moyens de faire face à l’augmentation des loyers. Un piétonnier attire les hôtels et les mêmes magasins de moyen de gamme qu’on retrouve dans tous les autres piétonniers d’Europe. Par ailleurs, il chasse les boulangeries, les phone shop, les épiceries mais aussi les pharmacies et les libraires qui nécessitent des livraisons quotidiennes. IEB est attaché à un centre-ville où l’on trouve même des magasins d’objets usuels, afin que les habitants n’aient pas besoin de leur voiture pour aller acheter un simple clou, par exemple. Ce piétonnier s’empêtre dans une logique de compétitivité internationale – présentée comme un état de nécessité – qui conduit à une uniformisation généralisée des espaces publics et des commerces. Il est déplorable de baser une politique de ville sur les seuls visiteurs et de ne laisser d’autre choix aux habitants que de s’adapter. Au contraire, IEB aime Bruxelles, ses spécificités et son originalité... du moins ce qu’il en reste.

En multipliant les pique-niques sauvages devant la Bourse, le collectif citoyen Pic Nic The Street appelait à une transformation radicale de l’espace public au profit du cadre de vie et de la qualité de l’air. Cyniquement, la Ville dénature complètement cette idée citoyenne en la transformant en un projet pharaonique qui ne résout en rien les questions soulevées par la plate-forme. Alors qu’une mobilisation citoyenne inédite a pris d’assaut l’espace public, la Ville refuse aujourd’hui de discuter du bien-fondé de son propre projet et même d’organiser une concertation publique digne de ce nom. Dès son intronisation à la tête de la Ville, la Bourgmestre Yvan Mayeur a dévoilé son plan : il veut aller vite pour prendre les « râleurs » de vitesse. Il a annoncé l’arrivée du projet au pas de charge : sans dialogue avec les habitants, la société civile ou les acteurs économiques ; sans concertation préalable.

Circulez, il y a tout à voir !

Certes, pour faire bonne figure, la Ville elle a bel et bien organisé un « processus de participation ». Mais c’est du bluff : les soirées d’information, ateliers participatifs et micro-trottoirs ficelés à la va-vite auraient plutôt dû s’appeler « processus de manipulation ». Si le public n’a pas accès aux données techniques ni à aucune étude du bureau d’urbanisme qui a pourtant livré ses conclusions au Collège des Bourgmestre et Échevins : il ne peut pas s’agir de participation. Si la consultation se résume à demander aux passants « êtes-vous pour ou contre un piétonnier », sans aucune explication du contexte ou des conséquences : il ne peut pas s’agir de participation. Si le public, sélectionné par tirage au sort à des « réunions de participation » ne peut pas y discuter des principes de base du projet mais seulement de son esthétique : il ne peut pas s’agir de participation. Si la parole n’est pas libre lors du seul débat public ouvert à tous : il ne peut pas s’agir de participation. Personne n’est dupe.

Face à cette mascarade, IEB est révulsé. La démocratie participative est sa raison d’être, la prise en compte de la voix des habitants est son fondement. Ce déni de démocratie ne s’avale pas. D’autant moins que depuis 41 ans, depuis sa création, notre fédération et tous ses membres réclament davantage de place pour les piétons. Certes, tous ne fantasment pas sur un giga-piétonnier. Mais des amis proches, tel le Bral, ont ouvertement milité pour un Anspach Park, que la Ville reprend aujourd’hui à son compte, en le dénaturant. Il n’est pas possible dans cette matière de nous accuser d’être « contre-tout ». Cette tactique de délégitimation habituelle ne marche pas car un piétonnier, même giga, ne constitue aucunement une excuse pour livrer la ville aux promoteurs et ré-ouvrir la voie à la voiture individuelle. Mais surtout, par-dessus tout, un piétonnier, même giga, ne justifie pas de fouler aux pieds les principes démocratiques qui régissent les procédures d’urbanisme. IEB est pour une réelle co-construction de la Ville. Pour un vrai débat, en pleine connaissance des données techniques et des chiffres. IEB, ses membres et ses amis veulent être traités en adultes.

La Ville veut passer en force. Malgré cela, ou à cause de cela, la vigueur de la mobilisation citoyenne est inouïe. Peut-être même inédite depuis la mythique bataille des Marolles. IEB est dépassé de toutes parts : ses comités membres participent bien au combat mais de nouveaux collectifs se créent spontanément, s’organisent et agissent. La plupart d’entre eux se fédèrent sous une bannière commune : la Platform Pentagone. Les membres cette plate-forme ne sont pas opposés aux piétonniers : ils sont opposés à ce piétonnier-ci ! Opposés à ce qui serait la plus grande zone piétonne d’Europe, encerclée de boulevards et de nouveaux parkings mais pauvre en transports publics. Opposés à un vaste espace destiné à attirer les promoteurs, les investisseurs et les touristes au détriment des habitants et des commerçants d’aujourd’hui. Opposés à transposer ici le même modèle que dans toutes les autres villes d’Europe, alors que ces mêmes villes ont déjà fait leur autocritique et en reviennent à davantage de mixité. Mais surtout, opposés à accepter une mascarade de processus participatif.

par Jérôme Matagne , Mohamed Benzaouia

Ancien travailleur d’IEB