Mathieu Sonck – 28 mai 2013
On m’a demandé de replacer les dernières mobilisations d’habitants autour de la défense des arbres en ville dans un contexte socio-historique plus large et de tenter de répondre à la question de savoir si celles-ci « constituaient l’avatar des luttes urbaines du passé ». [1]
Sans retracer toute l’histoire des luttes urbaines bruxelloises, j’aimerais tout de même en rappeler quelques spécificités qui nous permettront de nous saisir d’une grille d’analyse pour les luttes actuelles.
D’emblée, je tiens à dire que cette grille est subjective et qu’elle est elle-même influencée par le regard que je porte personnellement ET sur le contexte politique actuel, ET sur l’histoire des luttes urbaines bruxelloises.
Les luttes urbaines bruxelloises des années 70 et 80 se caractérisent par deux éléments contextuels marquants de l’après-guerre :
Il faut attendre la fin des années soixante pour assister à la cristallisation des luttes d’habitants autour de l’adoption du Plan de Secteur, censé récuser les principes de la Charte d’Athènes. Le Plan de Secteur, c’est l’ancêtre du PRAS. Ainsi les grandes opérations d’aménagement vont se voir de plus en plus contestées au travers de nombreuses mobilisations populaires. La contestation de l’évolution urbaine naît d’un manque de transparence et de débat sur la gestion de l’espace urbain. La fin des années soixante va marquer la floraison de nombreux comités d’habitants qui vont se mobiliser contre des projets portant atteinte à leur cadre de vie.
Cette apparition d’un « syndicalisme urbain » se caractérise par une rupture importante avec le syndicalisme social : il ne s’agit plus de luttes ouvrières ou de luttes dont le sens serait donné par l’anti-capitalisme. Une partie des acteurs de ces nouveaux mouvements ne s’expriment plus au nom de la classe ouvrière opprimée ; ils formulent une critique culturelle et un appel à d’autres modes de prise de décision en matière d’urbanisme, notamment.
Les Marolles
Mais dans les quartiers populaires menacés par la spéculation immobilière, il se passe aussi des choses. On se rappelle encore la bataille des Marolles, qui a fait l’objet d’un film magnifique ou encore de la lutte pour le relogement des habitants du quartier Nord, qui a lui aussi fait l’objet d’un magnifique travail de mémoire coordonnée par Albert Martens, ancien professeur de sociologie et impliqué personnellement dans cette lutte, et Nicole Purnode, assistante sociale à l’époque de la lutte et toujours active, à la présidence de la FEBUL, la Fédération Bruxelloise de l’Union pour le Logement – voir la monographie de 900 pages disponible sur www.quartiernord.be.
Entre Uccle et les Marolles, deux mondes se rencontrent. Les milieux populaires et les classes moyennes intellectuelles identifient des ennemis communs : les nouveaux ensembles de bureaux pour les uns et les nouvelles autoroutes urbaines (l’extension du périphérique à Uccle) pour les autres.
Mais en regard de préoccupations divergentes :
C’est sur cette improbable alchimie qu’IEB est née voici 40 ans.
Procédure de publicité-concertation
Ensemble, les comités obtiennent la mise en place de la procédure de publicité-concertation qui permet aux citoyens d’intervenir, aujourd’hui encore (par exemple dans la saga de l’avenue du Port), via les enquêtes publiques et les commissions de concertation sur la délivrance des permis d’urbanisme.
On assiste ici à une alliance inter-classiste qui est à mon sens une spécificité importante des luttes urbaines bruxelloises, mais qui s’est diluée au fil des ans, et singulièrement depuis la création de la Région bruxelloise, qui a absorbé dans les nouvelles administrations ou même parfois les élites dirigeantes une partie des protagonistes de l’époque.
L’histoire des luttes urbaines de l’époque 70 et 80 s’inscrit aussi dans un cadre idéologique assumé. Les comités fédérés au sein d’Inter-Environnement Bruxelles et du Brusselse Raad voor het Leefmilieu revendiquaient une lecture politique de la ville et étaient largement influencés par les penseurs de l’époque, tel que Yvan Illitch, auteur de « La convivialité » en 1973 ou Henri Lefebvre, auteur en 1974 du « Droit à la ville » toujours édité aujourd’hui.
BEM droit à la ville
Ce « droit à la ville », qui a fait l’objet d’un numéro spécial de Bruxelles en mouvements récemment, ce n’est pas le droit d’accès pour tous aux services que peut offrir la ville mais plutôt le droit pour tous à se réapproprier la ville (ce qui convenait bien aux Ucclois) tout en affirmant l’objectif de résister, voire de renverser le capitalisme (ce qui n’était pas pour déplaire aux habitants des quartiers populaires).
La ville, pour Henri Lefebvre, est une œuvre, l’œuvre de l’homme. Les habitants en sont fiers.
Dans cette ville, l’habiter prime sur la notion d’habitat (interprétée dans son acception fonctionnaliste). La ville de Lefebvre rejette la technocratie et les logiques de marchandisation du territoire, elle est émancipatrice pour tous, y compris les plus faibles...
Elle est solidaire...
Elle s’oppose à la spécialisation des espaces, « la place du marché est aussi la place sur laquelle le peuple vient exprimer ses opinions et ses décisions politiques quand il est consulté »...
La ville de Lefebvre envisage la participation dans une acception un peu différente de celle que nous connaissons aujourd’hui : « N’est-il pas clair que la participation réelle et active porte déjà son nom ? Elle se nomme autogestion. »
Bon, évidemment, parler d’autogestion au parlement, c’est un peu provocateur...
Avec une autre citation, nous pouvons revenir fort opportunément aux arbres : « Déclarer que la ville se définit comme un réseau de circulation et de communication, comme un centre d’information et de décisions, c’est une idéologie absolue ! Elle conduit à l’urbanisme de tuyaux, de voiries et de comptages ; qu’on prétend imposer au nom de la science et de sa rigueur. »
Les enjeux derrière le sauvetage des platanes
N’ayant pas participé directement aux mobilisations pour les avenues de Tervueren et Churchill, je vais éviter d’en parler en détail, bien que celles-ci ont sûrement des points en commun avec celle de l’avenue du Port. Et notamment avec la citation qui précède de Lefebvre puisqu’il est tout de même à chaque fois question d’une opposition de la population à des décisions perçues comme technocratiques...
Dans l’invitation au colloque : le mot « gestion » ou l’un de ses dérivés y apparaît quatre fois... Mais que veut dire au juste « gérer » ? Et quelles sont les contraintes qui s’imposent à la gestion d’aujourd’hui, dans un contexte néolibéral qui tend à diminuer la part que prennent les pouvoirs publics dans la « gestion » de la ville, qui plient sous les diktats maastrichtiens de l’Europe, qui rappelle sans cesse, telle une litanie qu’il faut dégraisser dans les dépenses publiques...
Et voilà que tout d’un coup, derrière la question des arbres, se profilent des questions politiques majeures...
Et c’est ainsi que l’on peut remarquer que, pour ce qui concerne l’avenue du Port, les revendications dépassent largement le sauvetage des platanes... En réalité, on retrouve à l’échelle locale une alliance entre des habitants qui se sont joints à la lutte avec des préoccupations diverses (les arbres, le patrimoine et les pavés, la question sociale, etc.), et qui, à force de débats et de réflexion commune, en arrivent à proposer un contre-projet qui se saisit véritablement de la question du droit à la ville, et qui considère, comme Lefebvre que la ville est une œuvre, qu’il convient de respecter.
En respectant et en reproduisant le travail des artisans du passé, ils se saisissent précisément de tous ces enjeux aujourd’hui bafoués par le système : ils proposent très modestement, sur un enjeu local, qu’environnement, social et activités économiques se réconcilient...
L’alliance entre le social et l’environnemental
J’aimerais illustrer ce qui précède avec deux citations tirées du site internet de l’Action Patrimoine Pavés Platanes...
À propos de l’avenue du Port : « Nous admirons l’ingéniosité et le soin qui ont présidé à sa création, nous en admirons la grandeur, l’ampleur, et nous chérissons et respectons le savoir-faire et le travail qui ont été inclus dans cette œuvre. Nous saluons l’artisan et l’ingénieur : c’est du travail bien fait. Nous aimons nous souvenir de la quantité de labeur incluse dans cette œuvre. Nous sommes attristés du manque d’entretien qui a amené l’état actuel. »
À propos de l’alliance souhaitée entre le social et environnemental : « Nous voulons favoriser l’emploi ouvrier (Bruxelles en manque cruellement, et c’est la raison de l’insécurité dans les quartiers pauvres). Nous aimons que de l’argent soit dépensé en salaires de manœuvres, de paveurs, d’élagueurs, de cantonniers. Cet argent rentre dans le circuit économique, et favorise la prospérité générale.
L’espace public est très mal entretenu : on laisse les choses se dégrader, et puis on constate subitement qu’il faut tout refaire. Nous voulons voir porter l’effort sur les dépenses d’entretien et de réparation plutôt que sur les dépenses de construction à neuf. Nous voulons des projets urbains à haute intensité de main-d’œuvre et à basse consommation d’énergie. »
Quelle est la proportion des 8 000 signataires de la pétition qui ont compris ces enjeux ? Je n’oserais pas parier... car il est plus simple aujourd’hui se mobiliser pour réclamer un piétonnier... que pour protester contre les loyers trop élevés...
En ce sens, je dirais que les luttes actuelles qui se cristallisent autour de la défense des arbres d’alignement sont assez éloignées des luttes qui précèdent.
Pour des raisons qui seraient certainement trop longues à expliquer aujourd’hui et qui mériteraient un nouveau colloque au parlement.
[1] Conférence publique dans le cadre du colloque « Les arbres ont-ils droit de cité ? » organisé au Parlement bruxellois le 28 mai 2013.