Preuves à l’appui : pour diminuer les embouteillages, il existe une mesure simple : supprimer les routes !
Si vous émettez l’idée de réduire la place dévolue aux voitures pour en allouer davantage aux piétons, aux cyclistes ou aux transports publics, on vous prédira les pires conséquences en matière d’embouteillages ou de trafic de transit dans les voiries locales. Pourtant, ces prévisions alarmistes ne sont pas vérifiées dans les faits. La Belgique et Bruxelles n’ont pas d’exemples à faire valoir mais, ailleurs en Europe, on recense des centaines de cas qui prouvent que la suppression de voiries aboutit à la modification des habitudes en matière de mobilité, et à des baisses sensibles du trafic automobile plutôt qu’à l’augmentation de la congestion.
Un groupe d’universitaires britanniques a collationné les exemples et circonscrit le phénomène du « Diseappearing trafic » [1]. Une étude scientifique et fouillée démontre que consacrer davantage d’espace à la marche, au vélo et au transport public peut automatiquement rendre ces modes très attractifs et permettre un usage efficace du réseau de voiries tout en stimulant l’activité économique et en favorisant la convivialité. On ne doute plus qu’accroître la capacité routière génère du trafic supplémentaire ; mais il fait aussi accepter l’évidence de la proposition inverse : diminuer l’espace public alloué aux voitures permet de diminuer le trafic automobile. Pour convaincre les sceptiques, cette enquête universitaire recense plus de 70 situations disséminées dans 11 pays. L’étude ne se limite pas aux réaménagements de voirie planifiés qui prévoient des alternatives. Elle intègre un large panel de circonstances, prévisibles ou imprévisibles : mise en piétonnier de quartiers entiers, création de sites propres pour bus, simple entretien de voirie, effondrements de chaussée, tremblements de terre, et même une route anglaise bombardée par l’IRA. Quelle qu’en soit la cause, l’effet est généralement similaire : les automobilistes sont forcés de modifier leurs habitudes.
Moins de routes = moins de voitures
Qu’observe-t-on ? Dans la grande majorité des cas, les embouteillages ont été beaucoup moins importants qu’annoncés car le volume global de circulation a sensiblement diminué. Cette baisse générale du niveau de trafic n’est pas constatée uniquement sur le lieu de la perturbation et aux alentours directs, mais dans un large périmètre. Elle s’explique par une modification de comportements des automobilistes. Il est donc faux de penser que les automobilistes camperont derrière leur volant quoi qu’il arrive, et qu’il n’existe pas d’alternative au bouchon ou à l’envahissement des petites rues locales. Il ne faut donc plus croire ceux qui nous disent que les automobilistes n’ont pas le choix, que le niveau de trafic automobile est fixé et immuable.
Attention, pas d’angélisme. Il ne faudrait pas tomber dans l’excès inverse et prétendre que, partout et tout le temps, il suffirait de diminuer la place des voitures et de donner la priorité aux autres modes pour résoudre tous les problèmes d’accessibilité. Toutefois, c’est pourtant souvent le cas... Et particulièrement quand les réaménagements sont annoncés à l’avance, bien planifiés et qu’ils peuvent être adaptés dès leur mise en place. Certes, dans une minorité de cas, le trafic n’est que dévié vers d’autres voiries qui « roulent encore bien » ou déplacé à d’autres heures.
Mais, en général, la conséquence observée est une modification des comportements de déplacement. Une modification dont les causes sont
multiples et complexes, et qui n’est pas due au seul état de la route.
Changer de modèle
Ces changements de comportements recouvrent un très large éventail de possibilités. Il est bien sûr possible de changer de mode (marche, vélo, transport public, car-sharing,...), de diminuer la fréquence du trajet ou de combiner des déplacements. Il est également possible de changer de lieu de destination voire de ne plus se déplacer du tout. A plus long terme, certains envisageront même de déménager ou de changer de travail.
L’étude souligne avec force que cet éventail de possibilités s’offre quotidiennement et que le choix dépend de bien d’autres variables que du seul état de la route et de la circulation. Évidemment, lorsqu’une route est barrée, les automobilistes qui l’empruntent quotidiennement seront les plus affectés et risquent d’être réticents au changement.
Toutefois, tous les autres n’y verront qu’un facteur supplémentaire à prendre en compte dans une décision qui dépend de nombreux éléments. Il ne faut donc pas surestimer le potentiel impact négatif des projets d’aménagements des voiries et ne pas prendre pour argent comptant les cris d’orfraie des lobbys automobile.
Des dizaines d’exemples
Cette étude britannique analyse des dizaines de situations sur tout le continent, mais il n’est pas nécessaire d’aller très loin pour se convaincre. Il y a longtemps que la ville de Gand a transformé une grande partie de son centre en piétonnier et découragé l’usage de la voiture. Cela a libéré les bus, attiré les cyclistes et les piétons et encouragé la densité des services et des loisirs.
Trop souvent, quand on envisage d’ôter un privilège à la voiture (comme une diminution du nombre de parkings ou la création de sites propres pour tram), des voix s’élèvent pour dire qu’il est injuste et inefficace de punir les automobilistes si l’on n’offre pas d’alternative. Cette étude prouve que c’est inexact : c’est aussi la diminution de la place de la voiture qui permet l’alternative. Car le principal obstacle à l’utilisation du vélo est justement l’emprise de la voiture [2]. Bien sûr, les transports publics peuvent être améliorés. Leur prix, leur fréquence et leur étendue laissent parfois à désirer. Ils sont des outils indispensables à l’accessibilité de chacun et au développement d’une ville polycentrique. Mais, même s’ils fonctionnaient mieux, vous trouveriez encore des défenseurs têtus du droit de rouler et de se parquer. Le paradoxe est pourtant flagrant : tant que le tram n’avance pas, on préfère la voiture ; mais tant que la voiture bloque le tram, le tram n’avance pas !
Par ailleurs, il faut remarquer que l’incantation au métro souterrain pour solutionner les bouchons est un appel indirect à consacrer toute la surface à la voiture individuelle...
Cercle vertueux
Si Bruxelles se rendait moins perméable au trafic automobile, elle encouragerait l’utilisation d’autres modes, et deviendrait immédiatement plus conviviale et confortable. A plus long terme, cela inciterait plus de gens à y vivre et à y ouvrir des commerces. A cette hypothèse, une partie des représentants des entreprises situées à Bruxelles prédisent le chaos, et brandissent la menace de la délocalisation. Nous pensons qu’elles se trompent, et ce, pour plusieurs raisons. Premièrement, moins de voiture n’équivaut pas à moins de flux ni à moins de vitalité économique, tout au contraire. Deuxièmement, l’image de la capitale européenne est et restera porteuse pour les entreprises, et cela d’autant plus si la qualité de vie y est renforcée. Troisièmement, le tout-à-la-voiture est une impasse. En effet, les entreprises qui s’implantent dans des lieux aisément accessibles en voiture et uniquement en voiture risquent d’organiser leur propre asphyxie, puisque la route attire la voiture et que nulle place n’est suffisamment extensible pour accueillir toutes les routes et toutes les voitures. Pour ces raisons, nous pensons que l’intérêt des entreprises est de s’implanter là où les travailleurs, les clients et les services sont nombreux.
À Bruxelles, depuis 50 ans, la fluidité de la circulation automobile est l’objectif de l’organisation urbaine. Si des plans vertueux de mobilité ont été votés par les deux derniers gouvernements, ils ne commencent que timidement à être mis en œuvre. Il est donc important d’inverser la
vapeur et de rééquilibrer le partage de l’espace public. Cela dit, la réduction du trafic automobile ne peut pas être un but en soi. Il doit servir d’autres intérêts, plus généraux : la qualité de l’environnement, la convivialité, la sécurité, la santé, l’économie,... En réduisant le trafic automobile, il ne faut pas se focaliser sur la quantité de véhicules mais sur la qualité des nouvelles conditions pour les transports en commun, les piétons et les cyclistes ainsi que sur la qualité de l’espace public pour les personnes qui visitent, travaillent et habitent en ville.
Jérôme Matagne
[1] S. Cairns, S. Atkins, P. Goodwin, Disappearing traffic ? The story so far. Municipal Engineer, Volume 151, Issue 1, 01 March 2002.
[2] ProVelo, enquête sur les obstacles à l’utilisation du vélo en ville, 2011. Disponible sur internet.