IEB est depuis quelques années installée au cœur de Cureghem (lire notre dossier), à quelques pas de la course-poursuite et du lieu de collision qui a coûté la vie à Adil ce vendredi 10 avril 2020. Cureghem n’est pas une banlieue pour ceux qui y vivent mais est perçu comme tel par ceux qui n’y vivent pas. « Un jeune qui habite là, il est forcément un peu chelou ». Beaucoup a été dit, écrit sur la stigmatisation et le ciblage des contrôles policiers dans les quartiers populaires (lire notamment « Cureghem criminelle », Université populaire d’Anderlecht, nov. 2018). Nous ne reviendrons pas là-dessus et sur la trivialité de la disproportion du dispositif mis en place pour verbaliser un jeune de 19 ans « coupable » d’être dehors sur un scooter dans l’espace « public » mortifère pandémique.
Sans nous immiscer dans l’enquête qui doit poursuivre son cours, la mort d’Adil est le point d’orgue de ce que nous dévoile au jour le jour, avec force, la crise sanitaire quand l’étau se resserre dans un contexte de confinement asymétrique : les inégalités sociales profondes de nos sociétés, les deux-poids deux-mesures, les « qui gagne qui perd ». Comme le questionne Muriel Sacco, chercheuse à l’ULB, dans sa carte blanche « durant le confinement, la continuité des formes de contrôle dans des lieux où la densité rend les conditions de vie déjà difficiles questionne l’opportunité et la proportionnalité de la réaction » et de mettre en avant la façon dont on « occulte en effet la dimension politique de cette émeute : dénoncer le caractère discriminatoire de l’intervention policière et réclamer l’arrêt de ces pratiques ». Parler d’émeute est un qualificatif qui justifie par-là même le contrôle de certaines populations et qui amène comme réponse du politique de placer le couvercle sur la casserole. Ainsi les associations du quartiers reçoivent comme message essentiel de la commune qu’elle souhaiterait connaître les actions que ces associations pourraient « mettre en place dans le cadre de leurs missions respectives afin de calmer la situation et d’éviter que les jeunes se rassemblent à nouveau. » Et les associations de s’interrogent sur ces fameuses missions et sur les messages « à adresser aux jeunes en question, histoire de se détendre. »
Derrière Adil, ce sont des milliers de jeunes, de familles, de personnes isolées, qui perdent trop souvent parce qu’ils vivent dans un quartier où les politiques, fédérales, régionales ou communales, se préoccupent avant tout de créer une pacification sociale à l’aide notamment de mesures sécuritaires tout en investissant dans une façade attractive pour attirer de nouveaux venus plus argentés. Mettre en place des politiques sociales au bénéfice des habitants en place, il n’en est pas ou peu question.
Diverses voix émanant ou non du quartier se sont exprimées en ce sens. Que ce soit la journaliste de la RTBF Safia Kessas : « le temps devient long, pour tout le monde. Un peu plus quand on vit dans les cités ouvrières, dans les quartiers ghettos, au pied des tours défraîchies. Tout le monde n’a pas un jardin anglais et une chambre à soi pour écrire son journal du confinement. »
Que ce soit Thomas Devos, coordinateur de JES actif à Cureghem : « N’oubliez pas qu’il n’y a pas assez d’espace pour tous les gamins dans les écoles bruxelloises et que certaines écoles n’ont pas assez d’argent pour acheter du nouveau matériel pédagogique. Et que dans ce système, tout le monde n’est pas égal. »
Ou encore le directeur de l’AMO Alhambra qui signale que « Durant le confinement, des jeunes se sont rassemblés pour récolter des colis alimentaires et les distribuer auprès des personnes du quartier les plus fragilisées et marginalisées. Alors qu’ils sont eux mêmes dans une situation difficile (…) ils sont nés dans ce quartier. Ils n’ont pas choisi cet environnement social. Ils le subissent. Il faut voir les conditions socio-économiques dans lesquels ils grandissent, les logements dans lesquels ils vivent ».
Et de fait, ils sont des milliers dans ces quartiers sur la liste d’attente des logements sociaux lire « Le mirage des logements sociaux à Cureghem »). Cureghem dispose d’un millier de logements sociaux pour ses 25 000 habitants, soit un parc de 4%. Mais les politiques à l’œuvre visent plus à construire des logements acquisitifs publics ou privés inaccessibles à une large majorité des bourses ou à soutenir des projets en total déconnexion avec le quartier : comme les tours de logements haut de gamme à la Porte de Ninove, à quelques centaines de mètres du lieu où Adil a rendu son dernier souffle.
Les demandes, martelées depuis de nombreuses années par les habitants et associations du quartier dans le cadre des différents projets de planification, pour des logements accessibles et des équipements collectifs correspondant à des besoins sociaux collectivement partagés (accueil de la petite enfance, écoles de devoir, aide médical urgente, déchetterie,...) ne sont nullement rencontrées dans le programme en cours dont les fameux plans d’aménagement directeur (PAD).
Ces projets partent du postulat que les projets vont permettre d’accueillir de nombreux nouveaux habitants et créer plus de mixité sociale au bénéfice de l’ensemble du quartier et des résidents actuels alors que ce processus risque surtout d’accroître la pression sur les loyers et les équipements déjà en nombre insuffisant. Alors que le nombre total de places en milieu d’accueil par enfant est de 0,36 pour la moyenne régionale, le quartier de Cureghem-Rosée n’offre que 0,06 place par enfant. Faut-il signaler qu’un des rares parcs du quartier, le parc de la Rosée près de la place Lemmens, est fermé depuis le début des mesures de confinement.
Alors, que faire ? Certainement pas garder le silence et attendre que ça passe car cela fait 40 ans que les habitants de Cureghem attendent que « ça » passe.