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JO de Paris : le grand nettoyage social

En Seine-Saint-Denis, le 93, l’un des départements les plus pauvres de France, désinvesti par la puissance publique depuis des décennies, expulsion et bétonisation battent leur plein depuis 2018, assurant la construction des grandes infrastructures Paris 2024® [1]. Une opération d’« intérêt national » qui a délogé 1 500 personnes. Récit d’une dépossession.

© Sasha Milojevic - 2024

Lorsque les Jeux olympiques et paralympiques (JOP) – le plus grand des méga-événements à l’échelle planétaire avec la coupe du monde de foot [2] – investissent une ville, une kyrielle d’effets délétères s’observent : gentrification, exclusion, expropriation, bétonisation, déploiement de techniques de surveillance des territoires et de leur population [3], lois d’exception… Bien que le dossier de candidature de la France promettait un « héritage » social et « durable », décarboné, adapté aux changements climatiques qui profiterait aux populations locales, les JO constituent une aberration écologique, de leur conception à leur réalisation. Le réaménagement urbain du 93 où se bâtissent les villages des athlètes et des médias est le socle de cet héritage promis par les jeux. De nouveaux écoquartiers arborés [4] sortiront de terre, en bordure de Seine, mais ils ne seront pas destinés aux 1 500 habitant·es délogé·es.

Dégager les pauvres

Depuis l’attribution officielle des Jeux à la ville de Paris en septembre 2017, de nombreuses familles sont victimes d’expulsion, de délogement-relogement, se retrouvant souvent loin de leur cadre de vie (ami·es, travail, école, médecins…) et dans des conditions de logement aggravées. C’est le cas des habitant·es de trois tours HLM délabrées de la cité Marcel-Paul, dans le sud de L’Île-SaintDenis. Elles seront détruites en 2025 pour créer plus de mixité sociale. Ce programme de rénovation urbaine, initié en 2016 et donc « indépendant » des JO, déloge 730 adultes et enfants avant les festivités. Ce quartier de logements sociaux est aussi une scène ouverte de deal de drogue à quelques encablures d’une partie du village des athlètes. Le calendrier de la rénovation du quartier, et donc du délogement de ses habitant·es, s’est accéléré pour correspondre à celui des Jeux. Même sort pour les 400 personnes, essentiellement des hommes venus du Tchad, du Mali, du Soudan, expulsés du squat Unibéton situé en bordure du futur « village ». À Saint-Ouen, de l’autre côté de la Seine, 286 hommes, tous étrangers ou d’origine étrangère, ont dû quitter le foyer ADEF (gros opérateur du logement de travailleur·euses migrant·es en Île-de-France) sis sur une partie du site du village olympique, qui doit accueillir immeubles de bureaux et de commerces.

Aux effets d’éviction dus à la construction de gigantesques équipements sportifs (centre aquatique olympique, village des athlètes, village des médias) s’ajoutent les naufragés du Grand Paris Express. Dans les banlieues populaires, de nombreux·ses habitant·es sont expulsé·es, exproprié·es de leur maison, relogé·es dans un autre logement social pour laisser place aux futures 68 gares du nouveau réseau de transports en commun autour de Paris. Deux cents kilomètres de métro pour 42 milliards d’euros (aux conditions économiques de 2020). À l’horizon 2030, quatre nouvelles lignes automatiques entoureront la capitale en traversant la petite couronne [5]. Pour les JO, seule l’extension de la ligne 14 sera terminée, de Saint-Denis-Pleyel (nouvelle gare et nouveau quartier hype) à OrlyAéroport. Une artère indispensable aux JO, puisqu’elle reliera les sites olympiques, dont le village des athlètes et le Stade de France.

De nouveaux écoquartiers arborés sortiront de terre. Ils ne seront pas destinés aux 1 500 habitant·es délogé·es.

Dans son ouvrage Paris 2024, une ville face à la violence olympique [6]], Jade Lindgaard, avec qui nous avons pu nous entretenir Lire p. 20-22 , reprend les chiffres des « délogements olympiques » estimés par l’organisation de défense des droits humains COHRE, une ONG suisse qui a fermé ses portes en 2014. Sur vingt ans de recensement, plus de 2 millions de personnes dans le monde ont perdu leur domicile à cause des Jeux olympiques. Beijing 2008 – record absolu –, 1,5 million de personnes ont été déplacées ; Séoul 1988, 720 000 logements détruits ; Barcelone 1992, 600 familles expulsées ; Atlanta 1996, 30 000 familles, essentiellement afro-américaines, déplacées ; Athènes 2004, 2 700 personnes – essentiellement des Roms – expulsées ; Londres 2012, 1 000 personnes délogées par la gentrification accélérée ; Rio 2016, 20 000 personnes expulsées, notamment de leurs favelas.

Quand les hôtels sociaux redeviennent privés

Dans ce recensement des délogements, des invisibles passent sous les radars du décompte. Dans un article publié sur Mediapart [7], Margaux Dzuilka et Névil Gagnepain (Bondy Blog) relatent que « chaque nuit en Île-de-France, près de 56 000 personnes sont hébergées à l’hôtel, via le 115 [8] mais, avec la perspective lucrative des Jeux olympiques, nombre d’établissements rompent leur convention avec l’État ». Ce qui peut être fait à tout moment. Conséquence : de plus en plus de familles sont expulsées et ballottées alors qu’elles occupent une chambre depuis des mois voire des années. Activée en 2010 par le gouvernement, cette politique urgentiste mise sur l’hébergement dans des structures hôtelières privées (qui ne permet bien souvent pas de cuisiner), plutôt que sur l’organisation de solutions pérennes face à une saturation des places dans les structures traditionnelles d’hébergement. Pendant la pandémie de Covid 19, de nombreux propriétaires d’hôtels ont signé une convention avec des opérateurs spécialisés dans l’hébergement d’urgence afin d’amortir leurs pertes. En échange, ces établissements perçoivent environ 18 euros par occupant, un montant qui ne fait pas le poids par rapport aux tarifs en vigueur dans le secteur privé à la veille des Jeux.

Divers chiffres circulent sur les prix de location d’une chambre d’hôtel pendant les Jeux. En septembre dernier, l’office du tourisme de Paris prévoyait un prix moyen de location d’une chambre passant de 169 euros en juillet 2023 à 699 euros en juillet 2024. L’association de consommateurs UFC-Que Choisir estimait quant à elle, dans une étude publiée en décembre, que le « prix moyen pratiqué pour la nuit du 26 au 27 juillet 2024 serait de 1 033 euros, contre 317 euros pour celle du 12 au 13 juillet, soit une hausse de 226 % » [9]. À l’opposé de ces projections, Kayak (qui fait partie de Booking Holdings, premier moteur de recherche de voyages au monde), observe, via son outil de suivi des prix, un tassement attendu pour la période des JO : le prix moyen d’une nuit dans un hôtel, classé entre deux et cinq étoiles, a diminué depuis le début de l’année, passant de 351 euros en janvier à 340 euros en mars. Mais le jeu de l’offre (les réservations plafonnent à 60 % en moyenne pour les hôtels de 2 à 5 étoiles) et de la demande (qui se laisse désirer) pourrait s’inverser dans les dernières semaines avant les olympiades et enflammer les prix.

Air’bnb, médaillé d’or

Autre phénomène des JO qui charrie son lot de « délogement » : la location Airbnb. Selon une étude réalisée en novembre 2023 par la plateforme Lycaon Immo, spécialisée dans la modélisation de données immobilières, les prix des locations touristiques durant les Jeux atteignaient des niveaux sans précédent sur la plateforme Airbnb. Pour passer une nuit dans un meublé de la capitale entre le 26 juillet et le 11 août, avec une réservation en novembre, il fallait dépenser environ 1 050 euros contre 600 euros l’été 2023. En novembre, les meublés du VIIIe arrondissement, où se dérouleront notamment les épreuves d’escrime au Grand Palais, étaient affichés à environ 2 361 euros la nuit contre 1 462 euros dans le VIe et 1 360 euros dans le VIIe. Les tarifs étaient nettement plus abordables dans le XIIe arrondissement (638 euros la nuit) et dans le XVIIIe (684 euros). De son côté, l’Adil (Agence départementale d’information sur le logement) tire la sonnette d’alarme. De nombreux locataires parisiens voient leurs baux soudainement résiliés à l’approche des JO. Si la plupart des congés sont donnés en respectant les règles, les locataires mis à la porte soupçonnent une volonté du propriétaire de louer le bien à prix fort via Airbnb pendant la compétition. L’agence pointe aussi des propriétaires qui occuperont leur bien pendant l’été mais qui en loueront une chambre. En novembre, la nuitée en compagnie du proprio tournait autour de 500 euros sur Airbnb, ce qui correspond plus ou moins au prix d’un hôtel 4 étoiles.

Au rang des évictions, il y a aussi le cas de 2 000 étudiant·es, majoritairement des boursiers, logé·es par le CROUS, l’organisation universitaire de logement des étudiants, qui en mai 2022 ont reçu une lettre de leur bailleur afin de « libérer » leurs chambre et résidence aux mois de juillet et août 2024 afin que le personnel des jeux puisse y être logé. Une réelle angoisse pour de nombreux jeunes gens qui devront organiser leur déménagement pendant leur session d’examens de juin et ne pourront y résider pour les examens de seconde session.

Pendant ce temps, à un mois des JO, plusieurs bailleurs sociaux de Paris ont envoyé des courriers à leurs locataires pour leur rappeler l’interdiction de sous-louer leur logement pendant les Jeux. Les contrevenants risquent de lourdes sanctions, entre autres financières. Les habitants des HLM de Paris et des départements franciliens de la petite couronne risquent une amende de 9 000 euros en cas de sous-location. Le ruissellement inversé de la machine olympique confine au cynisme.

De nombreux locataires parisiens voient leurs baux soudainement résiliés à l’approche des JO.

Le choc de la dépossession

« Le temps olympique n’est ni celui des villes ni celui des cœurs des mortels. De cette expérience in vivo naît le choc de la dépossession », martèle Jade Lindgaard. Le mouvement citoyen Saccage Paris, rassemblant de nombreux collectifs, a dressé une carte alternative des impacts sociaux et écologiques des JOP en réponse aux cartes et visuels produits par l’organisation officielle Voir p. 12-13 . Des cartes officielles qui ne permettent pas de comprendre ce qui est construit, où, quelles activités y auront lieu et qui n’y sera pas bienvenu·e. « On voudrait donc que cette carte soit un outil militant, une contre-carte qui donne la parole aux collectifs, aux personnes, aux lieux concernés, et propose un récit alternatif à celui de l’État, des collectivités, des sponsors et des entreprises de construction », lit-on sur leur site [10]. Ce « modèle olympique » de la dépossession se reproduit de JO en JO, de ville en ville.

Une abondante littérature scientifique analyse les éléments clés de la machine olympique. Parmi la communauté des chercheurs, Martin Müller, professeur au sein de l’Institut de géographie et durabilité de l’Université de Lausanne, s’est amusé à analyser (à partir de sources publiques) l’évolution des coûts et des recettes engendrés par les Jeux olympiques d’hiver et d’été et les Coupes du monde de football de 1964 à 2018 [11].

Il révèle que les Jeux olympiques ont connu une forte croissance : le nombre de représentants des médias accrédités a plus que doublé, passant de 129 185 à Barcelone en 1992 à plus de 300 000 à Rio de Janeiro en 2016, les revenus du sponsoring international ont explosé, passant de 172 millions de dollars en 1992 à plus de 649 millions en 2018, et les recettes de la radiodiffusion ont presque quintuplé, passant de 292 millions de dollars en 1992 à 1,4 milliard en 2018.

Müller dresse la liste des sept péchés capitaux [12] de ces méga-événements sportifs : promesses fallacieuses des avantages (calculs d’impacts économiques exagérés) ; sous-estimation des coûts due à la longue période de mise en œuvre pour une date fixe qui encourage la pratique des chèques en blanc (le cahier des charges est considéré comme de la « science-fiction ») ; les priorités de l’événement deviennent des priorités urbaines et concourent au gigantisme des infrastructures (parkings, aéroports, stades, piscines… tous dessinés en surcapacité) ; la prise de risque – les déficits – est assurée par la puissance publique (souvent pour une privatisation des bénéfices) ; les intérêts de l’élite priment sur l’intérêt général (gentrification, népotisme, privatisation préférentielle) ; mise en place de règles d’exception (suspension des règles de droit régulières, expulsions, ruptures du tissu urbain) ; et enfin, septième et dernier péché, l’événement favorise la mise en place de solutions temporaires pour pallier des systèmes politiques dysfonctionnels.

Les prix des locations touristiques durant les Jeux atteignaient des niveaux sans précédent sur la plateforme Airbnb.

Perte de légitimité

Un tableau noir qui incite certaines villes à réfléchir à deux fois avant de se porter candidates à l’organisation. Une étude récente se penche sur les huit villes qui se sont retirées récemment des candidatures olympiques des Jeux d’hiver de 2022 et d’été 2024 : quatre l’ont fait après un référendum populaire négatif (Cracovie, Davos, Munich, Hambourg), deux pour des raisons politiques (Oslo et Rome) et deux suite à des manifestations contestataires locales menées par les citoyens (Boston et Budapest) [13]. Les raisons invoquées sont financières, mais aussi protestataires. Soit contre la politique en place comme à Budapest, où les opposants au Premier ministre Viktor Orbán ont eu raison de la candidature, soit contre la candidature même comme le mouvement No Boston qui aujourd’hui outille des collectifs qui souhaitent empêcher la candidature de leur cité. Les gouvernants locaux et les habitants sont opposés au gaspillage des fonds publics et au dépassement des coûts pour des bénéfices restant flous. Les récents référendums sur les Jeux olympiques d’hiver de 2026 confirment la tendance. Après Graz/Schladming (Autriche), Innsbruck (Autriche), Graubünden et Sion (Suisse), Calgary (Canada) s’est retirée en décembre 2018 malgré le projet de réutiliser certaines infrastructures construites pour les JO de 1988. À poursuivre un modèle capitaliste déconnecté des besoins des « acteurs locaux » et des habitant·es, le Comité international olympique pourrait être confronté à une pénurie de villes candidates !

La France, elle, – les Alpes françaises ! – a candidaté pour les Jeux d’hiver de 2030 ! Qu’importe que le décompte des coûts des JO 2024 ne soit pas encore connu et que le budget prévisionnel actuel dépasse de 15 % le budget inscrit dans le dossier de candidature de Paris 2024® ! Quand on compte en milliards, on ne compte plus : le budget actuel frôle les 9 milliards d’euros, à parts égales de financements publics et privés – chiffres 2023 –, dont 4,4 milliards pour la seule organisation (salaires, nourriture, transport des athlètes…).

Gentrification, népotisme, privatisation préférentielle… les intérêts de l’élite priment sur l’intérêt général.

Jules Boykoff, ancien athlète olympique et politiste, analyse les processus d’accumulation du capital qui se mettent en place dès lors qu’une ville organise des JO [14]. L’histoire récente des Jeux (après 1980) indique une forme spécifique de capitalisme qu’il nomme « capitalisme festif », qui serait le cousin affable du « capitalisme du désastre » décrit par Naomi Klein, et dont le ressort tient dans le partenariat public-privé (PPP), au sein duquel l’État n’est pas aboli ou éviscéré, mais utilisé comme source de profit privé. Ce que Müller dit autrement dans son étude des coûts et recettes de 43 méga-événements sportifs 15 : « Les Jeux olympiques et la Coupe du monde de football souffrent d’un déficit structurel et ne pourraient pas exister sans subventions externes. » Paris n’échappe bien sûr pas à cette logique Lire p.20-22 .

L’État n’est pas aboli ou éviscéré, mais utilisé comme source de profit privé.

par Stéphanie D’Haenens

Chargée de mission


[1Les Jeux olympiques auront lieu du 26 juillet au 11 août et les paralympiques du 28 août au 8 septembre.

[215,9 millions de visiteurs sont attendus dont 10 %, soit 1,5 million de personnes, de l’étranger.

[3Les Jeux seront l’occasion de systématiser et pérenniser la vidéosurveillance algorithmique ou automatisée (VSA) dans l’espace public, supposée sécuriser l’événement et sa foule compacte. La RATP (société de transports en commun de Paris et d’Île-deFrance) l’expérimente déjà sur les voyageurs de son réseau avec la complicité des forces de l’ordre. L’algorithme permet une analyse vidéo, que ce soit en temps réel ou après coup, et vise à détecter les « comportements suspects », le « maraudage » (le fait d’être statique dans l’espace public), le « dépassement d’une ligne », une personne en particulier, les objets abandonnés, une bagarre, un vol, etc. laquadrature.net

[4D’une superficie de 52 hectares, le village est réparti sur trois communes : Saint-Denis, Saint-Ouen-sur-Seine et L’Île-Saint-Denis. 15 000 athlètes y seront logés. Après les Jeux, ils seront convertis en logements (2 800 pour 6 000 habitants) et en surfaces de bureaux, services et commerces pouvant accueillir 6 000 travailleurs.

[5A. CLERVAL, L. WOJCIK, Les Naufragés du Grand Paris Express, Zones, éd. La Découverte, Paris, 2024 [Disponible à la bibliothèque d’IEB].

[6Aux Éditions Divergences, janvier 2024. [Disponible à la bibliothèque d’IEB.

[8Le 115 est un numéro d’appel d’urgence en cas d’expulsion, d’absence ou de perte de logement, ou pour toute personne victime de violences familiales. Il permet d’être accueilli·e gratuitement dans un centre d’hébergement d’urgence.

[9« Jeux olympiques 2024. Les hôteliers ont la main lourde ! », Quechoisir.org, 26 décembre 2023.

[11M. MÜLLER, D. GOGISHVILI, S. D. WOLFE, « The structural deficit of the Olympics and the World Cup : Comparing costs against revenues over time », EPA, Economy and Space, 2022. L’étude a été traduite par le collectif NO JO : no-jo.fr

[12M. MÜLLER, « StadsSalonsUrbains #7 : The Seven Deadly Sins of Planning Megaevents and How to Repent », conférence du 27 mars 2015, au Bursschouwburg, à l’invitation de Brussels Academy & Brussels Studies Institute.

[13N. FABRY et S. ZEGHNI, « Pourquoi les villes ne veulent-elles plus accueillir les Jeux Olympiques ? Le cas des JO de 2022 et 2024 », Revue Marketing Territorial 4, hiver 2020.

[14J. BOYKOFF, Celebration Capitalism and the Olympic Games, Routledge, 2013. 15. Op. cit.