Inter-Environnement Bruxelles
© IEB - 2021

L’espace public, facteur d’exclusion ?

Thierry Kuyken et Marco Schmitt – 17 juillet 2014

L’espace public physique, tel qu’il se manifeste dans l’aménagement de la ville et l’espace public mental, en tant que lieu du débat et de la participation à la vie politique de la Cité sont étroitement liés. L’un et l’autre sont traversés des mêmes tensions, l’un et l’autre voient entrer en jeu les mêmes acteurs. Ils s’influencent mutuellement.

Lorsque l’espace public physique est à ce point fragmenté et spécialisé qu’il empêche la rencontre, il porte atteinte à l’espace public mental. Lorsque les habitants sont éloignés de la prise de décision ou sont tenus à l’écart des débats sur les aménagements de la ville, celle-ci s’appauvrit. Tout est lié à ce point, que les formes urbaines elles-mêmes en disent long sur la place accordée à l’habitant dans la ville.

Nous touchons là le cœur d’IEB, sans doute sa raison d’être. Durant les années 1950 et 60, à l’apogée du modernisme, Bruxelles faisait table rase de ses espaces publics, les sacrifiant sur l’autel du progrès et de l’automobile. Tout obstacle pouvant gêner la circulation ou entraver les flux était rasé. Ainsi disparaissaient à jamais les souvenirs de nombre de places, squares, monuments, arbres ou bâtiments exceptionnels. Peu à peu, Bruxelles s’est transformée en un désert d’asphalte et certains quartiers en espace mono-fonctionnel dont les habitants auront été méticuleusement chassés. Cette vision, imposée par l’État à sa capitale, a conduit à la révolte des habitants et à la naissance des comités de quartier. C’est bien en réaction à ce contexte qu’est née IEB.

Pas étonnant dès lors que la défense du cadre de vie et de l’habitat aient été parmi les principaux combats de notre fédération, au même titre que le droit pour les habitants d’être entendus dans les débats autour de l’aménagement de la ville. Avec l’avènement de la Région en 1989, Bruxelles était enfin en mesure de prendre en main son destin et de panser son tissu urbain. Assez rapidement, des politiques visant la revalorisation de l’espace public et de l’habitat ont été mises sur pied, mais avec les travers que l’on connaît : une nouvelle forme d’exclusion de ceux qui s’étaient trouvés une place dans cette ville en souffrance, mais dont on ne veut décidément pas, comme s’il fallait, au-delà du bâti et au-delà de l’espace public, « renouveler » aussi ses habitants.

Plusieurs quartiers bruxellois illustrent à leur manière ces espoirs perdus et les évolutions en cours. Parmi eux, le quartier Léopold semble avoir une « longueur d’avance ». Théâtre de toutes les transformations de la ville ou presque, terrain d’expérimentation des nouveaux outils réglementaires mis en place par les pouvoirs publics, il est à la fois le lieu où se cristallisent les enjeux urbanistiques et le lieu où viennent s’exprimer les frustrations citoyennes de l’Europe entière. Ce qui y est à l’œuvre est ce qui menace à terme l’ensemble des quartiers de notre ville.

Le Quartier Léopold et la déambulation divagante du piéton international

Dans le Quartier Léopold, à l’occasion d’une manifestation de dockers en colère, un commissaire de police bruxellois avait affirmé avec soulagement, que ses hommes étaient installés en toute sécurité derrière les « douves » du Parlement européen en construction. Celui qui l’avait entendu, avait pensé que ce responsable des forces de l’ordre était parvenu en une seule et courte phrase à caractériser avec justesse le rapport à l’espace public des immeubles de l’Union européenne.

C’est une affaire de décor : mise à distance, stratégies d’évitement, accès détournés, spécialisation des parcours, espaces publics de travers, emmarchements prolifères, rez-de-chaussée aveugles, chevaux de frise en attente, caméras, patrouilles, services de sécurité privés sur la voie publique et rues intérieures en douves protectrices des salons de velours, voilà le paysage semé d’embûches, d’obstacles et de barrières qui dénaturent chaque jours davantage et sans guère de subtilité l’espace public d’un Quartier Léopold en train de devenir européen. L’habit ferait donc le moine, l’espace physique de la ville, tel qu’il est pensé et utilisé, en dit plus qu’il ne faut sur le rapport des institutions politiques avec le citoyen qu’elles sont censées représenter. Mais faut-il encore s’en étonner ?

L’espace public n’est pas que « Forma Urbis » [1] qui se matérialise dans les rues, les places et les parcs des villes que nous habitons encore. C’est aussi un espace de nature plus psychologique, celui où se construit notre rapport à l’autre. C’est d’ailleurs comme cela que l’entend la culture classique quand il s’agit de conceptualiser l’espace de la politique. La πολιτεια (politeia) allie justement la condition de citoyenneté au mode d’organisation de la cité. La question se pose : dans le quartier européen qui ne veut pas oublier qu’il s’appelait Léopold, qu’avons-nous à apprendre sur la qualité de l’espace politique lorsque nous l’observons par le prisme des espaces publics ? A Bruxelles comme ailleurs, que nous révèle sur nous même le paysage urbain qui s’offre à notre regard d’amoureux éconduit ? Sur la place de la Monnaie, comme dans la rue Marché aux Poulets, ou encore sur les boulevards du centre, quelle histoire collective nous raconte la forme que prend la ville à l’extérieur sur ce que nous sommes en train de devenir à l’intérieur ?

Dans la Grèce antique, l’appartenance au territoire conditionnait la participation à la décision politique. Aujourd’hui, au cœur de ce qui est devenu le quartier bruxellois ou s’élabore l’Europe en construction, il n’y a que peu d’habitants. Plus qu’ailleurs, c’est un quartier qui semble n’exister que dans l’instabilité de son chantier permanent et par le flux incessant de tous ceux qui traînent derrière eux leur valise cahotante. En privilégiant à tout va l’activité économique et le voyageur hagard, on finit par oublier ceux qui habitent encore leur ville, on les pousse dehors pour faire une meilleure place à ceux qui peuvent payer sans s’attarder. Comment réfléchir le territoire urbain s’il est de moins en moins habité et s’il habite de moins en moins aussi ceux qui ne font qu’y passer ?

Sur la rue de la Loi en train de devenir européenne, le Règlement Régional d’Urbanisme Zoné (RRU Z) prévoit de déstructurer l’espace public qui ne serait plus assez ouvert. Ce tout nouveau dispositif réglementaire s’appuie notamment sur les orientations du Plan de Développement International de Bruxelles (PDI), mais également sur les réponses à donner « en urgence » à la croissance démographique. Nos représentants politiques veulent que notre ville devienne plus attractive, plus dense et plus ouverte, mais au nom de quelle nécessité ? Celle des Bruxellois qui habitent encore leur territoire et qui sont habités par lui ? Celle d’un budget régional trop assujetti aux contingences extérieures à notre minuscule région ? Celle de promoteurs aux aguets, obsédés par la démesure de leurs ambitions à court terme ? Celle d’institutions politiques post-nationales qui s’imaginent en capitale selon un modèle dépassé et dangereux ?

Un quartier inhabité, des rues surencombrées, un espace public envahit par les chantiers, un doublement des superficies de bureau et peut être quelques logements de luxe, les pieds dans la gadoue et la tête dans les étoiles… le RRUZ n’offre aucune solution à l’augmentation de la population dans les quartiers populaires de la ville, alors que c’est bien là que se concentrent les besoins les plus pressant en termes de logement. Les grands projets d’aménagement et les différents outils de planification que nos responsables politiques s’évertuent à mettre en œuvre n’offrent aucune solution à la crise du logement et au manque d’équipements d’utilité publique. Tout semble indiquer que leur objectif est ailleurs, bien au-dessus de la tête de ceux qui habitent encore Bruxelles.

Au quartier Léopold comme sur les boulevards du centre, l’attractivité à l’extérieur se fait aux dépens des Bruxellois de l’intérieur. La spécialisation des usages comme la technicité croissante des procédures affaiblissent considérablement l’espace public en tant qu’espace appréhendé et partagé par tous. Les autoroutes urbaines de la rue de la Loi et de la rue Belliard, comme l’énorme espace piétonnier de l’esplanade du Parlement européen, sont des lieux de non-rencontre, de non-dialogue et de non-convivialité, des lieux trop pleins ou trop vides dans lesquels on ne fait que passer, sans s’attarder. Tous ces chantiers en pagaille sont aussi une manière de dénaturer, privatiser et envahir un espace public devenu insaisissable, incompréhensible et inappropriable, que ce soit au niveau de l’espace physique en tant que tel, ou au niveau des représentations mentales que nous y projetons.

En attendant une fin de chantier inatteignable, l’espace public du quartier européen est devenu impraticable ; est-ce le cas de notre démocratie locale lorsqu’il s’agit de nous accorder sur l’aménagement de notre petit bout de territoire ? Est-ce le cas aussi lorsque nous envisageons de partager un avenir européen commun au-delà de notre petite région ? Ne nous méprenons pas, nous ne sommes pas une cité grecque de l’Antiquité, nous ne vivons plus non plus dans la capitale nationale d’un pays qui se cherche toujours. D’ailleurs, ne faudrait-il pas nous imaginer autrement à Bruxelles que dans le monumentalisme improbable et anachronique d’un XIXe siècle colonialiste, militariste et nationaliste ? De corps social appauvrit en voie de déterritorialisation à foule sentimentale entraînée dans la déambulation permanente, que sommes-nous donc en train de devenir ?

par Marco Schmitt

Bas-les-PAD

, Thierry Kuyken

[1La « Forma Urbis » est une vaste carte de Rome en marbre fixée sur le mur du Forum de la Paix au début du 3e siècle après J-C. Elle avait probablement un usage administratif, mais elle manifestait aussi la grandeur de la cité.