Ce tour d’horizon des politiques régionales, réalisée par l’ADT, dénote une passion modérée pour la question des inégalités sociales et une analyse discrète sur des dispositifs correcteurs.
L’auto-évaluation complaisante
Préalable logique à l’élaboration du nouveau PRD, l’état des lieux de la Région fait l’objet d’une brique de plus de 300 pages, qui aura donc au moins le mérite de stocker une quantité appréciable de CO2. Est-ce cette ambition qui a conduit à multiplier les redites erratiques de paragraphes entiers ? On en vient à se demander si ce document désinvolte, émaillé de tant de coquilles, a véritablement pour ambition d’être lu et de nourrir un processus démocratique, ou simplement de répondre à moindre frais au prescrit légal du CoBAT. Ses limites sont, plus fondamentalement, génétiques, puisqu’il s’est largement appuyé sur un questionnaire d’évaluation adressé aux différents départements de l’administration régionale et aux organismes d’intérêt public ou pararégionaux. Et on voit mal les responsables administratifs mettre en évidence les carences des politiques sectorielles dont ils ont la charge, ou accepter que leurs services le fassent. Il ne s’agit donc, pour l’essentiel, que d’une autoévaluation, produite qui plus est dans le cadre contraignant d’une structure hiérarchisée. Certes, d’autres interventions ont été sollicitées, par exemple celles de quelques experts extérieurs. Mais outre que plusieurs d’entre eux peuvent être considérés comme très proches de l’exécutif, leurs apports ont été sélectivement intégrés. Autant dire que nous sommes souvent beaucoup plus proche de l’autojustification complaisante, sélective et orientée, que d’un état des lieux contradictoire.
La spatialisation de la pauvreté
Les inégalités sociales, en particulier, sont abordées avec une toute particulière discrétion. Tout au long des 300 pages, elles ne sont évoquées explicitement que 20 fois environ, presque toujours en une phrase, dont trois fois seule-ment (en autant de phrases, donc) pour signaler leur aggravation [1] ! Dans la majorité des cas, les inégalités ne sont brièvement mentionnées que sous forme de brèves incises, souvent mêlées à une liste de divers autres phénomènes, ou alors (et c’est le plus fréquent) envisagées sous l’angle spatial. Or, non seulement la réduction des inégalités sociales et celle des disparités spatiales ne peuvent pas être confondues, mais elles peuvent même être profondément contradictoires ! En particulier si l’encouragement à l’installation d’habitants plus aisés dans les quartiers populaires s’y accompagne de hausses du coût d’accès au logement, ce qui accroît encore les difficultés des populations à faibles revenus. Pourtant, cette question ne fait strictement l’objet d’aucune tentative d’évaluation factuelle. Ainsi, s’il est rappelé que « la recherche de l’attractivité résidentielle et de la mixité sociale en attirant de nouvelles populations dans les quartiers fragilisés, tout en assurant l’intégration sociale des populations résidentes » ont effectivement été la préoccupation majeure des Contrats de quartier, il n’a apparemment pas été jugé utile de vérifier empiriquement la cohérence de ces deux objectifs, ni surtout leur comptabilité, pourtant vivement contestées par une partie des acteurs ou observateurs des évolutions urbaines. En fait de bilan, on devra se contenter de la placide affirmation selon laquelle « les constats, les objectifs et les principes d’actions sur lesquels le Gouvernement régional s’est appuyé pour créer les Contrats de quartiers en 1993 n’ont jamais été remis en cause en profondeur ». Ce qui est sans doute exact, mais pour le Gouvernement.
La faute au contexte urbain ?
Le lecteur averti, muni d’un bon décodeur, et amateur d’euphémismes, notera néanmoins avec satisfaction que le texte n’élude pas les questionnements les plus insolents en la matière. Il y est en effet précisé que la politique de revitalisation, qui « a induit une attractivité nouvelles de certains quartiers », a suscité « une forme de dynamique immobilière ». On savourera la précision et la hardiesse du propos.
Dans la même veine, il nous est signalé que les quartiers ayant fait l’objet de politiques de rénovation urbaine, s’ils ont connu une amélioration physique de leur aspect, restent cependant le siège d’enjeux énormes, sociaux, économiques, urbanistiques et environnementaux. Qu’ils subissent de plein fouet les effets de « certaines pressions inhérentes à l’évolution du contexte urbain ». Et qu’il s’agit dès lors « d’améliorer l’aptitude des quartiers centraux à faire face » aux sus-dites pressions. On n’en saura guère plus à ce propos, mais qu’importe, car nous voici du moins pleinement rassurés ! Quelle pourrait bien être, n’est-ce pas, la responsabilité des politiques de revitalisation dans cette affaire, dès lors que les pressions sont inhérentes (nécessairement liées, donc) à l’évolution du contexte urbain ? À la suite de quoi, la nécessité d’une poursuite des politiques de rehaussement de l’attractivité résidentielle des quartiers centraux peut être plusieurs fois réaffirmée, sans plus de discussion sur ses effets sur le marché du logement.
Revitaliser au nom de la mixité sociale
C’est du reste ce que propose clairement la synthèse politique de cet état des lieux, exposée en séance plénière par le Ministre-Président. Notant d’une part que les politiques de revitalisation n’ont guère eu les effets escomptés sur les mouvements de périurbanisation, et d’autre part que les difficultés socio-économiques dans le croissant pauvre, déjà très préoccupantes, s’accroissent encore du fait de l’accroissement de population, cette synthèse propose très logiquement, pour combattre la « dualisation sociale », de poursuivre de manière pleinement assumée la politique de revitalisation de ces quartiers, y compris en y attirant de nouvelles classes moyennes. Au nom de la mixité sociale, cela va sans dire, même si cette dernière n’est jamais mesurée ni même définie, et en tous cas pas dans les 300 pages de l’état des lieux [2], et même si on attend toujours la démonstration scientifique de ses supposés effets bénéfiques.
Gentrification ? Connaît pas !
Quant à la gentrification (qui fait ici une courte apparition doublement minorée par des guillemets et par l’adjectif « éventuelle »), il « suffirait », toujours selon la synthèse, de la contrebalancer par le biais d’une offre en logements publics portée à 15% du parc total de logements. Passons sur le crédit à accorder à de tels engagements, à l’heure où la production des logements sociaux annoncés dans le Plan logement dépasse à peine le quart du rythme nécessaire à sa réalisation dans les 10 ans prévus. Car même à supposer cet objectif atteint, une majorité des populations à faibles revenus n’en continueront pas moins de devoir se loger sur un marché locatif privé de moins en moins accessible, aux loyers dopés par les politiques d’attractivité.
Effets des dispositifs en place face à la dualisation sociale ?
Si les constats présentés dans l’état des lieux font peu de place aux inégalités sociales, c’est aussi le cas, à quelques exceptions près [3], de l’analyse des dispositifs en place. On ne nous dira rien, pour ne citer que quelques exemples, du profil des principaux bénéficiaires des primes à la rénovation, reprises comme un des points forts en terme d’amélioration de la qualité du logement. On sait pourtant qu’elles ont, dans les quartiers centraux, été globalement utilisées par des populations ayant des revenus supérieurs à la moyenne, ce que le relèvement récent des plafonds de revenus ne devrait évidemment pas contribuer à corriger.
Plus généralement, nous ne saurons rien non plus ni des bénéficiaires des différentes politiques d’aide à l’acquisition des logements, ni de des montants financiers correspondants. Il aurait pourtant été intéressant d’étudier de plus près les effets des abattements fiscaux lors de l’achat du premier logement, qui représentent en la matière l’effort financier de loin le plus important pour la Région, et dont on peut craindre d’une part qu’ils ne ciblent pas particulièrement les populations en difficulté (ne serait-ce qu’en raison du profil social moyen des ménages accédant à la propriété), et d’autre part qu’ils ne soient très largement répercutés sur les prix de vente, dans le cadre d’un marché très tendu favorable aux vendeurs.
S’agissant des dispositifs liés au logement, on notera que la non-réalisation des objectifs en matière d’habitations à finalité sociale n’est nullement attribuée à des arbitrages politiques, mais aux conséquences mécaniques du manque de moyens et de la pression foncière. Avec une étonnante complaisance, le logement social apparaît même au nombre des points forts en termes de logements produits, rénovés ou mis à la location [4]. C’est aussi le cas du dispositif des immeubles à l’abandon, malgré ses résultats pour le moins modestes. Dans le même bilan des réalisations 2000-2009 [5], aucun point faible n’apparaît en terme d’accessibilité au logement. Il fallait oser.
Dernier exemple, cette fois à propos des dispositifs participatifs. En une phrase, une fois encore, on se contente de nous faire savoir qu’ils ne reflètent pas nécessairement la composition sociologique des quartiers. Doux euphémisme, alors que plusieurs indices laissent entendre que les populations les plus précaires y sont gravement et systématiquement sous-représentées.
Des pistes pour de nouveaux dispositifs
L’intérêt pour les inégalités sociales n’est pas plus criant, du reste, s’agissant des éventuels dispositifs à promouvoir.
La question des très nombreux logements sous-occupés par leurs occupants est ainsi expédiée en 3 phrases, alors même que de nombreux ménages, le plus souvent à faibles revenus, se voient contraints de sur-occuper non loin de là des logements trop exigus. Nulle analyse, par exemple, de la très nette sur-représentation des sous-occupations sur le segment acquisitif, lequel continue d’être résolument encouragé par les pouvoirs publics. Pourtant, une meilleure affectation du parc de logement en fonction de la taille des ménages, par exemple au travers de dispositifs fiscaux, représente un énorme gisement pour cette densification urbaine tellement vantée par ailleurs. Certes, l’adoption de mesures susceptibles de décourager les sous-occupations est explicitement mentionnée. Mais en termes pour le moins timides : au conditionnel, et en prenant bien soin de préciser que ces mesures devraient rester réalistes (le texte ne proposant évidemment nulle part la moindre mesure déclarée irréaliste, on peut aisément comprendre que cette précision signe l’acte de décès avant naissance de ce type de régulation, ou n’annonce au mieux que des mesures purement décoratives).
La santé gagnante dans le benchmarking
L’intérêt pour les questions relatives aux inégalités sociales n’apparaît pas beau-coup plus manifeste, enfin, s’agissant des équipements et des services. Les énormes inégalités sociales en matière de santé ne sont évoquées, de manière vague, qu’au travers de deux phrases (si l’on excepte une mention à la lourdeur croissante de la prise en charge des soins de santé des sans-papiers). Nous aurions d’ailleurs bien tort de nous en inquiéter, puisqu’il nous est assuré que la qualité des soins de santé à Bruxelles apparaît bien notée dans les classements internationaux (ce qui reste, on en conviendra, le principal).
L’enseignement inégalitaire
En matière d’enseignement, le texte reconnaît bien à la Région un rôle de sensibilisateur et de coordination des actions avec les Communautés, mais principalement limité à la question de la saturation quantitative des infrastructures scolaires. Le problème de la dualisation de l’enseignement, déploré en deux phrases, ne fait quant à lui l’objet d’aucun développement. La formation a pourtant pris, ces dernières années, une place croissante dans l’analyse du développement territorial. Et plusieurs études suggèrent que les médiocres performances de l’enseignement bruxellois s’expliquent en grande partie par le fait qu’il soit non seulement un des plus inégalitaires d’Europe occidentale, et l’un de ceux où les inégalités scolaires reproduisent le plus les inégalités sociales, mais aussi un de ceux où les inégalités sont les plus fortes entre les établissements.
Logement : adéquation entre offre et demande ?
On ne saurait clôturer ce très partiel inventaire sans préciser que cet état des lieux contient tout de même quelques renseignements précieux, y compris non disponibles ailleurs, et touchant à la problématique de la dualisation sociale. Parmi eux, un tableau ventile par acteurs la production de logements neufs sur la période 2000-2009. On y apprend ainsi que plus de 95 % d’entre eux relèvent du logement moyen ou haut de gamme. On s’en doutait, mais on remercie vivement l’état des lieux de nous le confirmer officiellement alors qu’un ménage bruxellois sur deux est dans les conditions de revenu pour prétendre à pouvoir accéder au logement social.
[1] Encore s’agit-il seulement, dans deux cas, d’en déplorer les conséquences fiscales, ou dans le troisième cas de mettre leur éventuelle aggravation future sur le compte du boom démographique.
[2] L’exercice ne manque pourtant pas d’intérêt. Contrairement aux idées reçues, en effet, l’hétérogénéité sociale dans le croissant pauvre ne semble guère inférieure à la moyenne régionale, pas plus d’ailleurs que la part des classes moyennes. à l’échelle de la Région, les quartiers les plus homogènes ne se concentrent nullement dans ces quartiers, mais au contraire dans les quartiers aisés du Sud-Est.
[3] Comme par exemple celle des recettes fiscales issues des impôts immobiliers, dont il est souligné que leur augmentation, liée à l’activité du marché immobilier, tend problématiquement à s’accompagner d’une dualisation croissante.
[4] Il est vrai qu’il apparaît aussi comme un point faible, ce qui, pour un texte qui écarte presque systématiquement la confrontation contradictoire, prend des allures un peu schizophréniques.
[5] Dont on nous précise, il est vrai, qu’il s’agit d’un bilan réflexif, c’est-à-dire « tel que les acteurs régionaux le resituent » (sic).