Inter-Environnement Bruxelles
© IEB - 2021

La concertation : un acquis pour la démocratie urbaine

Les commissions de concertation sont fréquemment remises en cause dans le débat public. Elles sont pourtant le fruit de luttes et un acquis indéniable pour la démocratie urbaine.

Depuis presque un demi-siècle, les procédures de publicité-concertation sont devenues une étape obligée pour obtenir un permis d’urbanisme. Aujourd’hui, les affiches rouges font partie du paysage bruxellois. Nombreuses sont les critiques face une concertation jugée factice, où les orientations générales du projet auraient été approuvées en amont. Pourtant, derrière les critiques légitimes, les enquêtes publiques ont été le fruit d’un rapport de forces entre pouvoirs publics et comités d’habitants. Ce texte propose le récit des luttes qui ont abouti à un dispositif de concertation en avance sur son temps.

Retour vers le passé

Nous sommes au début des années 70. La ville est alors bouleversée par la modernité. Une série d’innovations remet progressivement en cause la cité européenne. Le système automobile, par exemple, a besoin de nouvelles infrastructures et le ministère des Travaux publics crée des autoroutes urbaines à travers tout le territoire bruxellois. Ce phénomène se voit par ailleurs accentué par une nouvelle conception de l’urbanisme : le fonctionnalisme. La ville est dorénavant appréhendée comme un système organique où les différentes fonctions du territoire doivent être radicalement séparées : la ville sera dévolue à l’habitat, au travail ou au loisir. Ces fonctions territorialement distinctes seront reliées par un système de transport automobile. La radicalité du projet n’effraye personne. Au contraire, il s’agit d’un consensus largement partagé par les administrations, les architectes et le pouvoir politique. Dès lors, la cité est perçue comme un archaïsme qu’il faut aménager. Par exemple, le Groupe Alpha, bureau d’études privé chargé de l’avant-projet de plan de secteur à Bruxelles, considère tous les logements de plus de soixante ans comme insalubres. À terme, ils doivent être remplacés. En conjuguant cela aux percées autoroutières, l’on obtient une destruction importante du tissu urbain.

Par endroits, ces bouleversements se cristallisent en lutte urbaine. Dans les Marolles, bien sûr, où les habitants se mobilisèrent avec succès contre les expropriations liées à l’extension du Palais de justice. Mais toutes les luttes ne furent pas victorieuses, et le quartier Nord reste encore aujourd’hui une balafre au cœur de la cité. Ainsi, pour lutter contre l’insalubrité des logements du quartier, les autorités publiques édictent un Plan particulier d’aménagement. Au programme, 53 hectares expropriés pour ériger une caricature de l’urbanisme de l’époque : un centre d’affaires entouré par des autoroutes. Albert Martens relate pour nous son combat : « Le logement, […] c’était la question fondamentale, étant donné qu’on allait démolir tout le quartier. […] On s’était dit : “Il est temps d’organiser la population.” […] Pour aller négocier avec les communes, il fallait montrer qu’on avait la population derrière nous, sinon nous n’aurions pas été crédibles. Les autorités disaient : “Nous sommes élus, si vous n’êtes pas d’accord, prouvez-le aux prochaines élections.” […] On a commencé par des assemblées de quartier et on a essayé de réunir au maximum la population. On a fait une pétition, avec 600 signatures, qui a fait bondir les pouvoirs publics. À partir du moment où on a dit “nous sommes un peuple uni”, ils étaient furieux. Vanden Boeynants [1], notamment, il a obligé son administration communale à dépouiller les 600 signatures de cette pétition pour voir tous ceux qui habitaient au quartier Nord avant le Plan particulier d’aménagement. Seuls ceux-là avaient droit au chapitre. » Cet épisode illustre le caractère particulier de la concertation à l’époque : conflictuelle et restreinte.

« Les autorités disaient : “Nous sommes élus, si vous n’êtes pas d’accord, prouvez-le aux prochaines élections”. »

Au-delà des victoires et des défaites, les violences liées à l’aménagement du territoire ont contribué à la naissance de dizaines de comités de quartier à travers la ville qui se fédéreront dans Inter-Environnement Bruxelles. Ces luttes locales ont permis de valoriser la parole des habitants et de les instituer comme interlocuteurs légitimes au sein des négociations à venir dans les futurs plans d’urbanisme.

Misère de la planification

Le viaduc Herrmann-Debroux a été construit sans permis de bâtir. Loin d’être anecdotique, cette carence reflète les conceptions de l’aménagement du territoire de l’époque. L’État se caractérise alors par son rôle d’entrepreneur. Les constructions autoroutières, si elles défigurent les villes, sont conçues comme un investissement productif garantissant à la fois le plein-emploi et la prospérité de tous. Réné Schoonbrodt nous rappelle le contexte : « Le sens des autoroutes, ça n’était pas d’aller de Bruxelles à Ostende ! […] Le désir de la Wallonie, c’était d’être greffé sur le port d’Anvers parce que son industrie, ses deux piliers, sidérurgies et charbonnages, ça commençait à flotter… Et donc si l’on voulait garder autre chose que des forêts en Wallonie, il fallait la greffer sur la mer. » L’aménagement du territoire est donc avant tout un rapport socio-économique. Cet élément se voit par ailleurs renforcé par l’absence de régionalisation. C’est l’État central qui décide alors quelle artère est d’intérêt national tandis que l’administration des routes s’occupe de réaliser les infrastructures.

Il n’existe à l’époque aucune planification urbanistique. Pourtant, en mars 1962, une loi sur l’urbanisme avait été promulguée. Elle prévoyait quatre niveaux de plans permettant d’ordonner le territoire. Les deux niveaux supérieurs étaient du ressort de l’État. Dénommés « plans de secteur », ils avaient pour vocation d’indiquer les lignes générales de l’aménagement du territoire sur une échelle relativement vaste. Les deux niveaux inférieurs relevaient du pouvoir local, ils devaient s’inspirer des plans généraux et pouvaient y déroger au besoin. Toutefois, pendant plus de dix ans, aucun plan supérieur n’a été adopté à Bruxelles. La « modernisation » de la ville a donc été réalisée sans ligne directrice et dans un chaos remarqué.

Planification de l’ordinaire

Au début des années 70, le fédéralisme vient bouleverser le rapport de forces. Deux régions composent dorénavant l’État belge. Le statut de Bruxelles fait alors l’objet d’un dissensus entre les deux communautés linguistiques. Une cryptorégion avait déjà émergé de ces tensions : l’Agglomération. L’administration qui en découle est alors dépourvue d’un pouvoir exécutif propre, et ce sont trois ministres fédéraux, chargés des affaires bruxelloises, qui s’occupent de la tutelle politique. Deux dynamiques concomitantes s’engagent alors pour rédiger les plans d’urbanisme de Bruxelles : le plan de secteur par le Fédéral et dix-neuf Plans généraux d’aménagement par l’Agglomération. Les comités de quartier vont être impliqués dans les négociations. La législation de 1962 prévoyait en effet que l’adoption de plans de secteur soit soumise à un processus d’enquête publique. Une Commission régionale d’aménagement du territoire (CRAT) va être mise en place, et Michel Godard, en tant que membre d’un comité de quartier va y siéger. De plus, les nombreuses luttes urbaines et leur retentissement ont induit des contacts directs entre le pouvoir politique et la fédération des comités de quartiers.

Un premier projet de plan de secteur est donc présenté aux différents acteurs par le ministre Vanden Boeynants en 1973. Celui-ci est encore le reflet d’une certaine conception de l’aménagement du territoire. Pour R. Schoonbrodt, « l’optique fondamentale des plans de secteur est, en fait, la production du monde rural, pas la production des villes. […] Les plans de secteur, c’est essayer de contrôler plus ou moins l’extension de l’habitat ». M. Godard précise : « La vision fédérale était une vision d’aménagement du territoire au sens économico-social. Les prescriptions visaient à aménager la Wallonie et la Flandre. Ce qu’on distinguait, c’était une tache rouge pour les zones d’habitat et puis une autre couleur pour les grandes forêts et enfin les zones industrielles. » Une méthodologie inadaptée au monde urbain donc, puisque la ville était résumée par une grosse tache rouge ponctuée d’espaces verts. Pire, les zones d’habitat ne protégeaient en rien le logement de la pression du secteur tertiaire. L’urbanisme à cette époque permettait bien de construire toutes les fonctions possibles au sein des zones rouges… à l’exception « des porcheries et de la sidérurgie », précise R. Schoonbrodt. À l’issue de ces premiers échanges, la Région adoptera une disposition revoyant la méthodologie en scindant les zones d’habitat en plusieurs zones distinctes (mixte, résidentiel, etc.).

Les outils permettant enfin de transposer la complexité urbaine, dans les débats au sein du CRAT, vont alors se focaliser sur la précision des plans. Deux conceptions s’opposaient alors. La première, conforme à l’esprit de la loi de 1962, plaidait pour des plans régulateurs et détaillés. L’outil devait préciser les gabarits autorisés et les fonctions attribuées aux différents îlots. Une seconde approche défendue par le secteur privé défendait une vision plus souple de l’urbanisme. L’approche régulatrice protégeait strictement le logement, mais demandait un travail important de l’administration. L’approche souple permettait la rapidité tout en évitant l’obsolescence. C’est cette dernière qui a finalement prévalu. Cependant, loin d’être une défaite, le système comportait des compensations importantes : « On a obtenu un dispositif qui était globalement peu planificateur et où la situation de droit correspondait grosso modo à la situation existante. La situation existante était donc contraignante. Si on voulait la changer, on pouvait moyennant une procédure de publicité-concertation. » Il a donc été conclu qu’une affiche devrait annoncer les projets dérogeant au plan de secteur. « Vanden Boeynants nous a dit : “Vous la voulez rouge sans doute ?” On a dit oui », explique M. Godard. Enfin, il faut ajouter que les dix-neuf plans d’aménagement général auraient dû compléter le futur plan de secteur, mais ils n’ont jamais abouti.

Négociation

Une fois les principes dégagés, il s’agissait encore de définir les contours de la future commission de concertation. René Schoonbrodt se fait donc convoquer par le ministre, lequel lui présente l’avant-projet de plan de secteur et il lui explique la nécessité d’y déroger au besoin. Il propose de le faire au moyen d’une réunion associant les différents pouvoirs et l’administration locale. Vanden Boeynants aurait alors conclu : « Donc, nous avons inventé la concertation entre pouvoirs publics ! Qu’est-ce que vous en pensez ? Réponse demain matin à 8h30. » Les membres d’IEB vont alors se réunir jusque tard dans la nuit. Deux tendances se dégagent. La première souhaite être partie intégrante de la future commission de concertation. La seconde préfère un modèle de concertation où quiconque peut à la fois avoir accès à l’information et/ou réagir lors des réunions. C’est cette option qui sera présentée au ministre le lendemain. Vanden Boeynants acquiesce : « Donc, vous ne voulez pas être dedans, mais vous voulez être informés à tous les coups et être entendus, tout le monde ? Et, ben ça, je suis d’accord. »

Ces luttes locales ont permis de valoriser la parole des habitant·e·s et de les instituer comme interlocuteurs légitimes au sein des négociations à venir dans les futurs plans d’urbanisme.

Voilà, après une procédure législative, les commissions de concertation et les affiches rouges sont devenues le quotidien des Bruxellois. Mais, avant de poursuivre, il faut souligner la rupture radicale du dispositif pour l’époque. Il existait bien des dispositions embryonnaires de publicité dans les années 70. L’affiche jaune, par exemple, avait été mise en place quelques années plus tôt, à la suite des luttes urbaines concernant la construction de la tour ITT, en face de l’abbaye de la Cambre. Cependant, elle ne s’appliquait qu’à partir d’un certain seuil (plusieurs milliers de mètres carrés) et n’impliquait que le voisinage proche. L’affiche rouge, elle, se caractérise par son universalité. Tout habitant ou usager a le droit de parole lorsqu’un permis d’urbanisme déroge au cadre établi. Elle considère donc implicitement la ville comme un espace commun où chaque citoyen a le droit de faire valoir sa parole. De plus, elle a pour avantage principal de supprimer le lourd secret des alcôves. Dans une société sans planification urbanistique, c’était bien les négociations opaques entre experts et responsables politiques qui déterminaient l’avenir de la ville. Elles le faisaient en fonction d’une conception spécifique qu’elles avaient du bien commun (ou particulier). Si les procédures de publicité-concertation permettent toujours de construire des aberrations urbanistiques, encore faut-il les assumer et informer les citoyens.

C’est précisément cet aspect, la publicité des débats, qui va provoquer l’ire de la Ville de Bruxelles. Elle va considérer au milieu des années 70 que les commissions de concertation remettent en cause l’autonomie communale. Elle va attaquer la loi au Conseil d’État et obtenir gain de cause. Il faut dire que les commissions de concertation délivraient alors elles-mêmes le permis d’urbanisme. En 1979, le dispositif sera rétabli par Guy Cudell mais les commissions ne délivreront dorénavant plus qu’un avis non contraignant, reportant au Collège des échevins et des bourgmestres la décision d’attribuer le permis [2].

La critique du temps présent

Le processus de publicité-concertation est le résultat de luttes, de négociations et de rapport de forces. Ces tensions ayant abouti à un dispositif novateur. Depuis ce jour, le citoyen a le droit de participer et de faire valoir son avis en matière urbanistique. C’est un jalon important en matière de démocratie urbaine. Or on oublie souvent à quel point le dispositif est avant-gardiste. Il faudra attendre encore vingt-cinq ans pour que la convention d’Aarhus, au niveau européen, adopte des mesures similaires en matière de protection environnementale.

Au-delà des acquis, il reste parfois un sentiment d’impuissance. Nombre de projets dérogent encore aux plans et semblent obéir aux logiques spéculatives, pourtant ils sont adoptés. Aurait-il fallu aller plus loin ? Aurait-il fallu aller vers une participation accrue ? René Schoonbrodt ne le croit pas : « Dans ma conception philosophique du politique, vous avez le pouvoir politique, vous avez la vie économique et enfin, il y a l’opinion publique et la population. La qualité de la démocratie, c’est la communication entre ces trois pôles. Mais l’habitant non élu ne peut pas devenir décideur ou fonctionnaire. » Michel Godard surenchérit : « Historiquement, dans les mouvements urbains, on n’a pas parlé de participation. On a même refusé expressément le terme. Parce que, au moment où la question s’est posée, la thématique de la participation est venue du pouvoir en place. […] Dans les termes de l’époque, on était plutôt pour le modèle du contrôle ouvrier. »

Les faiblesses du système ne peuvent donc pas être résumées aux rôles des citoyens. D’autres facteurs la rendent caduque : la prise de décision par exemple. Aujourd’hui, elle est partagée par de nombreux acteurs. Entre le pouvoir politique, le niveau régional, communal ou les entreprises publiques, il devient difficile d’identifier les responsables. La multiplicité des institutions affaiblit de facto la démocratie urbaine.

Par ailleurs, le système de publicité et de concertation n’a jamais été un phénomène figé, faisant consensus… Sa principale vertu a été de briser l’urbanisme clandestin. Cependant, puisqu’il résulte d’un processus conflictuel, certaines corporations le voient comme un outil conservateur. Dès lors, nombreuses sont les tentatives pour en amoindrir la portée. Les réunions de projet en sont la dernière itération. Elles réunissent le maître architecte, les administrations régionales et les promoteurs immobiliers. Ensemble, ils définissent les lignes directrices d’un projet immobilier sur la région bruxelloise. Si d’aucuns la présentent comme un outil assurant la cohérence urbanistique, elles rendent en fait tout le processus de concertation caduc. Comment les administrations présentes à ces réunions peuvent-elles encore modifier un projet après avoir préalablement accordé leur blanc-seing ? Le dispositif change le rôle des commissions de concertation, passant d’une nécessité démocratique à une simple formalité administrative.

Aujourd’hui, nous sommes face à un tournant. En septembre 2022, la presse relaie le souhait de la secrétaire d’État au Logement de la voir supprimée, rendant les enquêtes publiques et commission de concertation responsables de la lenteur des constructions de logements publics. Le futur Good Living, le règlement régional d’urbanisme (RRU) semble vouloir tourner le dos aux acquis du passé. L’objectif est de proposer un cadre plus stable aux demandeurs de permis. Il propose notamment de réduire la précision des prescrits et le nombre de dérogations. La concertation devrait elle aussi être plus en amont des projets. Ces changements peuvent paraître anodins, mais ils constituent une rupture avec l’esprit des législations antérieures. Sans préjuger des réformes à venir, il est nécessaire de préserver les acquis des luttes passées : la publicité de l’intégralité des documents nécessaires à la décision et la possibilité pour le citoyen de s’exprimer sur un projet fini !

Ce texte a été principalement réalisé au travers des témoignages de :
– René Schoonbrodt, co-fondateur de l’Arau et Inter-Environnement ;
– Michel Godard, membre fondateur du Comité d’action transports urbains
et membre fondateur d’Inter-Environnement ;
– Albert Martens, fondateur d’un comité de quartier actif au quartier Nord.


[1Homme politique de tendance chrétiennedémocrate. Il fut échevin des travaux à la Ville de Bruxelles lors des expropriations liées au quartier Nord et Premier ministre lors de l’adoption du premier plan de secteur.

[2Ou, actuellement le fonctionnaire délégué de la Région dans le cadre de ses attributions définies par le COBAT.